«Il n’y a rien de plus dangereux pour l’homme que lorsque naît une situation où il ne rencontre que lui-même» Heidegger, philosophe allemand (1889-1976)
L’on est en droit aujourd’hui de dire que les récents bouleversements que connaît la société algérienne (mouvements de grève, protestations estudiantine, remous sociaux) lèvent le voile sur sa profonde anémie. La jeunesse algérienne étant gagnée par un profond sentiment de mépris, de mise à l’écart, et de ressentiments atroces aspire à vivre décemment. Les jeunes aux prises avec un quotidien terne et morbide sont pleins d’amertume, de colères, et de révoltes. Ils vivent avec le vain espoir du suicide dans le coeur car ils se sentent être une douloureuse inutilité sociale. En plus, ils n’arrivent plus à supporter leur désespoir et à surmonter leurs angoisses et leurs aliénations face à la machine socio-administrative: bureaucratique, autoritaire et tentaculaire.
1- L’immolation par le feu: une revendication de dignité
Il semble que la jeunesse algérienne dans son ensemble souffre de la déraison collective de la société. En fait, elle vit une complexité impensable qui a fait le lit de ses déceptions. Les rafistolages administratifs, les bricolages économiques, et les colmatages politiques ainsi que les solutions parcellaires prises à la va-vite n’auraient pu venir à bout de ses incertitudes, de ses inquiétudes et de son doute permanent en l’avenir. C’est pourquoi, les jeunes chômeurs désargentés, déconsidérés, et décrédibilisés ont recours à l’immolation comme acte de vengeance psychologique et de défi à la vie pour se défaire de l’entrelacs quotidien des peines et des espérances. Plus que le suicide ordinaire par mutilation, défenestration, strangulation ou consommation des matières toxiques, l’acte d’immolation par le feu porte en lui-même une symbolique forte en significations: la revendication pure et simple d’une vie digne et décente. En outre, l’immolation est un ultime sursaut de résistance et une volonté accrue des jeunes de signifier leur présence, leur existence et leurs blessures morales. Ce sont des jeunes affamés de vie et assoiffés de liberté qui refusent les indécisions et les incompétences et qui craignent l’engloutissement sous le poids des normes, du refoulement et des tabous. Ce sont également des jeunes qui, livrés à eux-mêmes, repoussent le triomphalisme du passé et rejettent la forfaiture du présent, des jeunes qui n’ont ni d’antériorité ni de postérité mais qui sont contemporains avec eux-mêmes pour paraphraser l’historien Daho Djerbal (1). En ce sens, le désir du jeune de s’immoler provient en premier lieu d’une douleur intérieure très aiguë et d’ un désabusement cruel face aux réalités sociales teintes d’amertume. En plus, les jeunes dont les horizons sont bouchés se découvrent prisonniers de leurs rêves de démunis et de leur illusion d’impuissants. Néanmoins, ils sont en rupture de ban avec les réflexes de rétractation, de repli et d’enfermement des élites gouvernantes. Autrement dit, il y a une forte tendance des choses à se corrompre en haut lieu que dans les profondeurs de la société, une certaine volonté malsaine au pourrissement de la situation. Le manque de considération avéré de la tranche juvénile n’engendre que révolte et désagréments. Cela dit, les limbes de détresse s’accroissent davantage au fur et à mesure que la situation sociale se dégrade et que de grosses fortunes fassent leur apparition du jour au lendemain. L’économie de la rente et du Bazar a enraciné dans les esprits le culte de l’argent facile. Pire, elle a poussé à leur paroxysme, les dérives vers l’auto-négation, l’autodestruction, l’absence de sens, le désenchantement et la perte de repères de la jeunesse. C’est pourquoi, le sinistre mariage de vocables catastrophiques, les redoutable quatre «H» : «Hogra- Hittisme-Harba-Harga» a eu la part de lion dans l’imaginaire de l’écrasante majorité des jeunes.
