Des voix s’élèvent pour demander que le Président soit «déposé», certainement après s’être rendus à l’évidence de l’impuissance d’actions antérieures, menées dans la foulée de l’agitation qui anime la rue arabe, celles qui les ont vus, lassés de voir leurs tentatives d’occuper la rue algérienne en espérant entraîner la population dans leur sillage, échouer.
On leur crie alors au scandale d’en appeler au putsch, à l’inefficacité de celui-ci s’il en était ainsi, au danger qu’il représente, ou tout le contraire de cela, à savoir sa nécessité, son utilité et sa pertinence comme ultime recours de sortie de crise, et comme ultime moyen pour combattre cette même forme d’action politique dont il est paré, pour la bannir ensuite après usage et à jamais.
L’auteur de l’appel lui-même intervient dans la polémique qui s’installe, en apportant un démenti catégorique sur le fond de celle-ci, et crie au complot, que ses propos ont été déformés, que le sens de son appel à été transfiguré.
Qu’à cela ne tienne, la polémique est déjà installée, à ce jour elle continue de gonfler, mais son orientation se précise et s’éclaircit d’une intervention à l’autre, elle semble à ce jour se décentrer, et se concentrer sur le problème qui est identifié comme étant celui qui empêche l’engrenage du processus de développement de la société de s’enclencher : à savoir la place et le rôle «déplacé» que joue l’armée dans la société et dans l’exercice du pouvoir.
À y regarder de près, Ali Yahia Abdenour n’a pas déclenché une polémique de plus, en vérité il a provoqué la possibilité de mettre en place les jalons d’un débat : comment faire pour sortir de la crise politique, induite non pas seulement par l’état de santé du Président Bouteflika, qui du reste ne joue pas réellement le rôle qu’on lui attribue de surcroît dans cette crise, mais plutôt par l’état de santé de toutes les institutions de l’état en général, dont le Président lui-même reconnaît l’illégitimité, par le recours à la falsification du suffrage, qui a permis leur mise en place et ce depuis toujours !
Il est clair que Ali Yahia Abdenour, en demandant à l’armée d’assurer «sa responsabilité historique» rendant possible la destitution du Président, c’était implicitement lui demander de contribuer à la destitution de cette illégitimité, dans l’exercice du pouvoir et l’arbitraire qui le caractérise, par un subterfuge inavoué, ou plutôt tardivement avoué, de la non intervention de l’armée dans cette affaire. En vérité Ali Yahia Abdenour dit tout à fait le contraire de ce que la polémique lui attribue : il dit en substance que « la responsabilité de l’armée dans le problème sérieux et grave de l’application de l’article 88 de la Constitution est qu’elle est la seule force capable de contrebalancer celle du Président de la République, capable de libérer la Commission des Médecins, le Conseil Constitutionnel et le Parlement qui délibéreront alors en toute liberté pour la destitution de Bouteflika.»
Il semblerait plutôt que c’est le besoin crucial de débat qui se ressent au sein de la société qui a précipité la confusion autour des propos d’Ali Yahia Abdenour tel un symptôme, et qui provoquera ensuite cette polémique. Ce sera donc le rôle de l’armée dans la crise politique, que la polémique désigne comme prétexte, pour pouvoir aborder un hypothétique débat public autour de la question des moyens de la sortie de crise.
Et si le responsable ainsi désigné s’avérait être à son tour une autre «fausse route» ? On est tout de même en droit d’en douter, pour peu qu’on revienne en arrière sur nos pas et de considérer la situation critique qui prévalait à la veille du putsch de 1992. Qu’en serait-il en fait advenu de l’exercice de la démocratie et de la mise en place de l’état de droit, si vraiment le FIS aurait été autorisé à consommer sa victoire électorale ? Ou alors, tout près de nous, l’exemple d’exercice qui se déroule aujourd’hui sous nos yeux sur la scène de la transition politique tunisienne et égyptienne par ses similitudes dans l’échec qui se profile ! En comparaison avec la situation de transition algérienne de la décennie noire. Ne serait-il prompt à nous aviser que rien n’est réglé à l’avance quels que soient le rôle et la position que jouera l’armée dans quelque situation politique qui consacre la primauté du civil sur le militaire, et la mise en place d’une nouvelle structure de pouvoir qui rompe avec la structure totalitaire qui prévalait auparavant.
