L’entreprise coloniale a visé à imposer aux pays colonisés une structure de rapports et d’échanges pour les soumettre à ses besoins.
Il s’agit d’une insertion violente qui a empêché une insertion pacifique et volontaire de ces sociétés et de ses économies dans le monde, dans l’histoire, au nom des intérêts supérieurs de la civilisation, de l’humanité représentée par celles européennes. Civiliser par la force, faire accoucher l’histoire par la force, c’est ce même esprit qui s’est maintenu au-delà de la période coloniale avec la philosophie de l’histoire dominante : une philosophie du progrès (l’histoire est celle d’une humanité qui progresse) et de la nécessité historique (le plus fort assimile le plus faible1). Le colonialisme, qui devait en théorie faire entrer les sociétés arriérées dans l’histoire universelle, les a en fait dépossédé de leurs ressources. C’est cette philosophie de l’histoire comme nécessaire progression de l’humanité, aujourd’hui battue en brèche, qui redonne aux sociétés non occidentales le droit d’avoir des droits, le droit de disposer d’elles-mêmes, jusqu’à celui de vouloir rester «hors de l’histoire» qu’on lui conteste encore mais peut être plus pour très longtemps. Car quel choix a-t-on quant à la manière d’y entrer, quant à la voie que l’on veut suivre, si le droit de rester dehors vous est contesté ? «Vous entrez sinon on vous y amène ?». Le colonialisme a été la réponse de l’Europe aux sociétés qui ne voulaient pas, qui ne songeaient pas suivre son cours. Le droit de disposer de soi, individu et nation, bien qu’étant stipulé par le droit bourgeois et ayant été incorporé dans des conventions internationales, a été annihilé par une telle philosophie de l’histoire. Promesse de généralisation d’un droit conquis par la bourgeoisie sur l’ordre féodal et monarchique, elle devait se réaliser à travers la domination du monde par l’Occident, pointe et avant-garde de l’humanité. La domination s’est étendue mais pas le droit. Car en vérité l’avenir bourgeois n’était pas ouvert à toute l’humanité. Cette philosophie aura été l’une des plus grandes mystifications de l’histoire pour avoir couvert les plus grandes prédations jamais connues sur l’humanité et ses ressources.
Karl Marx affirmait en 1853 : «L’Angleterre a une double mission à remplir en Inde : l’une destructrice, l’autre régénératrice – l’annihilation de la vieille société asiatique et la pose des fondements matériels de la société occidentale en Asie 2». «Marx considérait l’Inde comme «une proie vouée à la conquête» et «ne pouvait donc échapper au destin d’être conquise, et toute son histoire, si histoire il y a, est celle des conquêtes successives qu’elle a subies. La société indienne n’a pas d’histoire du tout, du moins pas d’histoire connue3 ». «La dimension historique des expériences de vie de la société indienne est niée au nom d’un monopole de la fonction d’agir sur l’Histoire. C’est l’homme européen qui est acteur de l’Histoire, les autres peuples n’en ont pas, ou du moins, reproduisent continuellement la stagnation. Cette conception du monopole du rôle historique, associée à la vision hégélienne de l’histoire, conforte l’idée, d’origine religieuse, que les Européens ont été élus, non par Dieu, mais par leur degré de civilisation. L’Histoire est européenne (pour ne pas dire blanche), celle des peuples non-européens est à jeter aux oubliettes4» «Ni les indigènes ni les tribus ne sont pensés comme sujets de l’histoire avec lesquels il faut se solidariser 5».
Engels s’était félicité de la défaite de l’émir Abdelkader le 23 décembre 1847 et de la soumission de l’Algérie au «progrès de la civilisation». Pour lui la conquête de l’Algérie est un heureux événement puisqu’elle participe de la victoire des nations civilisées sur les peuples arriérés. Il «considère néanmoins que la France est en quelque sorte l’instrument de l’histoire universelle qui secoue les sociétés barbares par le développement du capitalisme6.» Pour lui, toute forme de résistance à la colonisation étaient au fond réactionnaire : «Après tout, le bourgeois moderne, avec la civilisation, l’industrie, l’ordre et les «lumières» qu’il apporte tout de même avec lui, est préférable au seigneur féodal ou au pillard de grand chemin, et à l’état barbare de société à laquelle ils appartiennent 7».
Le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie est mis en exergue dans le Manifeste du parti communiste : «La bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares ». Elle «force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ( ). De même qu’elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l’Orient à l’Occident »8.
Ce que l’histoire révèlera, c’est que cette bourgeoisie ne sera pas à la hauteur de la mission que lui auront attaché Marx et Engels : elle ne fera société, autrement dit ne concèdera le «droit d’avoir des droits », que dans les pays où elle aura été contrainte par la lutte des classes que lui auront imposée les armées d’ouvriers enrôlées dans les industries de son territoire. Le «mode de production bourgeois » ne s’avèrera pas civilisateur dans ces sociétés barbares, il n’établira ni industries, ni bourgeoisies, ni Etat de droit. Il sera prédateur à grande échelle, pire que la barbarie qu’il était censé renvoyer dans la préhistoire de l’humanité.