2- L’absence de régulation socio-économique: la cause du désastre
Il conviendrait de mettre au départ le point sur cette tragédie de la jeunesse algérienne qui commence à germer devant nos yeux, ce ne sont pas quelques compagnies des C.R.S et une dose supplémentaire de morphine sociale qui vont l’effacer, la tradition de l’émeute a ses antécédents socio-historiques propres à elle(2). En fait, les problèmes structurels de la corruption, la fuite de cerveaux, l’hémorragie des compétences nationales, et le large sentiment d’appauvrissement de la population nourrissent les problèmes conjoncturel et durable de l’intégrisme, de poches de misères, du banditisme urbain, de kidnappings, des Harragas. C’est pourquoi, l’on assiste impuissants au pervertissement des bases sociales du pays, d’autant plus qu’il n’y a pas une stratégie nationale et globale de création d’emplois. S’il l’on excepte l’A.N.S.E.J et le filet social, aucune initiative n’est entreprise par le gouvernement pour absorber le spectre du chômage. De plus, sur 1541 communes que possède l’Algérie, la plupart sont budgétivores et dépendent principalement des aides de l’État, et leurs seules ressources n’arrivent même pas à payer leur effectif salarial. Dans la foulée, il serait judicieux d’affirmer que l’Algérie ne souffre pas vraiment du sous-développement mais de la sous gestion pour emprunter les termes du père du management moderne Peter Drucker (1909-2005).
D’autre part, la masse estudiantine est un autre enjeu majeur de notre pays, elle avoisine actuellement presque 1,5 millions et les chances d’embauche se rétrécissent chaque année davantage. L’université est malade car elle n’arrive pas à entrer en corrélation avec le tissu économique déjà quasi inexistant, le système L.M.D adopté dernièrement en remplacement du système classique d’enseignement n’est plus pratique dans un environnement macro-économique peu compétitif où l’économie parallèle est le fer de lance de l’économie nationale et où la rente joue un rôle prépondérant dans le « confectionnement » de la loi de finances, raison pour laquelle l’on pourrait dire que tous les ingrédients de la dissidence juvénile se trouvent réunis sur fond de crise totale des régimes arabes et leur manque d’alternance et d’ouverture démocratique, à titre d’exemple, 75% des chômeurs algériens sont entre 15 et 29 ans alors qu’en Tunisie sont de 72% et au Maroc moins de 62%(3). Et pourtant les deux pays voisins n’ont pas de rente énergétique et leurs économies respectives se basent essentiellement sur le tourisme. C’est dire combien le chômage endémique a atteint ses proportions les plus alarmantes en Algérie à tel point que les jeunes diplômés-chômeurs affluent au Sahara pour y travailler et en quête d’autres perspectives. Le désastre des filles de la cité Haicha à Hassi Messoud révélé par la presse nationale montre le degré de la détresse de la jeunesse algérienne attirée par les miroirs menteurs du grand Sud(4). L’Algérie, un pays qui exporte plus de 98% d’hydrocarbures et qui importe plus de la moitié des céréales, les deux tiers du lait et du sucre qu’il consomme n’est plus arrivé à garantir son auto-suffisance, le néolibéralisme sauvage a donné le La à une culture consumériste dénuée du besoin de productivité. Une triste situation où l’État s’est désengagé socialement en se privatisant économiquement. Ce sont là des signes de fragilité qui ne trompent pas. A ce niveau d’analyse l’on saurait affirmer que l’État est non seulement hybride politiquement (Islamisme, Nationalisme, laicisme) mais aussi économiquement ( socialisme décadent, économie de bazar, de marché, libéralisme, néolibéralisme). Sur le plan social, l’on note que le cadre associatif est quasiment défaillant. Malgré ses 82000 associations, l’architecture de la société civile est démembrée et trop faible car ses relais sociaux ne font plus un travail de proximité efficace auprès de la jeunesse. Celle-ci reste malheureusement sans-voix, prise en tenailles entre la désaffection de son élite et l’incompréhension de la société. Les comités de quartiers censés remédier au désarroi des jeunes touchés par la précarité, le sous-emploi, et le désoeuvrement adoptent un profil bas ou tournent autour de l’orbite des collectivités locales. Pire, la plupart d’entre eux sont bloqués par une paralysie structurelle (manque d’enceinte, inexistence ou rareté du matériel, absence de ressources financières, incompétence et inexpérience dans la gestion …). En plus, ces dernières années, le politique en Algérie est fortement décrié et la participation à la vie sociale décisionnaire reste l’apanage de l’ancienne génération. Tout au plus pourrait-on relever la rareté des forums d’alternatives citoyennes (cafés littéraires, cercle de débats, espace de rencontre et d’échange politiques..). Tous ces facteurs sont à l’origine de la bataille pathétique que livre le jeune in solo contre la bureaucratie afin de survivre et apaiser son inguérissable traumatisme faute de lieux de loisirs (cinémas, théâtres, centres culturel). En ce sens, la jeunesse reste cloîtrée dans son tour d’ivoire, et l’épée de Damoclès pendu sur sa tête. Stigmatisé, vu comme la figure de l’échec et un fardeau insupportable, le jeune chômeur ou diplômé chômeur vit en périphérie de la société sans avoir toutefois l’espoir d’exister dans la dignité par le travail revalorisant, de militer et vivre décemment sur le sol de son propre pays. Ainsi la débrouille et les passe-droits prennent le dessus sur le sérieux et la compétence.
