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Le Soir des Livres : INTERVIEW DE RACHID AOUS : «L’identité culturelle maghrébine : une dialectique en lien avec le déclin de la civilisation arabo-musulmane»

5 février 2011

LITTERATURE


Le Soir d’Algérie : Votre livre ambitionne de montrer les sources du sous-développement en terres d’Islam. Y a-t-il un rapport entre sous-développement et Islam ?


Rachid Aous : D’abord, notons que le mot sous-développement est une terminologie contemporaine dans laquelle se loge aussi un sens de déclin ou de décadence. Dans mon essai, il est employé essentiellement pour démontrer le lien, historiquement établi, entre le sous-développement actuel du monde musulman et le déclin de la civilisation arabo-musulmane examiné dans la longue durée.
En effet, depuis mille ans, les sociétés musulmanes connaissent une dévitalisation constante qui a entraîné l’état de colonisabilité, de colonisation, de sous-développement, passé et présent. Il suffit de considérer le bas niveau qualitatif et quantitatif des activités humaines en terres d’Islam, dans tous les secteurs, pour être convaincu du grave délitement sociétal des pays musulmans, à l’exception de la Turquie. Ce constat implique un lien structurel incontestable entre l’idéologie islamique formatant «l’Être culturel musulman » et les conditions de mal-vie et de grande misère psychologique et matérielle que subit la majorité écrasante des musulmans. Nier cette réalité c’est, à coup sûr, se condamner à perpétuer l’ordre politico-culturel responsable du déclin du monde musulman. La responsabilité de ce déclin a été imputée à l’idéologie obscurantiste islamique légitimée par tous les pouvoirs politiques, bien avant moi, par d’éminents penseurs musulmans, d’Ibn Rochd à tous les animateurs de la Nahdha, sans omettre Ibn Khaldoun.
Vous laissez sous-entendre que les Berbéro-musulmans «émasculent » leur pensée dans l’espace public. Qu’est-ce que cela signifie ?
Émasculer sa pensée signifie ne pas verbaliser clairement ses idées, souvent par manque de courage intellectuel. J’ai usé du concept «berbéro-musulman » pour souligner la dimension ethnico-culturelle qui, d’une part, se distingue peu en matière de préjugés et des conformismes religieux caractérisant l’espace culturel arabo-musulman et, d’autre part, pour soulever le problème crucial de l’identité nationale algérienne, dont les critères me paraissent devoir être révisés en vue de n’exclure, constitutionnellement, aucun Algérien qui refuse que leur identité ait un lien réglementaire avec la langue arabe et l’Islam. Sur les dangers de ce lien, je renvoie à la lecture du chapitre V de mon essai. En outre, m’appuyant sur des réalités culturelles et politiques spécifiques maghrébines (corpus poétique, musique, statut des femmes artistes, arabisation idéologique désastreuse…) pour rendre compréhensible à un plus large public les causes et les conséquences du déclin du monde musulman, cette culture maghrébine a été retenue comme paradigme d’analyse académique, transposable mutatis mutandis au monde arabo-musulman en particulier. Ce concept englobe donc les lettrés et intellectuels berbéro-arabo-musulmans et les autres musulmans, c’est-à-dire celles et ceux qui, ayant intériorisé le terrorisme sociétal et politique islamique, recourent à une verbalisation soporifique et inconsistante, lorsque les problèmes abordés ont trait à des sujets brûlants. C’est cette manière de s’exprimer, oralement et par l’écrit, que vise l’expression «émasculer sa pensée». Celle-ci étant contreproductive et surtout négative du point de vue de la formation d’une conscience éclairée, il m’est apparu pédagogiquement utile de démontrer ses effets pervers. Ce propos peut être significativement illustré par deux aphorismes exprimant ma démarche politico-philosophique. Le premier est d’Albert Camus et le second du philosophe allemand Théodor Adorno. Albert Camus a dit : «C’est ajouter au malheur du monde que de ne pas nommer clairement les faits.» Et Adorno a écrit : «La plus vraie et la meilleure part d’un peuple est sans doute ce qui ne se laisse pas intégrer au sujet collectif, et si possible lui résister.»
Sur quoi vous fondez-vous pour délégitimer le discours islamique ? Le déclin de la civilisation arabo-musulmane semble évident pour vous. Quelles en sont, en substance, les caractéristiques et les origines ?
Sur la nécessité vitale de délégitimer le discours islamique qui a façonné et façonne encore les mentalités dominantes en terres d’Islam, mes recherches poursuivies depuis une trentaine d’années ont abouti à la démonstration que c’est bien le monolithisme idéologique islamique, instrumentalisé par tous les pouvoirs politiques, qui est la cause première du déclin de la civilisation arabo-musulmane. Telle est l’essence de ma thèse développée en 488 pages. Mais votre double question soulève aussi la problématique du comparatisme historique, méthodologie dialectique incontournable pour mieux révéler les principales failles des diagnostics, posés depuis le XIIe siècle, sur les causes du déclin de la civilisation arabo-musulmane. En effet, on ne peut comprendre les causes premières de ce déclin si, au préalable, on n’a pas rigoureusement compris quels ont été les facteurs essentiels ayant présidé à l’émergence de la civilisation arabo-musulmane. C’est dans cette dialectique fondamentale que le comparatisme historique acquiert pleinement sa puissance de démonstration pédagogique. Par exemple, il est fort instructif de démontrer que le monde musulman vit depuis plus de dix siècles ce que le monde européo-chrétien a connu avant lui, à l’identique, durant plus de mille ans, sous l’ordre moral dogmatique catholique, apostolique et romain. Parmi les enseignements révélés par cette comparaison, on notera que les progrès durables en Europe, dans les arts, en sciences et en matière d’égalité des droits humains sont consubstantiels à l’enracinement de la raison scientifique et critique. Mais, surtout, cette raison critique scientifique et créatrice ne put se développer que, hors de la clôture épistémologique du Moyen-Âge, c’est-à-dire uniquement quand des penseurs osèrent se libérer du référent divin pour analyser l’infinité du cosmos et la complexité du monde. Elle n’aurait pu s’épanouir sans un amoindrissement conséquent de l’influence sur les mentalités et sur les pouvoirs politiques du dogmatisme obscurantiste catholique. Le monde musulman, tout en jetant aux oubliettes de l’Histoire le racisme, le scientisme et l’essentialisme de l’Europe orgueilleuse et colonisatrice, doit retenir de cette expérience européenne ce qui en a fait le succès, à savoir son capital d’esprit critique scientifique qu’elle a su faire fructifier et son système d’organisation politique dont la caractéristique majeure, depuis la fin du XVIIIe siècle, est d’être capable de résister à l’influence de tout dogmatisme religieux. Ce monde gagnerait aussi à comprendre d’où vient que la Chine a su libérer son imagination créatrice lui permettant aujourd’hui d’être une force économique et politique qu’aucune puissance, fût-elle l’hyper- puissance américaine, ne peut dédaigner. Il réalisera alors que la première révolution culturelle contemporaine chinoise du 4 mai 1919 s’opère en rupture radicale avec la tradition ancestrale confucéenne. Cette rupture fut féconde en matière de transformation des mentalités, base de l’amélioration des conditions de vie matérielle et culturelle de centaines de millions de Chinois. Autrement dit, les progrès durables, en Chine comme en Europe, ne furent possibles qu’une fois réalisées les ruptures idéologiques fondamentales avec l’ordre féodal et religieux ancien.
Vous affirmez que le corpus de l’Islam n’a aucune possibilité d’ouverture, voire d’amendement. Pourquoi ce qui a été possible pour le christianisme en Occident ne l’est pas pour l’Islam, pas plus que pour le judaïsme ?

