Edition du Dimanche 12 Décembre 2010
Culture
À l’automne 2005, je reçois un coup de fil de Hamid Kechad que j’avais perdu de vue depuis les années 1980 où nous étions confrères à Révolution africaine. Hamid m’invitait à son émission de la Chaîne III
“Je fais comme fait le nageur dans la mer”. Il voulait qu’on débatte de Cueille le jour avant la nuit qui venait de sortir. Prudent, je lui demandais s’il l’avait lu. Il me répondit : “Et comment ! D’une seule traite.” Il ajouta : “Tu as déjà écouté mon émission ?”
Je répondis par l’affirmative. J’étais heureux de revoir un ex-collègue qui ne m’avait laissé que de bons souvenirs même si on n’était pas particulièrement liés. Me voici à l’entrée du studio. Il me reçoit chaleureusement avec un petit couffin dans une main. J’ai pensé, étonné : “Voilà un homme qui travaille tellement qu’il n’a pas eu le temps de faire ses emplettes. Sûr que son épouse ne va pas être contente.” J’étais gêné d’empêcher un honnête homme de ne pas faire son devoir de père de famille et de mari. Et s’il a des enfants, ils mangeront quoi, hein ? Tout ça de ma faute. Ou de l’émission qui commençait à 21 heures. Je n’ai rien dit de mes tourments à Hamid. Juste avant de pénétrer le studio, je le vois avaler un comprimé. Devant ma mine étonnée, il me confia, sourire en coin, que c’est pour le cœur : “J’ai quelques problèmes de cœur”, souffla-t-il. Je ne savais comment prendre sa confidence. Au premier ou au troisième degré. Maladie du cœur ou maladie d’amour ? Je le connaissais assez pour savoir que l’homme manie l’humour en artiste. Nous voilà face à face devant les micros. Hamid présente mon livre comme une sorte d’essai sur le mysticisme. Je restai coi, avant de lui préciser que c’est surtout un récit philosophique. Il insista : “Oui, mais tu parles de mysticisme et de mystiques.” Je lui donne raison pour ne pas nous enfermer dans un débat qui nous éloignerait du livre. À ma demande, il passe un chanteur qui me rappelle mes années de jeunesse : El Ghazi et sa bluette : “Que la soirée est belle au clair de la lune.” Juste pour taquiner Hamid, je lui lance : “Merci de m’avoir fait écouter un chanteur mystique !” Et voilà Kechad qui gronde : “Et qui t’a dit que ce chanteur n’est pas mystique, hein ?” Un ange déchaîné passa. Je lui rétorquais que cela se saurait si El Ghazi était un chanteur mystique. On commença alors une partie de ping-pong verbal. À la fin de l’émission qui était en direct, Hamid me dit avec le sourire : “J’espère que je ne vais pas te vexer, si je te dis que je n’ai rien appris dans ton livre.” Je lui répondis que moi, en revanche, j’avais beaucoup appris avec lui.
À la sortie du studio, il m’avoua sans que j’ai eu à insister qu’il n’avait lu qu’une cinquantaine de pages. “Si je t’avais dit cela tu ne serais jamais venu, kho !” Il avait le sourire goguenard de l’ami qui nous a fait une bonne farce. Je lui dis que je ne comprenais pas son désir de polémiquer à tout prix avec moi. Il me répondit que c’est son style. Selon lui, il vaut mieux une émission où on se bouscule qu’une émission où on dort. “Nous avons eu une émission vivante, n’est-ce pas ?” J’en convins. Et on se quitta pour ne plus se revoir. Un ami étranger m’appela pour me féliciter du très bon niveau de l’émission avec un animateur au ton très libre. À la maison, mon fils me fit le reproche de m’être laissé bousculer à l’antenne sans répondre. Bref, l’émission n’a laissé personne indifférent. À l’image de Hamid Kechad qui savait piquer ses amis sans les saigner. Moins de trois ans plus tard, son cœur céda. J’ai su alors que dans son couffin, il n’y avait rien. Rien qu’une immense tendresse pour le genre humain.
H. G.
hagrine@gmail.com
10 juin 2011
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