3- La défaite du politique et la faillite des contre-pouvoirs citoyens
La corruption est l’ennemi numéro un de l’Algérie et de la jeunesse, elle est manifestement l’un des fléaux les plus dévastateurs de l’économie de notre pays. L’Algérie est, de toute évidence, l’un des rares pays au monde où la corruption a fait de grands dégâts dans le tissu économique d’autant plus que les structures de contrôle étatiques sont quasiment fossilisées. En fait, l’absence de contre-pouvoirs populaires n’a fait qu’empirer davantage la situation tant que le système économique et global du pays est gangréné et le cadre institutionnel est en léthargie constante, à ce sujet l’économiste Omar Benderra écrit ce qui suit «il faut seulement rappeler encore que notre pays n’est pas dans une situation d’État de droit, de respect des libertés, de responsabilités et de justice où la corruption serait un sport pratiqué uniquement à la marge de notre vie sociale [ ] La réalité est que le système politique lui-même n’existe que par effraction; la délinquance contrôle le politique»(5). En effet, l’usure et la faille du pouvoir politique, les petits raccommodages de la constitution, le népotisme, le tribalisme, le régionalisme, le piétinement des lois, le poids démographique de la jeunesse et la faiblesse de l’opposition politique a vu l’accentuation et l’aggravation des pesanteurs administratives, de vieux replis bureaucratiques, et de rhumatismes sociaux chroniques. C’est pourquoi l’investissement étranger est au point mort, les initiatives individuelles rares, et la jeunesse se sent démoralisée, piétinée et désespérée. Pire, elle est sous-estimée par les gouvernants «comment la jeunesse des pays du Sud en est-elle arrivée à ce degré de désespoir? A titre d’exemple les politiques actuelles des pays arabes ne répondent à la demande d’une jeunesse «détérioralisée» et «internationalisée» soit par l’exil, soit par les études à l’étranger, soit par l’émigration et qui ne se reconnaît dans une aucune cause de la nation[...] en voulant se barricader, l’union européenne organise un tiers monde sur son sol», dirait le professeur Chitour. En résumé, l’on pourrait affirmer que le ressort de la révolte citoyenne et tous ses ingrédients se trouvent rassemblés dans le mépris des aspirations de la jeunesse. Certes, la bonne gouvernance est un élément de base dans la construction de l’État de droit mais dans une société où le taux de la jeunesse dépasse de loin 75%, il est impératif de lui accorder sa part entière dans la gestion des affaires de la Cité en lui ouvrant de nouveaux horizons prometteurs. Ces jeunes qui préfèrent l’anéantissement total que de vivre comme une mélasse humaine s’en tiennent vivement à respirer l’air d’une société fédératrice, humaine et vivante. A cet effet, ils ne doivent pas être des coquillages insignifiants pour épater la galerie ou se cloisonner dans une culture de survie maladive, ils n’ont pas besoin de charité ni de discours démagogues, mais ils ont tout simplement besoin de baigner dans une atmosphère de dignité et de respect. En un mot, ils préfèrent un projet de société qui va garantir leur avenir que de sombrer dans la protestation radicale de l’automutilation, l’auto-négation, et de l’auto-immolation par le feu. Leur appel de secours attend un feed-back salvateur.
* Universitaire
Notes :
(1) Voir entretien de Daho Djerbal, El Watan du 10/12/2010,
(2) Voir mon article: la culture de l’émeute, le Quotidien d’Oran 27 janvier 2011
(3) Dominique Lagarde avec Anis Allik, Le Maghreb: la jeunesse contre le pouvoir, l’Express 12 /01/2011
(4) Ghania Mouffok, Un afflux de main d’oeuvre sur fond de chômage: femmes émancipées dans le piège de Hassi Messaoud, le monde diplomatique, juin, 2010.
(5) Omar Benderra, Ghazi Hidouci, Salima Mellah, «De la corruption algérienne» in www. Algerie-Watch. Com
(6) Chems Eddine Chitour, la nouvelle émigration entre errance et body-shopping, Éditions Enag, 2004
11 mars 2011
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