En premier lieu, soulignons qu’il existe dans chacun des textes fondateurs des trois monothéismes des idées d’intolérance et d’enfermement culturel ethnocentrique, et chacune de ces religions a décrété détenir l’absolue vérité. Cela précisé, on peut affirmer, du point de vue de l’analyse historique comparative reposant sur des facteurs similaires dans leurs effets structurants de longue durée, seules les expériences en chrétienté et en terres d’Islam répondent à ce double critère de comparaison (la période considérée ici est de plus de dix siècles d’influence religieuse appuyée par des pouvoirs séculiers usant de la violence dite légitime). Les corpus islamiques participent de façon déterminante au façonnage des mentalités conservatrices de la plupart des musulmans (nes). Ils sont exclusivement élaborés sous le carcan normatif du Qoran incréé. Avec al- Muttawakkil, calife abbasside, le dogme du Qoran incréé a été institué en 852 : il stipule que les versets du Qoran sont la parole littérale de Dieu. Puisqu’il en est ainsi, Dieu ne pouvant se tromper, sa Parole s’impose même pour les versets dont la littéralité consacre des rapports inégalitaires et dont certains, pour ne prendre que trois exemples, légitiment la violence contre les femmes (Sourate IV, verset 34 et nos analyses pp. 209 à 225), des sanctions barbares qui révulsent les consciences humanistes (Sourate V, versets 33 ; 38 et nos analyses pp.225 à 228) et les nombreux anathèmes, autres sources de violence et d’intolérance, contre les incrédules, les libres-penseurs, les hypocrites, etc. Le problème central en Islam est que, depuis l’instauration de ce dogme, les exégèses des versets coraniques ont systématiquement légitimé les principes inégalitaires, consacrés en droit. Cette réalité inacceptable ne peut être positivement transformée sans remettre en cause le dogme du Qoran incréé. Mon essai expose en détail la nécessité vitale de rupture radicale avec ce dogmatisme (voir pp. 154-162). Concernant le dogmatisme chrétien, il s’est imposé au IVe siècle par la volonté des empereurs romains, Constantin et Théodose notamment, mais l’influence de ce dogmatisme en Europe n’a cessé de décliner, à partir du XVIe siècle et, plus significativement, depuis le XVIIIe, grâce aux effets libérateurs des Lumières. C’est ce processus, à la fois politique, historique et culturel caractérisant l’Occident «chrétien», qui représente la grande différence avec le monde musulman. Mon essai s’attache à en expliciter les principaux aspects. Cependant, je dis : attention aux analyses simplistes et aux comparatismes fallacieux ! Par exemple, l’affirmation «l’Islam ignore les Églises» recouvre l’idée selon laquelle la chrétienté, parce que représentée par un centre de pouvoir, la papauté, est mieux à même d’impulser des réformes tant à l’intérieur de l’Église que sociétales, par comparaison à l’Islam qui, faute d’un centre équivalent, est impuissant à lancer des réformes de même nature. Cette affirmation, suggérant aussi un pouvoir unique en chrétienté, est inexacte et, de plus, il est également faux d’induire que c’est l’absence d’un tel pouvoir en terres d’Islam qui a empêché des réformes structurelles ; d’autant que de cette catégorie d’analyse émanent des idées essentialistes dangereuses, instrumentalisées par des forces islamophobes et anti-arabes pour affirmer une supériorité ontologique de la chrétienté sur l’Islam. Or, se limitant au dogmatisme catholique et apostolique romain, on constate qu’il s’est imposé presque ne varietur  durant 1400 ans environ et, surtout, les réformes entreprises en Europe ne le furent que sous la contrainte de forces extérieures à cette Église. C’est donc attribuer à cette Église et à son système de pouvoir des mérites qui ne lui sont pas dus.
Depuis quelques années, on assiste à une floraison d’études islamiques. Certaines d’entre elles étaient considérées par Mohammed Arkoun comme de la mytho-idéologie. Que pensez-vous de cette catégorie et plus généralement de la multiplication des approches de l’Islam ?

