«Tant de gens échangent volontiers l’honneur contre les honneurs». A. Karr
La nuit, dans une rue sombre et déserte, un homme tout seul annonce à tue-tête: «Vive la Tunisie, Ben Ali s’est sauvé, Ben Ali s’est sauvé !». Le coup d’envoi était donné pour une série de séismes impensables deux jours auparavant. Les revendications algériennes de 1988,
celles qui ont suivi l’indépendance (Constituante, pluralisme, démocratie), la nécessité de l’ouverture médiatique et de journaux privés sont aujourd’hui reprises par des millions d’Arabes. Ces derniers veulent devenir des citoyens, détenteurs de la légitimité, dans des systèmes démocratiques et font la chasse aux autocrates, aux dictateurs, à des gouvernants corrompus, riches en milliards de dollars, vieux, obèses, malades et surtout incompétents et rivés au pouvoir. Au Liban, des jeunes dénoncent le système confessionnel. Dans de minuscules royaumes, les populations veulent des monarchies constitutionnelles. Au Yémen, en Libye, les citoyens aspirent à la liberté et à la démocratie. En Egypte et en Tunisie, les populations suivent au jour le jour la satisfaction de leurs exigences avec le départ de gouvernants indésirables, des révisions constitutionnelles, la limitation des mandats présidentiels. Au Maroc, en Jordanie, en Syrie, ailleurs, des rois et roitelets vivent des insomnies, des peurs et injectent à la hâte des milliards dans «le social», l’emploi des jeunes, et en Arabie Saoudite on «invente» l’allocation chômage.
Le monde arabe attrape une fièvre démocratique, le désir d’accéder à la dignité, à toutes les libertés refusées depuis des lustres par des dirigeants, des familles qui se transmettent les richesses et le pouvoir, sans même aller à une élection pour diriger une ville, un parlement, un parti ou un syndicat. Les castes d’élus par le prince se suivent, se ressemblent, s’enrichissent et font tourner les industries et les économies occidentales. Sur les vingt dernières années, les sommes d’argent sorties d’Afrique et du monde arabe pour, uniquement, les achats d’armements, suffiraient à éradiquer les bidonvilles, les maladies, la pauvreté et l’analphabétisme. Mais il est préférable d’avoir des peuples malades, affamés, analphabètes, superstitieux, fatigués, «gérés» par des sectes religieuses et des administrations méprisantes. En contrepartie, l’Europe et les USA recevaient des chefs qui font de la figuration, bredouillent des discours creux et repartent se congratuler dans le faste dispendieux de la Ligue arabe et de l’Union africaine, qui n’ont jamais réglé un problème sérieux, initié un projet scientifique, une avancée démocratique
Ces brusques et salvatrices révolutions qui secouent le monde arabe, sans une seule exception, où se mêlent militaires et religieux, la génération Facebook, des salariés jeunes et moins jeunes, des communistes et des nationalistes, transcendent les rites et tous les référents utilisés à jour par les gouvernants, les partis au pouvoir.
