Un ami qui a toujours vécu en Algérie m’écrit pour me dire que la situation au pays se résume à un mot : fiasco, sans exagération aucune, fiasco généralisé. Plutôt que des hauts et des bas, il n’y a que des bas !
Le plus grave demeure le fiasco concernant l’homme qui aurait dû être forgé selon l’adage chinois : donnes-lui un poisson, il se nourrira une fois ; apprends-lui à pêcher il se nourrira toute sa vie. Il n’a pas été mûri pour affronter et féconder le présent et l’avenir. Bien au contraire, ils en ont fait un abruti d’œsophage greffé d’un sexe.
Il m’interpelle en me dissuadant de rentrer car, me dit-il, ici au mieux, c’est une vie végétative. Proportionnelle à l’intellectualité de chacun. Plus cette dernière est importante, plus on trouve la vie rigoureusement réduite à sa plus simple expression. Quasi exclusivement biologique. Que pourrais-t-on escompter ? Que pourrait-on espérer dès lors même que les conditions garantissant par excellence l’existence d’une culture dynamique sont inexistantes ? Ce, en dépit des multiples subterfuges et déclarations du système en place.
Il ajoute à cette vision par trop pessimiste les innombrables tracasseries aliénantes, inhérentes aux contingences de la vie quotidienne. Elles réduisent l’être humain à un degré quasi-animal, en l’amenant à se comporter bestialement pour avoir une livre de beurre, une boîte de lait ou de tomate. Ce qui constitue le minimum vital vu la mentalité acquise de la période des fameuses pénuries endémiques (la viande demeurant encore difficilement inaccessible). Parfois certains prix sont subventionnés par l’Etat pour acheter la paix sociale. Ensemble de conditions qui constituent l’un des moyens de domination de la classe des « militaro-affairo-opportuno-jouisseurs » sur la grande majorité abrutie par de nombreuses années de matraquage systématique. Les règles du jeu sont telles que si l’on est du mauvais côté de la barrière, on est littéralement broyé. Et il est vain de s’entêter si l’on ne dispose pas de gros moyens : capital de relations ou capital tout court.
Bref, le cœur n’y est pas; et quand le cœur n’y est plus, c’est le néant.
Peptimisme lucide
Sa lettre est truffée de pessimisme lucide. De peptimisme. Je le comprends ; peut-on s’empêcher d’être pessimiste lorsqu’on est confronté à une situation qui ne prête guère à l’optimisme. Seule notre lucidité nous empêche de sombrer dans le coma de l’indifférence. Sa lettre ressemble à un tract (« La situation se résume à un mot : fiasco »).
Je pense que le problème n’est pas très différent pour nous, étrangers résidant hors de notre patrie. Tantôt, nous devenons un enjeu électoral en faisant de nous des boucs-émissaires de la crise, tantôt nous subissons l’islamophobie ambiante. Le constat est sans appel, les déshérités ne sont pas rares. Les Républiques et monarchies européennes comptent aussi leurs « affamés » d’année en année. Sans vergogne, la déchéance s’étale dans un continent où les richesses se mesurent à l’œil nu. Scandale des temps modernes. Ici, le vocable fiasco est remplacé par crise.
« Ils en ont fait un abruti d’œsophage greffé d’un sexe », m’informe l’ami sur l’homme de chez nous. Hélas, la société de consommation n’épargne personne. Elle sème, puis nourrit la boulimie dans les têtes des gens. L’argent est le roi qui gouverne tous les gestes. A longueur de vie. De l’aube jusqu’au crépuscule, c’est l’énergie d’appoint. On parle de libertés plus évoluées ici plus qu’ailleurs, alors que tout s’achète et se vend. Y compris les personnes à travers leurs sexes. On a fait de la frustration des gens un moyen de soutirage d’une partie de leurs maigres économies. D’aucuns évoquent même l’Etat proxénète dès lors que la prostitution devient un terrain à fiscalité fertile. Aujourd’hui, on fait les yeux de Chimène pour tenter d’endiguer ce phénomène vieux comme le temps arguant de la traite des blanches !