En préambule, je voudrais rendre un hommage post-mortem à Mohammed Arkoun, en empruntant aux sages musulmans une belle expression dont ils usent souvent : «Allah ya rahmou bi-f’aylou (Que Dieu lui accorde Sa Miséricorde à la mesure de ses actes)». Etant l’objet de sévères critiques sur ses postures publiques, je lui dois cet hommage d’autant que mon admiration pour son œuvre est clairement verbalisée dans mon essai, en dépit de divergences d’analyses qui s’y trouvent exposées. Sur le qualificatif «mytho-idéologie» caractérisant la floraison d’études islamiques, je partage son jugement. J’ajoute que les écrits et discours de la plupart des nouveaux penseurs islamiques chevauchent encore les fausses espérances réformistes qui n’ont jamais pu être entreprises par la quasi totalité des pays d’Islam, principalement en raison des mauvais diagnostics posés sur les causes du déclin de la civilisation arabo musulmane. Selon mon diagnostic, les voies réformistes souhaitables ne peuvent être sérieusement envisagées sans avoir au préalable engagé un combat frontal des idées contre ces fondamentaux structurant le dogmatisme obscurantiste islamique et contre son corollaire idéologique profane (par exemple la sacralisation de la langue arabe littéraire) qui renforce cet obscurantisme.
Le rapport entre Islam et politique est une autre évidence nichée dans le texte coranique qui contient de quoi gérer les affaires de la cité. La séparation du politique et de l’Islam vous paraît-elle possible au regard de l’esprit et de la lettre du texte religieux ?