Il apparait donc à l’évidence d’en conclure qu’une fois l’objet du débat identifié qu’à peine son contenu devient problématique dans ce cas, car, on est tenté de dire a priori, et si ce n’était pas l’armée ou le rôle qu’elle joue qui serait véritablement le problème, mais plutôt, c’est du coté des fondements de la structure même de la société qu’il faut chercher ? Et que la compréhension est faussée par l’obsession de sa transposition sur l’ordre militaire, et que la portée du problème est encore plus profonde et déteint sur tous les aspects de la société ?
Plutôt que de s’interroger sur la probabilité que «le serpent veuille réellement se mordre la queue par stupidité », on sera amené dans ce cas à lui substituer l’image du crocodile mangeant ses œufs comme dans le mythe de Saturne dévorant ses enfants, en transposant à la place de l’institution militaire comme cause présumée à la crise, les fondements de la structure de la société dans sa globalité et dans toutes ses manifestations, dans un geste désespéré d’autophagie !
De quoi ne serait donc pas faite cette «fausse route» si l’objet de la polémique initiale était ainsi déplacé ?
Beaucoup de questions en définitive qui demandent à être sérieusement élucidées, à commencer par la question évidente du rôle de l’armée dans la crise politique, est-elle réellement aussi pertinente qu’elle ne semble le paraître ? Pas si sûr ! On est tenté d’envisager de poser le problème sous d’autres angles et à travers d’autres hypothèses qui nous permettrons de voir plus clairement les plus importantes questions qui lui sont liées, à supposer qu’une fois celle-ci résolue, afin de prévenir toute surprise a même de nous éviter les échecs et les impasses de l’expérience des décennies écoulées, caractérisées par la désillusion générale.
On est tenté par se demander éventuellement si l’état actuel de la société, considéré dans les fondements de ses structures, est-il réellement prédisposé à recevoir le changement tant espéré ? Et si ce n’est pas le cas, Quoi en penser pour dépasser cet état de fait ?
Et si c’était la faute à la société ?
Voyons ! L’Algérie qui partage son substrat culturel avec le monde arabo-islamique est dominée au même titre qu’eux par une petite bourgeoisie qui peut se définir comme la classe dominante hybride caractéristique de la société néopatriarcale, au sens ou l’entend Hisham Charabi. Elle serait distincte aussi bien de la bourgeoisie que du prolétariat au sens des classes sociales caractéristiques du capitalisme moderne, qui prit son essor comme classe dominante à partir de l’introduction du capitalisme dans le monde arabe a la fin du XIXe siècle et au début du XXe, et qui se consolidera autour du pouvoir des états nouvellement constitués a la suite du mouvement de décolonisation.
L’émergence de la structure néopatriarcale au sein de la société coïnciderait avec l’avènement de la Nahda qui vat de la période allant du milieu du XIXe siècle moment ou l’impact de la modernité occidentale devint un facteur central dans la vie sociopolitique arabe jusqu’à nos jours.
Le patriarcat étant une forme universelle de société traditionnelle qui revêt un caractère différent dans chaque société, alors que la modernité est une phase historique de développement unique, en tant que première rupture historique avec la société traditionnelle, qui a commencé son processus depuis le tournant de la Renaissance européenne, il y aura à partir du moment de leur rencontre au lieu du patriarcat traditionnel, un patriarcat acculturé matériellement par la modernité, au sens ou l’entend l’anthropologue George Bastide, et qui sera donc un patriarcat acculturé, ou néopatriarcat.
La Nahda arabe du XIXe siècle conjuguée à la pénétration du capitalisme européen a été à l’origine d’une nouvelle forme hybride de culture-société : celle néopatriarcale dans laquelle nous vivons aujourd’hui, et où les structures dont elle est constituée, loin d’avoir été modernisées, n’ont été que renforcées et conservées. La modernisation strictement matérielle et la première manifestation d’un changement social n’ont finalement servi qu’à remodeler et à réorganiser les structures et le type de relations patriarcales tout en leur conférant des formes et une apparence moderne.