Un monde s’écroule et le nouveau n’est pas entièrement connu. Les peuples qui se sont mis à marcher feront des erreurs et assumeront des fautes. Par manque d’expérience et en apprenant la démocratie, ils payeront cher l’air de la liberté. Les morts, les blessés, les tortures, des orphelins, des veuves, des incendies et des symboles à inventer, tels sont les coûts. Les dictateurs, les régimes autoritaires assiégés dans des bunkers plus ou moins luxueux feront le plus de dégâts monstrueux avant de quitter la scène dans l’indignité, le déshonneur, le bruit et la fureur. Le nombre occidental, lui aussi, prend conscience dans l’urgence qu’il a un coup de retard et s’empresse de rattraper le train de l’histoire. Ce dernier, jusqu’à preuve du contraire, est conduit dans la douleur par les peuples arabes qui renvoient les ex-protecteurs, les paradis fiscaux à leurs fondamentaux respectés chez eux et facilement occultés pour du pétrole et des marchés souvent captifs. La démocratie, les droits de l’homme, des élections libres et propres, des institutions et une justice indépendantes, une armée aux ordres du politique, les citoyens arabes pour ces paramètres prennent le monde occidental au mot et se moquent du chantage à l’islamisme, y compris celui au pouvoir dans des pays arabes. En temps réel, les Algériens suivent, observent, analysent et commentent les évènements et tout naturellement comparent avec leur pays. L’audiovisuel extérieur et intérieur français, Al Jazira, El Horra, les chaînes d’information dans toutes les langues ont été depuis longtemps «nationalisés». Discrédités, parfaits modèles de ce qu’il ne faut surtout pas faire en matière de communication, les médias publics arabes, l’ENTV en tête, ne sont d’aucun secours et d’aucune utilité aux partis qui gouvernent. Les édifices institutionnels tunisien, égyptien, libyen, yéménite, au Bahrein et ailleurs sont aux abonnés absents comme leurs homologues algériens.
Ces derniers, devant les exodes vers la Tunisie et l’Egypte, n’ont pas fait savoir la nature des aides fournies d’abord aux Libyens, alors que les USA, l’Europe, l’ONU, toutes les ONG sont mobilisés pour soulager, aider et protéger un peuple qui se fait massacrer par un clown sanguinaire. Encore une fois, les appareils au pouvoir, le Parlement, le syndicat officiel ont raté l’opportunité de donner de la fierté à la jeunesse algérienne. Au contraire, on médiatise des « baltaguia » pour dire aux «Kabyles d’aller manifester chez eux et quitter une houma qui n’est pas la leur», à la moindre manifestation. A l’évidence, la grandeur de la politique est une philosophie inconnue par ces temps de mutations où, là encore, la gouvernance arabe ressemble tellement à celle de régimes dont certains se creusent les méninges en vain pour s’en différencier. Tenir des propos racistes qui sèment la haine et la division est, en terre normale, un délit. Ici, il est rémunéré et valorisé dans certains médias. Dans l’impunité. Le monde arabe conquiert ses libertés. La Ligue arabe et l’Union africaine ne seront pas ces espaces coûteux où des vieux palabrent avec la complicité des grandes puissances. Ces dernières ont, il faut l’espérer, appris la leçon et tancent, avertissent, conseillent d’abord gentiment les régimes arabes. Ceux-ci réforment ou bien seront balayés. L’Algérie, au-delà des bouleversements qui agitent le Maghreb, notre espace premier, le monde arabe et toute la planète, est aussi à un carrefour. Si l’argent peut et doit être mis au service des populations, du développement, de l’indépendance alimentaire, médicale et surtout vis-à-vis du pétrole, cela n’est pas suffisant. Il peut même générer des révoltes à cause de marchés frauduleux, de corruption à coup de milliards, de gaspillage et d’évasions énormes. Des réformes politiques sont vitales. La première, la mère de toutes les autres, consiste en une réconciliation entre le pouvoir et l’opposition, et la liberté pour cette dernière d’avoir sa place légitime et celle d’exercer toutes ses responsabilités. L’histoire retiendra les hommes, les idées et les pratiques qui donneront vie à l’alternance pacifiquement pour éviter au pays, dans le court, moyen ou long terme, de vivre ce que montrent des médias, hélas non algériens, chaque nuit et chaque jour. Redonner le pouvoir de légitimer aux Algériens, c’est gagner leurs cœurs et leurs suffrages. C’est mériter la postérité. M. Bouteflika a la sagesse et l’expérience qu’il faut pour savoir que les partis au gouvernement, le syndicat officiel, les courtisans dans tous les secteurs n’ont ni la légitimité, ni l’ancrage pour être des liants, des médiateurs et encore moins des négociateurs acceptables par la jeunesse, les salariés, les élites et la société. S’il y a des différences évidentes entre les pays, les sociétés arabes ont strictement les mêmes bourreaux et les mêmes aspirations.
3 mars 2011
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