La responsabilité de la colonisation dans les difficultés actuelles de l’Afrique
«La colonisation n’est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l’Afrique. Elle n’est pas responsable des guerres sanglantes que se font les Africains entre eux. Elle n’est pas responsable des génocides. Elle n’est pas responsable des dictateurs. Elle n’est pas responsable du fanatisme. Elle n’est pas responsable de la corruption, de la prévarication. Elle n’est pas responsable des gaspillages et de la pollution. » «[Le colonisateur] a aussi donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles. Il a rendu fécondes des terres vierges. Il a donné sa peine, son travail, son savoir. Je veux le dire ici, tous les colons n’étaient pas des voleurs, tous les colons n’étaient pas des exploiteurs.9»
L’Europe et la France ne sont pas responsables des difficultés actuelles de l’Afrique dans la mesure où elles ont été elles-mêmes victimes – quoique certaines victimes puissent être plus intéressées que d’autres – de cette philosophie, de cette religion séculière de l’histoire. On peut admettre que certaines personnes croyaient bien penser et bien faire quand elles défendaient les bienfaits de la colonisation. Mais combien osaient mettre leur croyance à l’épreuve du fait colonial et osaient songer en revenir un jour ? Un peu comme aujourd’hui quand on voit la peine des européens à accepter l’idée qu’ils ne peuvent représenter indéfiniment LA civilisation, à renoncer à rapporter toujours l’histoire des autres à leur propre histoire.
Le colonialisme a été responsable des difficultés actuelles de l’Afrique parce qu’il leur a imposé d’une manière ou d’une autre des dynamiques, des structures qu’elle n’aurait pas adoptées si elle disposait de sa liberté d’initiative et de choix, si elle avait disposé de son «droit d’entrer » dans l’histoire comme elle le souhaitait, histoire occidentale ou autre. Le colonialisme français par sa guerre a imposé à l’Algérie une armée des frontières, des appareils d’Etat, une structure de la propriété sociale, des villes et une dynamique d’agglomération. Un Etat policier et une armée de fonctionnaires, sa justice expéditive. Des villes «centres de regroupements » avec leurs «biens vacants », agglomérations de consommateurs sujets, sans «bourgeoisie » et sans âme citadine. Une propriété publique qui n’a de public que le nom et qui a servi à dilapider les ressources collectives. Tout cela est sorti tout droit des entrailles de l’état colonial. Toutes les institutions ont été imposées à la société par la colonisation, puis au nom de la modernité par les dirigeants de l’indépendance eux aussi victimes de cette idéologie du progrès qui a fini par dissoudre la société dans l’Etat. L’évidente universalité de toutes ces structures a longtemps masqué leur forfaiture, la forfaiture que ces structures et institutions ne sont pas des «choses » sans histoire et que les sociétés ne peuvent adopter n’importe quelle histoire.
La FrançAfrique qui a défendu ses intérêts au mépris de ceux des populations, qui a décidé des dirigeants de l’Afrique, ne serait donc rien dans les difficultés actuelles de l’Afrique ? Décidément, plus le mensonge est gros et l’outrecuidance qui l’accompagne est grande, plus certains croient qu’il a de chances de passer ! Pour construire l’Etat de droit en Afrique il faudra déconstruire toutes ces structures surimposées et certainement le monde qu’elles prolongent. Car pourquoi a-t-on oublié qu’un Etat de droit est justifié par sa défense des droits individuels et collectifs, sur les personnes et leurs biens ? C’est précisément ces droits, les droits sur leurs ressources naturelles en particulier, que le néo-colonialisme dénie aux africains en leur imposant une structure de rapports et d’échanges pour se les approprier à moindre coût avec l’aide d’oligarchies qu’il a contribué à mettre en place et qu’il entretient.
Notes :
1- Dans son compte rendu du livre de Dipesh Chakrabarty (« Provincializing Europe »), Michael Hardt relève que le capital gouverne par imposition sur la société d
‘une temporalité uniforme et homogène. La tradition historiographique coloniale a toujours fonctionné par différenciation temporelle par rapport à une Europe, jouant le rôle de médiateur universel. Chakrabarty refuse cette médiation. Il n
‘y a pas d
‘étapes dans le progrès historique mais une multiplicité de temporalités incommensurables, existant simultanément. Le défi est, donc, de construire une histoire de différence pure dans laquelle chaque événement doit être saisi dans sa singularité.
«L ‘histoire eurocentrée» septembre 2001 Hardt, Michael http://multitudes.samizdat.net/L
‘histoire eurocentrée
2- Cité par Abdellali Hajjat, Marx et le colonialisme, 2007, http://www.anticolonial.net/spip.php?article109
3- « Les Résultats éventuels de la domination britannique en Inde», in K. Marx et F.
Engels, Du colonialisme en Asie. Inde, Perse, Afghanistan, Mille et une nuits, Paris, 2002, édition établie par et postface de Gérard Filoche.
4- Abdellali Hajjat, op. cit.
5- Ibid.
6- Abdellali Hajjat, op. cit., se référant à «Engels et Marx : le colonialisme au service de l’ «Histoire universelle »» d’Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser, exterminer, ed. Casbah, Alger 2005.
7- Ibid.
8- Cité par Hajjat, op. cit.
9- Discours de Sarkozy à Dakar.
http://www.elysee.fr/president/les-actualites/discours/2007/discours-a-l-universite-de-dakar.8264.html?search=Dakar&xtmc=
DISCOURS_SARKO_Y_DAKAR&xcr=1
17 avril 2011
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