Il suffit de se déplacer dans certains quartiers « chauds » de certaines villes européennes pour l’observer, même de loin De véritables négriers du sexe. Les marchands de rêve, comme au bled, ne perdent pas une occasion pour récolter la sueur et la monnaie des assoiffés d’affection. Ainsi, dans les foyers pour travailleurs maghrébins, de jeunes filles à la fleur de l’âge -par l’entremise de quelques maquereaux impénitents- s’y rendent pour faire commerce de leurs corps au même titre que celles de chez nous qui le font par nécessité. A chacun sa misère. Là aussi, la vie quotidienne est végétative.
« Pour m’en tenir à ton exemple, que pourrais-tu escompter ? » m’interroge l’ami. Ici ou ailleurs, les mêmes exigences : les nourritures terrestres et la culture. Partout. Sous le toit de n’importe quelle République. Mais c’est là un vaste programme, tous les citoyens réclamant les mêmes revendications. Il est vrai que sous nos cieux, les manifestations sont plutôt interdites. Avons-nous laissé notre individualisme l’emporter sur nos principes ? Sur l’aspiration à une vie où tout un chacun doit participer pleinement à l’émancipation de la société ? L’idéal est de mettre en pratique chez soi ces principes. Cela passe par la réinsertion de ces milliers de déracinés qui vivent ici
En relisant sa lettre, il ne manque pas de m’apostropher net : « Se réinsérer, tu parles. C’est absolument impensable pour toute personne ayant atteint un tel degré de conscientisation, de maturité intellectuelle et qui a voyagé. Donc à même de juger, d’analyser et de conclure du fait qu’elle dispose de pôles de comparaison et de références. «Par ailleurs, à mesure que le temps passe, le déphasage pour nombre d’intellectuels se fait ici plus aigu. Déphasage multiforme. La propagande officielle et la montée de l’intégrisme (qui n’a rien à voir avec l’Islam bien compris) à un rythme que tu ne saurais imaginer. Avec la bénédiction du système en place. Il s’en sert pour maintenir et fourvoyer encore plus les masses dans les abysses de l’obscurantisme. Tu te doutes bien que son arrière pensée politique est tout à fait autre. « Cet état de fait transparaît pratiquement dans tous les domaines : enseignement et mass média (notamment la télé). Même les gosses du primaire sont touchés. Cela se constate aisément au nombre de gamines qui mettent « la soutane ». Ici, on les a depuis longtemps affublées du sobriquet « 404 bâchée ».
« Le mois du jeûne est une véritable bénédiction pour les spéculateurs de tout acabit. Le pouvoir parle de
« barons de l’informel ». Sur les denrées alimentaires particulièrement. Je deviens fou de rage quand je pense à la classe militaro affairiste (et toutes les catégories d’opportuno-jouisseurs qui gravitent autour) qui affiche un luxe ostentatoire, en se payant des bagnoles de plusieurs millions et des villas de quelques milliards.
« Quand je pense également au fatalisme héréditaire et quasi morbide de nos gens broyés par les difficultés à joindre les deux bouts, je ne peux étouffer les bouffées de haine qui montent en moi. Dire que l’abîme ne cesse de s’amplifier entre les possédants et les « possédés »
Pour parler comme lui, il a bigrement raison. J’ai la chair de poule en pensant à tout cela. Que faire ? Vaste programme qui ne se mesure pas seulement en termes de milliards à injecter dans l’économie et à jeter en pâture aux tenants de l’économie de l’informel et autres barons de l’import Ne pourrait-on regarder résolument vers l’avenir et imaginer une décennie des ressources humaines dont la jeunesse devrait être la pierre d’angle, avec une nouvelle économie politique et culturelle, en toile de fond la justice sociale ? Il est vrai en effet que la dérision n’est plus de saison ; elle perd de son efficacité de plus en plus. Il faut créer un nouveau moyen pour disqualifier toute vie officielle qui nous ignore. Une nouvelle échappatoire ? Un exutoire sans nul doute. A quand ? Jusqu’à quand ?
