«Personne n’aime le messager porteur de mauvaises nouvelles». Certains tentent de l’acheter, d’autres essaient de l’enchaîner, d’autres enfin veulent le faire taire d’une manière ou d’une autre, pensant naïvement effacer la mauvaise nouvelle qu’il porte.
Ce vers extrait de l’Antigone de Sophocle est plus que jamais d’actualité.
Le messager aujourd’hui, c’est le blogueur qui, révolté par la misère sociale, la détresse humaine et la répression féroce qui s’abat sur ses concitoyens, s’indigne à sa façon, se révolte comme il peut et lance, par voie webienne, des SOS à la collectivité. Terrorisés par l’ampleur de la mobilisation citoyenne, les Etats totalitaires réagissent en redoublant de férocité. Après les filtrages et les cryptages de plus en plus accentués, des messages satellitaires, suivent les arrestations musclées, les incarcérations arbitraires, voire les éliminations physiques des blogueurs, comme celle de l’internaute égyptien Khaled Said, massacré dans un cybercafé d’Alexandrie, en juin 2010. Si Wael Ghonim, le jeune cadre de Google a été mis au cachot pendant toute l’occupation de la place Tahrir, la jeune blogueuse syrienne Tal al-Mallouhi, quant à elle, a été condamnée, le 14 février dernier, à cinq ans de prison par la Haute cour de Sûreté de l’Etat à Damas pour «intelligence avec un pays étranger». La rupture des connexions Internet à travers tout le pays, constitue une autre forme d’agression. Au mépris des règles internationales, les responsables politiques brouillent les signaux, coupent les câbles et détruisent les bornes cellulaires afin de rendre inutilisables les réseaux de téléphonie mobile.
Ainsi donc, pour se rassurer devant la montée des périls, les «princes» brisent les thermomètres pensant ainsi avoir baissé la fièvre. Sentant l’orage venir et les révolutions devenir hors de contrôle, le roi Abdallah d’Arabie, conseillé par Goldman Sachs, opte pour la solution radicale. Il vient de faire une offre de 150 milliards de dollars pour s’approprier Facebook, afin de le domestiquer et d’en faire un moyen supplémentaire de manipulation des foules. Loin d’être un philanthrope, Mark Zuckenberg, le boss du désormais illustre réseau social, réserve sa réponse. Son réseau, créé en 2004 à Harvard, soit dix années après Google, et ouvert au public en 2006, a dégagé un bénéfice net de 500 millions de dollars pour la seule année 2010 (soit plus du double par rapport à 2009). Son entrée en bourse est d’ailleurs prévue pour avril 2012. Ce qui importe pour lui et pour les autres créateurs de sites, c’est de valoriser leurs actifs en fournissant aux gros annonceurs des cibles personnalisées documentées. L’idée de venir en aide aux opprimés ne les avait guère effleurés. Très tôt, ils ont compris qu’il existe un public pour une information plus élaborée et plus en direct. D’où le succès des nouveaux réseaux, à l’échelle mondiale.
Aujourd’hui, avec les barrières qui s’estompent grâce à Internet, des milliards d’internautes surfent, sans frein ni barrière, sur la blogosphère. En ce début d’année, pas moins d’un demi milliard d’internautes sont en connexion via Facebook, le site le plus visité après le moteur de recherche Google. C’est un plus, mais c’est aussi un danger car le réseau des réseaux, s’il constitue une source d’information et de mobilisation citoyenne extraordinaire, peut aussi devenir un instrument de déformation et d’aliénation, un facteur de dérive et de déséquilibre, les informations qu’il colporte étant difficilement vérifiables.
L’onde de choc numérique fait trembler tous les pays
Depuis les premières ondes produites par une pierre jetée dans l’eau, la propagation par ondes a fait son chemin. La diffusion des ondes terrestres ou satellitaires est aujourd’hui interplanétaire, grâce aux satellites et aux moyens de télécommunications de plus en plus sophistiqués. La communication entre les hommes a, de son côté, beaucoup évolué. Le Forum romain, l’Agora d’Athènes, où se débattaient en toute démocratie les problèmes de la Cité, ont cédé la place aux nouveaux vecteurs de la pensée qui semblent avoir un don d’ubiquité. La presse écrite d’abord, la radio et la télévision ensuite, ont facilité la communication à distance. Le public était informé et il pouvait échanger des idées et des nouvelles.
