Les Occidentaux ne sacrifieront aucun de leurs soldats en Libye. Ils ne dépenseront aucun dollar ou euro pour en finir avec Kadhafi. Son peuple s’en charge. Ils attendront sa chute définitive et n’iront pas s’impliquer dans un bourbier à l’irakienne ou à l’afghane. La Libye leur est déjà acquise, sans autre coût.
Devant la précipitation des événements en Libye et la violence qui les caractérise, la thèse d’une invasion de la Libye par des forces coalisées euro-américaines est avancée par des analystes et des observateurs politiques. Nous ne savons pas sur quels arguments une telle hypothèse est basée, hormis les visées des Occidentaux sur le contrôle des gisements de pétrole libyen. C’est particulièrement cet argument relatif à la convoitise du pétrole qui, justement, exclut une occupation à l’irakienne de la Libye. Mais pas seulement. Pourquoi ? Les USA, à qui l’on prête l’intention d’y aller, importent 2O % du pétrole libyen, contre 80 % pour les Européens. Ceci veut dire que la Libye est, pour ce qui concerne son potentiel énergétique, un précarré des intérêts européens.
Or, en sein même de la famille européenne, les intérêts économiques, énergétiques et stratégiques diffèrent d’un Etat à l’autre, parfois sont concurrentiels. L’économie italienne est plus dépendante du pétrole libyen que celles suédoise ou danoise, par exemple. La possibilité de l’implication des Etats nord-européens dans une aventure militaire en Libye est pratiquement nulle, tant l’escompte économique et politique pour eux est insignifiant, voire coûteux. L’Union européenne est un ensemble disparate de plusieurs Etats aux systèmes politiques, économiques, culturels et opinions publiques différents. A l’inverse des USA qui sont une fédération de 50 Etats, avec un gouvernement fédéral, une stratégie politique nationale commune et un projet commun : une nation. Ensuite, si, sur le plan géostratégique, l’Irak et l’Afghanistan concernent plus les USA, la Libye est d’abord un «pion» situé dans la Méditerranée, sphère d’influence et de calculs stratégiques des Européens. Au-delà de ces données géostratégiques, il faut bien reconnaître à l’Europe d’aujourd’hui son aversion à l’utilisation de la guerre pour régler des situations de crise. A l’inverse des Américains pour qui la guerre est, encore aujourd’hui, une alternative intégrée dans sa doctrine de politique étrangère (notion de guerre préventive). Cela est dû au cheminement de l’histoire des deux continents. L’Europe a été longtemps un empire colonial et a vécu, au dernier siècle, deux grandes guerres affreuses. «De guerre lasse», pourrait-on dire, elle s’est tournée depuis vers une autre stratégie de défense de ses intérêts à travers un projet commun, celui de l’Union européenne ; et une autre méthode, le partenariat économique et financier avec le reste du monde.
Là, les défenseurs d’une option militaire en Libye argueront de l’implication de l’Europe aux côtés des USA en Irak et en Afghanistan. Seulement, il faut revoir la genèse de ces deux aventures et comment l’Europe s’est trouvée impliquée dans ces deux guerres. La principale raison de la guerre déclarée à l’Irak a été l’occupation du Koweït par Saddam Hussein au matin du 2 août 1990. Durant six mois, jusqu’à janvier 1991, Américains, Européens, Russes et bien d’autres membres de la communauté internationale ont dépensé des efforts diplomatiques pour résoudre la crise irakienne, sans succès. Saddam Hussein est resté ferme sur ses positions, sans quitter le Koweït. Mieux, il prit en otage plus de 10.000 ressortissant européens et ses soldats ont attaqué les représentations diplomatiques de plusieurs pays européens au Koweït. Six mois de longues tractations n’ont pas suffi à rendre la raison à Saddam Hussein, ne laissant d’autre choix que celui de la guerre. Nous ne sommes pas dans les mêmes conditions pour ce qui concerne, aujourd’hui, la Libye. Kadhafi n’occupe pas un autre pays et ne dispose pas de l’autorité sur son territoire. Sa chute est l’œuvre des Libyens d’abord. Par ailleurs, il ne met pas en danger les intérêts vitaux des Occidentaux, puisque les sites de production et d’acheminement du pétrole sont sous contrôle des «révolutionnaires», soutenus par les Occidentaux. Kadhafi tombera de l’intérieur et ne coûtera rien aux Occidentaux.