Qu’elle soit conservatrice ou progressiste, un trait psychosocial central de ce type de société est la prédominance du père (patriarche), centre autour duquel est organisée la famille, nationale ou naturelle. Ainsi entre dirigeant et dirigé, entre père et enfants il n’existe que des relations verticales : dans les deux cas, la volonté paternelle est absolue, avec pour seule médiation, dans la société comme en famille, un consensus forcé, basé sur le rituel et la coercition. Il est révélateur que l’aspect le plus avancé et le plus efficace de l’Etat néopatriarcal, conservateur ou progressiste, soit son appareil de sécurité intérieure, incarné dans la société algérienne par la sécurité militaire puis par la direction du renseignement et de la sécurité (DRS). Dans tous les régimes néopatriarcaux domine un système bicéphale, une administration militaro-bureaucratique couplée a une police politique. Cette dernière, toute puissante sur la vie quotidienne, servant de régulateur suprême à l’existence civile et politique.
Au-delà des apparences, l’appareil de sécurité ne peut être la source de domination, qui constituerait la source d’émanation même du pouvoir effectif. Il en est autrement, le moyen par lequel l’ordre néopatriarcal de la société est maintenu. Le paradoxe dans cette situation est que le siège réel du pouvoir est l’exigence du maintien de la pureté et de la permanence de cette structure néopatriarcale à travers un contrôle diffus par toutes les instances de la société et à travers toutes ses manifestations, allant jusqu’à se substituer, pour les civils, aussi bien au législateur qu’à l’exécutif.
On peut l’observer dans les différentes formes et contenus des contestations des femmes, qui ne revendiquent le plus souvent que quelques aménagements pour l’amélioration de leur statut, au lieu d’exiger une réelle politisation de celui-ci pour aboutir à l’abolition radicale de leur minoration dans la société. Plus significatif encore l’attitude extrême dans certains cas, où elles revendiquent même le maintien, voire le renforcement de leur aliénation. On peut observer une situation analogue pour toute la société vis-à-vis des droits de l’homme en général.
En s’appuyant sur cette forme idéologique de culture-société néopatriarcale, la petite bourgeoisie va confisquer l’Etat indépendant, en prétendant qu’il sera ainsi mieux disposé au service du peuple. Cette position traduit plutôt les limites idéologiques de cette petite bourgeoisie néopatriarcale en précisant et confirmant sa volonté de maintenir la société dans cet état de dépendance et d’ignorance par l’orientation et le maintien de la structure psychique de l’individu dans un état magique et surnaturel, pour mieux le dominer et disposer par conséquent de la rente de l’Etat comme d’un bien privé en hypothéquant la naissance d’un véritable Etat de droit. La répression facilite ensuite le contrôle par le statu quo et rend les gens aveuglement hostiles au changement social, au lieu de se révolter.
La société néopatriacale étant essentiellement schizophrénique, avec une apparence moderne, et une autre réalité qui existe à l’état latent, n’offre entre les deux qu’opposition, tension et contradiction.
Les préoccupations principales du Réveil arabe révèlent l’existence d’un conflit culturel et social entre les deux points de vue fondamentaux : le laïcisme (libéralisme, nationalisme et socialisme) et l’islam (fondamentaliste, réformiste, conservateur et activiste) qui constituent deux registres de vérité pour la Nahda.
La critique laïcisante se trouve en opposition frontale avec l’opinion dominante religieuse. L’approche des fondamentalistes se base sur la persuasion, excluant généralement le débat, le raisonnement ou l’argumentation. Le discours critique laïc se trouve ainsi assimilé à l’hérésie ou à la subversion. Les rapports des fondamentalistes à la modernité restent cantonnés dans le domaine de l’idéologie, motivés et animés par la seule idéologie de combat.
A contrario, la proposition fondamentale de la modernité consiste en un processus de transition d’un mode de connaissance (ou d’une structure paradigmatique) à un autre, radicalement différent, en une rupture avec les moyens traditionnels (mythiques) d’appréhension de la réalité au bénéfice de nouveaux systèmes de pensée (scientifique).
En tant que système de valeurs et d’organisation sociale, l’hétéronomie est fondée sur la subordination et l’obéissance, et étaye une éthique de l’autorité ; quant à l’autonomie, elle se base sur le respect et la justice mutuelle, et adhère à une éthique de la liberté.
A la question, qu’est-ce que les Lumières ? Emmanuel Kant répond que les Lumières, «c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. ( ) Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.»