Mais, très vite il allait déchanter, l’information ayant de plus en plus de difficultés à circuler librement. Dans les Etats autoritaires, la censure interdit la parole publique. Ainsi, au lieu d’ouvrir des perspectives, au lieu d’éveiller et de sensibiliser les citoyens, l’information partielle et partiale distillée par les dirigeants politiques, obscurcit la pensée. Les radios et télévisions de service public, financées par l’argent public, et censées être au service du public, subissent partout une chape de plomb castratrice. L’impossible objectivité des médias arabes est une réalité incontournable. Tous les régimes ont une conception archaïque et autoritaire de l’information. La censure institutionnalisée, faite dans le plus grand secret et sans intervention de l’autorité judiciaire, et la langue de bois qui se pratique sans vergogne, ont grandement contribué à l’émergence et au succès planétaire de la chaîne qatarie Al Jazzera qui est loin d’être un modèle de référence et de probité.
Internet a modifié les frontières ; les réseaux sociaux, prélude à de grands bouleversements, sont en train de modifier radicalement la façon de s’informer. Bouleversant radicalement les systèmes d’information en vigueur, la nouvelle donne médiatique instaure de nouveaux liens, de nouvelles convivialités entre les citoyens quel que soit le pays. Grâce aux dizaines de milliers de serveurs, aux millions de lignes de code de programme et aux centaines de millions d’utilisateurs actifs, la toile, qui se drape du discours de la liberté, propose une nouvelle Agora mondiale. Mais si pour certains, elle est l’instrument idoine à même de favoriser l’avènement de la démocratie et de la mobilisation sociale, d’autres s’interrogent sur la reconfiguration radicale de l’espace public, induite par les possibilités des nouvelles techniques, surtout lorsque ces dernières deviennent de dangereux instruments de propagande et d’aliénation. Le Web fait aussi peur, et pas seulement à la gent politique. La nouvelle syntaxe crée des frissons. Il n’est plus question que de cybercensure, de ciberattaques, de cyberdissidence et de cyberguerres. La pédopornographie et les Fetwas d’Al Qaeda via le numérique font froid dans le dos. Le danger est bien réel lorsque les espaces de liberté sont détournés au profit de causes irrationnelles. Ceci dit, les censeurs font feu de tout bois. Une mainmise des Etats n’est pas à exclure. Les internautes chinois, vietnamiens et iraniens, entre autres, qui subissent en permanence les affres d’une surveillance policière draconienne, le savent bien. Beaucoup ont fait les frais de mesures d’intimidation lourdes de menaces. En dehors des contrôles sur le Net, les Etats qui veulent soumettre leurs peuples, peuvent user de moyens plus subtils, comme rendre les connexions défaillantes, réduire les débits ou limiter le taux de pénétration d’Internet.
Twitter et Facebook, arbitres des révolutions
démocratiques ou armes de résistance passives ?
L’onde de choc de la liberté parcourt le monde arabe. De Tunisie, d’Égypte, de Libye, d’Algérie, de Jordanie, du Yémen, de Bahreïn, les jeunes, les travailleurs, les pauvres, sortent des bidonvilles et bravent, avec un admirable courage, des dirigeants autocrates, cupides, corrompus, accapareurs, exploiteurs, protégés par des polices armées de balles nord-américaines ou européennes. L’aspiration à la démocratisation passe aussi par les Forums, les «chats» et les blogs, ces carnets de bord sur la toile importants pour les échanges. Twitter et Facebook sont devenus des armes de résistance passives. Ils contribuent à la circulation des informations, en direct et en temps réel, et démasquent les bourreaux. Dans le monde arabe, ces réseaux sociaux constituent une réponse au silence assourdissant des médias officiels. Une nouvelle forme de citoyenneté internationale est en train de naître, sous nos yeux. Nous l’avons vu en Tunisie (20% d’internautes) et en Egypte (16% d’internautes). L’Algérie, selon une enquête publiée en octobre 2010 par deux entreprises algériennes spécialisées dans le conseil en webmarketing, compte à peine 1,2 million d’utilisateurs de Facebook, ce qui est presque insignifiant.