Quand à l’Afghanistan, route d’acheminement du pétrole et surtout du gaz naturel des pays d’Asie mineure (Ouzbékistan, Kazakhstan, Turkménistan ) pour les besoins américains et en partie européens, l’attaque terroriste du 11 septembre 2001 contre les Tours jumelles de New-York a été l’élément déclencheur pour son invasion. Là encore, Kadhafi n’a pas revendiqué d’acte de guerre contre les Occidentaux. Il sera difficile, voire impossible que les USA puissent rallier l’ensemble des Européens à une invasion militaire de la Libye, si tant est qu’ils seront tentés par l’aventure.
Sur un autre plan, celui des moyens de la guerre, la situation ne penche pas pour l’option d’une guerre. Et pour cause, une guerre coûte beaucoup d’argent et demande des effectifs en hommes considérables. A ce jour, plus de 130.000 militaires sont présents en Afghanistan sous commandement de l’Otan (ISAF), dont une majorité d’Américains. En Irak, il reste encore 50.000 hommes chargés de la formation et de l’encadrement des forces irakiennes. C’est dire le coût d’une guerre supplémentaire pour les Occidentaux en ces temps de crise économique et financière. Il faut ajouter à ce constat le changement de cap dans l’approche américaine des relations internationales. Ce ne sont plus les «faucons» et «va-t-en-guerre» qui ont le pouvoir aux USA. Les démocrates, sous Barack Obama, privilégient le multilatéralisme et la concertation dans le traitement des crises internationales. Ce n’est pas rien. Les républicains, partisans de la manière forte, n’ont pas le contrôle absolu du Congrès américain comme ils l’avaient sous l’ère des Bush, père et fils, pour décider. Les démocrates gardent encore la majorité au Sénat.
La perspective d’une guerre ouverte n’est jamais une sinécure, une partie de plaisir ou un choix facile, y compris pour les Américains, contrairement à une idée répandue. Aujourd’hui, il y a bien d’autres moyens à faibles coûts humains, financiers et matériels pour défendre ses intérêts, s’approprier des richesses ou dominer, pour ses besoins, un autre pays.
Enfin, c’est mal connaître la prudence calculée des Occidentaux pour aller se fourvoyer dans un autre conflit, dont la durée et l’issue sera plus qu’incertaine, pour croire à une invasion directe, une guerre en Libye. Pourquoi le feraient-ils ? Kadhafi est déjà à terre par le seul soulèvement de son propre peuple. Ce n’est qu’une question de jours, peut-être de semaines et ça ne coûtera rien aux Occidentaux, surtout en cette période de récession économique.
En revanche, une assistance humanitaire sous commandement militaire aux portes de la Libye, voire dans les zones sous contrôle des révolutionnaires, est tout à fait envisageable. C’est différent d’un envahissement, d’une occupation ou d’une guerre. De plus, le déploiement de bâtiments de la marine de guerre de la 6e Flotte américaine, à proximité des eaux territoriales libyennes, ainsi que la fermeture de son espace aérien finiront par étouffer, définitivement, toute alternative de résistance et de fuite de Kadhafi et son clan.
Dans la situation actuelle, ni les Européens, ni les Américains ne sacrifieront un soldat, un dollar ou un euro de plus pour en finir avec le fou de Tripoli. Ils attendront le temps qu’il faudra, aideront les «révolutionnaires» et, au jour dernier de Kadhafi, négocieront le partage de leurs intérêts avec le futur pouvoir libyen.
3 mars 2011
Contributions