Il y a des moments où la langue française et ses richesses n’arrivent pas à répondre au besoin de nommer correctement les choses. Voilà plusieurs semaines que je cherche en vain le terme exact pour désigner ceux qui, de Rabat à Mascate, pillent sans vergogne les richesses des pays qu’ils dirigent d’une main d’airain. Car c’est bien cela qui différencie le monde arabe d’autres régions du monde. Les régimes qui ont succédé aux pouvoirs coloniaux ne sont rien d’autres que d’infectes «kleptocraties»
et le plus insupportable dans l’affaire c’est que leurs représentants et leurs domestiques en service commandé – se permettent de nous donner en permanence des leçons de nationalisme et de patriotisme. Quand on découvre les images de l’un des palais de Ben Ali truffé de caches pour argent liquide et autres bijoux ; quand on prend connaissance des fortunes accumulées par un Moubarak ou un Kadhafi en attendant que l’on en sache plus sur d’autres autocrates – on réalise à quel point l’imposture est grande.
Mais le terme kleptocratie n’est pas satisfaisant. Certes, il suggère une institutionnalisation de la corruption mais il ne rend pas suffisamment compte d’une autre réalité qui est celle de l’acharnement dans le vol. C’est un mélange de cupidité, de non-satiété et de voracité auquel s’ajoute l’absence totale d’instinct de conservation. L’exemple le plus édifiant est celui des Trabelsi. Ces Thénardier ont dépouillé la Tunisie mais n’ont jamais réalisé qu’ils allaient trop loin et que, tôt ou tard, cela les conduiraient à leur perte. «Ces gens-là n’ont même pas la conscience qu’ils mettent en danger l’avenir de leurs propres enfants» est une phrase que j’ai souvent entendue en Algérie. Elle est toujours d’actualité et concerne tous les tyrans arabes qui s’accrochent au pouvoir à commencer par Kadhafi. Peut-être devrait-on parler de «kleptocratie irresponsable» par opposition à d’improbables kleptocraties éclairées (cette dernière expression méritant tout de même d’être méditée à propos du déclin de certaines démocraties occidentales )
En analysant tout ce qui s’écrit sur le monde arabe, on se rend compte aussi que le terme de «prédateur» revient souvent. Je l’ai moi-même utilisé à propos des Trabelsi mais je suis bien conscient que c’est un emploi incorrect. Que dit le dictionnaire, un Petit Larousse illustré qui date de 1999 (preuve peut-être que j’ai encore du mal à entrer dans ce nouveau siècle ). «Prédateur : qui vit des proies animales capturées vivantes. Personne, groupe qui établit son pouvoir, sa puissance en profitant de la faiblesse de ses concurrents». Petit complément à cette définition : «Prédateur : être qui attaque et tue des êtres vivants, des humains».
A lire ce qui précède, on comprend pourquoi le terme prédateur séduit tant. Il porte en lui la référence implicite de la loi de la jungle où le plus faible n’a aucune chance. Il fait aussi référence à une violence continue qui régit les relations entre groupes distincts. Mais, là aussi, je ne peux être satisfait de son emploi et cela pour deux raisons. La première est que les animaux prédateurs ne tuent ni ne détruisent par plaisir. Plus important encore, ils jouent un rôle essentiel en matière d’équilibre écologique et de régulation des espèces. Assimiler les kleptocrates et leurs clientèles aux animaux prédateurs, c’est donc faire offense à ces derniers car eux au moins ont une utilité en ce bas monde.
La seconde raison est liée au fait que le terme prédateur ne restitue pas, là non plus, cet aspect de destruction permanente et suicidaire qui fait que, tôt ou tard, le système s’effondre comme cela a été le cas en Tunisie et peut-être, c’est encore à prouver, en Égypte. J’ai longtemps pensé à celui de parasite ou de saprophyte. L’image est séduisante. Elle résume bien le fait que les dirigeants arabes vivent sur le dos de leur population, la privant de presque tout en s’enrichissant sans vergogne. Le problème, c’est que les définitions exactes ne correspondent pas vraiment avec cette manière de voir. Cela vaut surtout pour le mot saprophyte qui désigne un «végétal qui tire sa nourriture de substances organiques en décomposition ou inertes».
Je me suis donc tourné vers un illustre parasitologue pour obtenir plus de précision et savoir s’il existait des parasites capables de tuer leur hôte au risque d’entraîner leur propre mort. Voici quelle a été sa réponse : «toute la destinée de la relation hôte -parasite tient dans le conflit qui les oppose. Idéalement, ce conflit doit parvenir à un équilibre sans se terminer par la mort d’aucun des deux protagonistes. Le «bon parasite», dans son propre intérêt, ne tue pas son hôte, et même le «dérange» le moins possible. C’est ce qui se passe, en particulier, pour un parasite parfaitement adapté lorsqu’il se trouve chez son hôte spécifique. A l’inverse un parasite peu adapté, à faible spécificité (euryxène), est en général un parasite très pathogène (trypanosomoses de l’ouest et de l’est africain qui donnent la maladie du sommeil’).» Des «trypanosomes», voilà peut-être ce qui se rapproche le mieux de ces kleptocrates aux dents longues et hautement pathogènes pour leurs pays, leurs peuples et leurs descendances. Et la référence est d’autant plus séduisante que guérir du trypanosome exige un traitement long et douloureux comme lorsqu’il s’agit de se débarrasser du tyran.
Reste enfin un terme qui n’est pas suffisamment utilisé alors qu’il se rapproche le mieux de nos chers bandits. Il s’agit du «déprédateur» (à ne pas confondre avec prédateur) qui commet des déprédations. Que nous dit à ce sujet le Dictionnaire Culturel en langue française ? «Déprédation : vol, pillages accompagnés de destructions. Dommages causés aux biens d’autrui et aux biens publics». Les termes associés sont saccages, détériorations, dommages, vandalisme, dégradations
Ajoutons à cela cette citation de Voltaire: «Je sais bien qu’il y a de fameux déprédateurs qui redoutent la vertu éclairée; je sais que des fripons murmurent contre le bonheur public». Trypanosomes déprédateurs : ayons donc en tête cette expression dès lors qu’il s’agit de juger de la nature des dirigeants arabes.
3 mars 2011
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