«Dégage» !
C’est dur d’être des victimes du sadisme du pouvoir dans son propre pays. Les toiles d’araignée et la poussière viennent se déposer sur notre fatalisme légendaire. Le pouvoir peut être fier de nous avoir comme citoyens soumis. Il exploite à satiété chez nous les sentiments patriotiques. Même après de longs mois de silence, nous entendons les mêmes sornettes. Face aux injustices innombrables générées par la politique de nos tyranneaux, on meurt à petit feu. La dérision, cette thérapie de l’heure, n’est plus de mise. Privés de notre droit à l’expression, nous devons prendre en horreur les profiteurs de tout acabit.
La société court un grave danger: devenir un vaste univers cellulaire. Une sorte de réserve où nous serons parqués. Que pouvons-nous contre la terreur organisée ? Contre la brutalité de nos bourreaux ? Car ils cherchent à empoisonner en nous toute forme d’espoir et à polluer nos mentalités par leur propagande à bon marché, nous devons sans relâche souffler pour rallumer le feu du changement. Face à nos assassins, réels ou en puissance, l’indignation n’est plus l’ultime secours. Oui, le changement de système et de personnel politique. L’Algérie est composée de jeunes à 70% ; c’est à eux de se gouverner et de remercier la gérontocratie gouvernante dans tous les sens du terme.
Les prostitués du pouvoir, les anciens et nouveaux harkis du système et autres spécialistes ès flicage et magouille en tout genre craignent la subversion par-dessus tout. Il n’est qu’à voir la réticence du pouvoir quant aux manifestations. Rien n’est plus dangereux que de devenir les béni oui-oui de ces clowns en mal d’inspiration. Ils ont fait de l’Etat une vaste machine à briser les volontés saines du pays. Leur tendance à la malveillance appelle notre répulsion, non notre perplexité. Ils ont semé de mauvaises graines : le népotisme tribal, le clientélisme et les prébendes. Nous effacer et exécuter leurs ordres ? Voilà l’attitude qu’ils nous dictent pour gagner notre pain. Devant notre stupeur et notre engourdissement, leurs consciences séniles jubilent de frénésie destructrice. Ils veulent créer leur vérité. Une vérité à leur image. Pour nous, la réclusion. Leurs discours sont de véritables somnifères. Chaque soir, ils ont anesthésié nos esprits depuis de nombreuses années…
Les dîners et les rencontres sont les occasions pour eux de cibler une carrière, ciblée de longue date. Un marketing durablement établi. Ils sont tous membres d’un réseau et ont un bon carnet d’adresses. Aucun d’eux n’ignore les habitudes des autres. Ils se tiennent par la barbichette et s’avertissent mutuellement via la petite lucarne encore squattée par la pensée unique (même si elle se multiplie par dix, la une, la deux, la trois demeure investie par la pensée unique et craint par-dessus tout le débat contradictoire). Les mensonges ? Leur spécialité préférée. Cela leur sert à fabriquer une mentalité dans l’opinion de chacun de nous. Ils cultivent l’arrogance et l’ostentation. Leurs passages à la télévision dont ils ont fait leur monopole ne sauraient les rendre crédibles. Ils n’ont dans leurs bouches que les menaces et les intimidations. En plus, ce sont des bigots hors catégorie. Sans oublier qu’ils sont fiers de la logomachie de leurs médias qui tardent, près de cinquante ans d’indépendance, à devenir des services publics permettant la critique et le débat sur les grands sujets qui engagent notre pays. Depuis l’indépendance, ils ne cessent de cultiver la médiocratie eu lieu de la méritocratie ?
Nous pouvons êtres altiers nous aussi. Avec notre fâcheuse tendance à obéir à l’autorité et à tout recevoir d’elle, sans rechigner Devant la rancœur et le désarroi que nous affichons, ils bâtissent une République devenue, d’année en année, leur fonds de commerce Disons leur : «Dégage» !
* Avocat – auteur Algérien
22 mai 2011
Contributions