Edition du Samedi 22 Janvier 2011
Culture
Faut-il brûler Carthage ?
La chronique de Abdelhakim Meziani
Par : Abdelhakim Meziani
Les événements, présentement vécus par le peuple frère de Tunisie, ne peuvent laisser de marbre l’irascible maghrébin que je suis. Pour des raisons historiques certes, puisque le royaume des Zianides partait des portes de Fès jusqu’à celles de Tunis,
mais aussi, et surtout, pour des considérations intimement liées à une expérience personnelle dont le socle fut incontestablement le mouvement maghrébin des cinéclubs. C’est assurément cette praxis, victime d’une négation castratrice dans mon propre pays, qui me permet aujourd’hui de rendre un vibrant hommage au cinéma tunisien qui a su, depuis des décennies déjà, attirer l’attention sur les dangers d’implosion dans un pays où l’on ne “bronze pas forcément idiot”, s’il est permis de remettre au goût du jour la formule publicitaire consacrée. Un septième art qui avait su, en 1999, avec les Siestes grenadines, de Mahmoud Ben Mahmoud, rompre avec les atermoiements et les non-dits. Dans l’entretien qu’il m’avait accordé au Festival marocain du cinéma africain de Khouribga, le cinéaste mettait particulièrement l’accent sur le fait que la société tunisienne, qui lui tenait le plus à cœur, parvenait difficilement à contenir ses velléités de violence malgré une apparence pacifique… À l’évidence, il n’avait jamais été autant explicite que dans cette œuvre, majeure à bien des égards. Une œuvre où il met savamment en scène une sorte d’été indien aux conséquences dramatiques. Il y a, dans les Siestes grenadines, un terrible constat : celui d’une société qui ne cesse de se cacher son vrai visage. Ben Mahmoud ne pouvait le dresser qu’en se centrant sur un personnage partagé : une fille de mère française, de père tunisien, parlant arabe mais venant de Dakar et passionnée de danse africaine. Elle a la vitalité et la naïveté nécessaire pour faire bouger les convenances et révéler les hypocrisies, à commencer par les corruptions manipulatrices. Même s’il respire le farniente et la dolce vita tunisienne, l’énoncé du film est traversé de bout en bout par les rapports de force, le choc des convoitises, la violence des sentiments, la folie du pouvoir et l’argent qui corrompt tout. Après sept ans de silence, Mahmoud Ben Mahmoud s’était attaqué à un drame familial pour mieux dresser un tableau des espoirs et des dérives qui n’est pas sans rappeler la Tunisie d’aujourd’hui. Pour Mahmoud Ben Mahmoud, il ne faut pas spéculer sur des changements politiques pour prendre ses responsabilités : “Je suis persuadé qu’Il reste des marges de manœuvre pour les artistes qui ne sont pas explorées. J’en veux pour preuve Junun et Khamsoun, les deux dernières créations théâtrales de Fadhel Jaïbi. C’est aussi le cas de Making off de Nouri Bouzid qui est un film politique.” Adepte de l’illumination soudaine — il a eu à réaliser plus tard une trilogie sur le soufisme –, il me confiait à l’époque que son film évoquait des amours interdites ou fortement sensuelles. Rouge et juteuse, la grenade est elle-même chargée d’une forte symbolique sexuelle. C’est pourquoi la saison de son mûrissement – jusqu’à l’éclatement – sera aussi celle des premiers émois amoureux de Soufiya. En s’unissant à Chafik, dont c’est peut-être aussi la première expérience, elle cessera d’être une rose pas sentie et une grenade pas ouverte. Elle découvrira surtout que l’été indien c’est aussi, et surtout, la saison des orages… Elle y connaîtra, en effet, mensonges et désillusions, trahisons et coups bas. Autour d’elle, par exemple, son père et son vieil ami se déchaînent et se déchirent. La jeune fille subit les avatars de leur amitié finissante. De cette saison des grenades, marquée aussi bien par les torpeurs d’un été languissant que par des conflits sanglants de pouvoir et d’intérêt, Soufiya sort transformée. Elle se révèle adulte, à même de décider de sa vie à l’image du peuple tunisien et de la révolution du Jasmin. Lorsque la grenade éclate – et c’est assurément le cas — avec elle, dans le grondement du tonnerre, la vérité…
A. M.
mezianide@djaweb.dz
10 juin 2011
Contributions