Face au déficit informationnel, il est désormais acquis que les réseaux sociaux sont devenus une part intégrante de la pratique d’Internet. Grâce à la souplesse du Web, à la vitesse de circulation des nouvelles, à la simplicité de la manipulation et à l’adaptation aux destinataires, les citoyens peuvent intervenir directement et œuvrer pour une médiatisation massive des événements que les Etats veulent dissimuler. La Libye, qui recense plus de 300.000 inscrits, a vu très vite ses réseaux cadenassés. Bahreïn pratique un filtrage strict d’Internet. Google Earth, le service qui permet de consulter des vues aériennes des résidences de la famille royale, est bloqué. Partout se pratiquent des blocages ponctuels des services de télécommunications. Les réseaux sociaux sont bloqués par simple rupture de l’accès à Internet; la censure numérique peut cependant, être contournée par le biais de fréquences alternatives de remplacement, en liaison directe avec les satellites. La jeunesse arabe, soudainement et brutalement projetée en direct, au devant de la scène internationale, via les réseaux sociaux, a donné une autre image d’elle-même. Soumis depuis des décennies à de fortes pressions et à d’âpres tensions, les peuples arabes montrent à l’opinion publique, leur soif de liberté et de démocratie. Les changements en cours, tout à fait imprévus, incitent à la mobilisation. Les massacres enregistrés en direct par des jeunes avec des moyens rudimentaires et au péril de leurs vies, montrent au monde entier, non seulement le visage hideux des dirigeants arabes, mais aussi indirectement la lâcheté des Occidentaux qui les courtisent en faisant mine de ne rien voir.
Internet n’est cependant, ni un artefact ni une arme fatale. S’il pèse de plus en plus lourdement sur l’opinion publique, c’est parce qu’il est devenu un vecteur incontournable d’informations pour les journalistes. Lorsque les journalistes des TV étrangères sont interdits d’accès ou lorsqu’ils se trouvent dans l’incapacité de couvrir en permanence et en tout lieu un événement, les documents enregistrés et mis sur le Web par des internautes, revêtent une importance particulière. Les tragédies «silencieuses » non médiatisées sont aujourd’hui inexistantes aux yeux de l’opinion publique. L’image spectaculaire donne l’impression de l’urgence, et est tellement choquante qu’elle provoque la pitié. Elle induit un don «réflexe», compassionnel. Encore une fois, mais, il faut être prudent, l’image «choc» ne doit, en aucune manière, supplanter les causes d’une crise, son déroulement, ses acteurs. L’internaute ou le diffuseur doit veiller à introduire un peu de raison dans les messages et les images qu’il propose au grand public via les abonnés du réseau.
Internet, force de libération ? Non ! Plutôt boîte à outils technique. Internet, «zone de non-droit» ? Pas encore ! Internet, «Nouvelle frontière de la liberté dans le monde», comme l’affirme la secrétaire d’État américaine Hilary Clinton, peut-être ! Il y a lieu alors de se demander pourquoi Julian Assange est voué aux gémonies du fait que son WikiLeaks, (qui met à nu la diplomatie américaine scandaleuse et inadmissible) ouvre un nouveau débat public sur la transparence ? Force est de nous interroger sur Internet (sous contrôle et gestion américaines) et sur la reconfiguration radicale de l’espace public mondial, induite par les possibilités qu’offrent les nouveaux réseaux. Ne constituent-ils pas le nouveau terrain d’affrontement, à la fois idéologique et même «guerrier» entre nations et groupes rivaux ?
3 mars 2011
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