De tous les désordres structurels qui caractérisent la société algérienne et arabe en général, résultera une anomie qui va jusqu’à la paralysie et le statut quo de la société au point de ne plus être capable de fonder un débat politique et de s’organiser en tant que contrepouvoir capable d’infléchir le cours de l’histoire.
Vers le débat politique
De toutes les polémiques qui ont agité à ce jour la scène politique algérienne, celle déclenchée par Ali Yahia Abdenour, peut être très utile et faire beaucoup avancer la vie politique. C’est une polémique qui pourra être le prélude a la fondation d’un véritable débat politique, où l’on verra peut être se produire la prise de conscience dans laquelle l’opposition prendra enfin sa responsabilité et s’engager dans un front commun, sans pour autant perdre d’autonomie, et en finir avec la division et les querelles improductives devant l’impératif de l’intérêt général, par la recherche d’un accord sur l’élaboration d’une stratégie commune de sortie de crise qui ankylose la société depuis la fin de la nuit coloniale. Car les enjeux idéologiques actuels ne concernent plus l’issue du débat théorique mais le sort même de la société.
Ce n’est plus un secret pour personne, l’Algérie a besoin aujou-rd’hui plus que jamais d’une véritable opposition mobilisée, solidaire, et unie, transcendant ses différences d’opinions et de sensibilités, autour d’un véritable débat politique tourné essentiellement vers l’intérêt commun, d’ envisager une sortie de crise définitive d’un marasme qui dure depuis plus de 50 ans, car, en face, se dresse un pouvoir illégitime, qui persiste par son autisme à tourner le dos à l’intérêt général, et qui est surtout très organisé et très déterminé à conserver ses privilèges.
La force du pouvoir algérien réside justement dans sa formidable capacité à neutraliser toute tentative d’organisation de l’opposition et des intellectuels a constituer un débat politique et à construire la moindre entente avec le peuple, par ses méthodes de manipulation ultrasophistiquées appuyées par une violence politique extrêmement dissuasive.
Entamer le débat politique aujou-rd’hui au sein de l’opposition entre toutes les parties adverses en se tournant vers le peuple, dans un exercice de dialogue direct et continu et par tout autre moyen, et être conscient de sa portée c’est déjà le début de la solution, c’est le début de l’exercice de la démocratie. C’est certainement cela qu’attend le peuple de pied ferme, de voir un contrepouvoir qui lui est favorable. Il attend de voir une opposition unie et forte, organisée, déterminée dans l’engagement politique et tournée vers lui. Cette posture de l’opposition pourra certainement lui faire gagner l’adhésion et le soutien du peuple mais aussi et surtout celle des individualités issues de l’armée et des forces de sécurité, police, gendarmerie etc. qui sont eux aussi exacerbés par la situation délétère du pays et qui n’attendent probablement que de voir la société civile aussi organisée et aussi disciplinée que les forces armées, pour la soutenir ouvertement au grand bénéfice de l’intérêt de la nation.
Comme nous ne sommes jamais aveuglés par les tours de passe-passe du pouvoir à changer à chaque fois son fusil d’épaule dès qu’il est en difficulté, qu’on subissait en vérité tout impuissants à cause justement de notre incapacité à s’organiser en véritable opposition, pour pouvoir faire le contrepoids et déclamer notre veto d’une seule voix, encore une fois aujourd’hui, les changements qu’il préconise et sa stratégie de vouloir neutraliser l’opposition en l’invitant à participer à un simulacre de changement, en gagnant un peu plus de temps et en creusant encore plus profondément l’enlisement, ne semble pas pour le moment porter ses fruits car, si le veto n’y est pas ! La volonté d’y parvenir est bien là, et ne cherche que la force de l’union pour le déclamer à haute voix et sur la place publique cette fois.
Interpeller l’opposition pour la fondation du débat politique, doit passer par l’apprentissage de l’exercice démocratique certes, mais aujourd’hui toutes les conditions sont présentes pour un tel exercice, notamment son caractère d’urgence devant la gravité de la crise politique, et cette occasion inespérée, de tenter de faire d’une polémique une amorce d’un véritable débat politique. Un seul impératif comme horizon, que le débat s’installe, et que cesse la dispersion des forces de l’opposition.
22 mai 2011
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