Pourquoi les Algériens qui se révoltent un par un, ne se révoltent pas tous en même temps ? Question de base, trois mois presque après la fuite du Dictateur de Tunis, suivi par la démission du Pharaon de l’Egypte. Que se passe-t-il chez nous ? Pourquoi les Algériens, grands détenteurs de la légitimité révolutionnaire,
initiateurs fervents des coups d’Etat, descendants immédiats de la décolonisation ne se sentent pas intéressés par le jeu de dominos ? Où est passé l’ego révolutionnaire qui nous a valu le classement de meilleur peuple de colériques et manifestants dans le monde arabe ? Les observateurs satellitaires du monde entier se posent cette question sur ce peuple-là, exactement. Les réponses sont donc nombreuses et vont de l’explication par la peur, à celle par la fatigue, en transitant par celle, inexplicable de «peuple content de son régime dans l’ensemble mais pas dans le détail». On en choisira une : celle d’un ami du chroniqueur qui explique la situation algérienne par le déplacement massif de la population vers l’Ailleurs absolu et irréversible. Détaillons : selon cet ami, tous les Algériens ou presque ne vivent plus en Algérie, même ceux qui y vivent physiquement, ligotés à leurs sols par la chaussure et les impossibilités diverses. «Tout le monde est parti il y a des années».
Les Algériens sont donc des harraguas collectifs, ne vivent plus dans le pays pour demander à le changer ou à le démocratiser. Ils sont donc ailleurs, dans la tête ou par les rames et les pieds. On ne peut pas parler donc d’un projet collectif dans un arrêt de bus, une salle d’attente ou un hangar de transit. Certains sont partis vers le Nord, d’autres vers les profondeurs de leurs âmes. Du coup, personne ne voit l’utilité de faire la révolution dans un pays provisoire ou de mourir alors qu’il veut partir.
Le dernier souvenir d’une volonté nationale remonte en effet à vingt ans et, depuis, des gens sont morts, d’autres n’arrivent pas à naître et des derniers ont des cabas dans le regard. Du coup, encore une fois, tout le monde est spectateur : c’est comme lorsqu’on voit une dispute dans une gare alors que le souci numéro un est le bagage, le sandwich ou le ticket de train. Cette sensation est donc nationale et a fini par émietter la volonté de changer en une volonté individuelle de s’en sortir. Le pays n’est plus un projet de tous mais un empêchement pour chacun. Du coup, les révolutions sont de l’ordre du chacun pour soi : gardes communaux, médecins, avocats, architectes, chômeurs, travailleurs de Sonatrach, journalistes, femmes, lycéens etc. Le passé est commun à cause des morts, mais l’avenir est solitaire à cause des enfants de chacun. «Aujourd’hui Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais plus. J’ai reçu un télégramme de l’asile «Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.». C’est la phrase du roman de chacun. Prononcée par 36 millions d’étrangers assis l’un à côté de l’autre. Des Meursault sans Camus, fabriqués par meurtre de soi et de l’autre, dans un monde absurde et sous un soleil sans raison.
14 mars 2011
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