L’Islam traditionniste qui s’est imposé depuis le décès du Prophète Mohammed est la seule réalité doctrinale que nous connaissons. Toutes les autres interprétations visant à démontrer, en vain, qu’il existerait un autre Islam dit «éclairé» s’égarent en débats stériles. Reste néanmoins que des centaines de millions de musulmanes et musulmans vivent et pratiquent leur foi avec ferveur, dans la tolérance et la paix sociale. Mais cette réalité importante qui caractérise aussi le monde musulman relève d’une catégorie d’analyse qui ne peut ni ne doit être confondue avec le champ sémantique dans lequel s’ordonne l’ordre moral islamique traditionniste, voire obscurantiste, et qui puise sa légitimité dans la seule réalité doctrinale musulmane que nous connaissons. C’est pourquoi la modernisation des mentalités suppose une déconstruction radicale des stéréotypes aliénant la raison critique créatrice en terres d’Islam. Cette déconstruction doit donc s’astreindre à une réfutation systématique des fondamentaux doctrinaux de l’Islam et de ses discours apologétiques qui renforcent les relations inégalitaires entre les sexes, l’esprit de superstition et l’enfermement culturel ethnocentrique. Cette déconstruction est également nécessaire à la transformation des rapports de domination nationale et internationale. Car, concernant la domination impérialiste, on connaît mieux désormais ses conséquences désastreuses sur les conditions de vie de plus d’un milliard d’êtres humains, conséquences directement issues de son système économique et financier prédateur (voir pp. 109-113, en particulier la note 14). Libérer cette raison créatrice exige en priorité de vaincre le terrorisme religieux et politique qui empoisonne et dévitalise les sociétés musulmanes. C’est une bataille idéologique sans concession qu’il faut mener, dans tous les domaines, pour convaincre le plus grand nombre possible de citoyens (nes) de cette nécessité de rompre avec le dogmatisme islamique pour mieux rompre tout aussi radicalement avec les systèmes politiques tyranniques et corrompus.
L’Algérie, votre pays, dont vous semblez bien connaître l’histoire, a été en quelque sorte un laboratoire dans l’avènement d’un islamisme violent et conquérant. A vos yeux, y-a-t-il dans l’histoire de ce pays des éléments qui le prédestinaient à cette fonction ?

Pour moi, l’intolérance doctrinale islamique imprègne profondément la société algérienne, à l’instar de n’importe quelle autre société qui subirait de façon déterminante une pensée monolithique religieuse. A ce substrat culturel et religieux, semblable à la plupart des autres pays arabo-musulmans notamment, trois facteurs nouveaux sont venus aggraver la densité de la violence en Algérie : 1- l’arabisation-islamisation idéologique et criminogène de l’école algérienne ; 2- la fermeture du champ politique à une alternative démocratique pacifique ; 3- la corruption systématisée et son corollaire la mauvaise gouvernance. Cette brève réponse me paraît suffire à résumer ma conviction étayée sur les causes ayant entraîné les violences extrêmes et la cruelle régression que notre nation a connue durant la récente décennie noire. Enfin, j’ajouterai un autre facteur majeur «l’instrumentalisation de l’histoire de notre mouvement de libération nationale», instrumentalisation longuement décryptée et explicitée dans mon essai (chapitre IX).
Propos recueillis par Meriem Nour et Bachir Agour

SIGNET
Reflexion
Rachid Aous a passé une trentaine d’années de sa vie à écrire et publié un livre, un seul : Aux origines du déclin de la civilisation arabomusulmane. Il a créé les éditions Dâr al-‘Uns à Paris pour ce livre et, par la suite, pour d’autres. Un livre foisonnant, érudit, dense où les genres se mélangent pour fonder une parole à la fois réflexive, analytique et même euphorique. Un volcan qui, dans son éruption, fait jaillir les joyaux des tréfonds de la terre et tout ce qui la constitue. On voit bien que le thème du déclin de la civilisation arabo-musulmane habite Rachid Aous. Ce n’est pas seulement un intérêt intellectuel qui soutient cette réflexion de fond mais une implication personnelle. Pour y arriver, Rachid Aous a dû travailler dur, relire les grands penseurs, trouver des passerelles entre les causes et les effets. Ça donne un livre qui ressemble à l’auteur : volubile et passionnant !
B. A.

Banquier, philosophe et justicier
A deux pas de «la Mouffe», quartier du 5e arrondissement de Paris populeux et commerçant, et de la fac de lettres du vieux Censier, se niche rue des Patriarches un petit local tenant lieu de maison d’édition. Rachid Aous, patron de la société Dar al-Uns éditions, le partage avec un collègue éditeur lui aussi. Si ce n’était sa tête chenue serrée sous une casquette de coton du même blanc que ses cheveux, son look étudiant l’assimilerait aisément à la population locale. Il faut dire que Rachid est un fort en thème, volubile et amoureux des idées, des mots avec lesquels il jongle habilement. Cette maison d’édition, il en a toujours rêvé tout comme cet ouvrage consacré au déclin de la civilisation arabo-musulmane, dont il est l’auteur, et qu’il vient de publier. C’est un peu pour cela qu’il a créé cette société voilà 15 ans. Mais avant d’en arriver là, que de chemins parcourus, tortueux, périlleux même ! Fils de commerçants de Koléa, Rachid naît dans le quartier Tambourouf de la cité reine du plateau du Sahel, le 11 février 1944. Son père est originaire d’Azazga, en Grande-Kabylie, et sa mère, orpheline de père et de mère, d’El-Kseur. Alors, dans la famille on parle kabyle, mais aussi arabe et français. C’est la langue française d’ailleurs qui est privilégiée, tout comme l’éducation de façon générale avec ses références aux valeurs françaises : «Ecole française, parlant français à la maison, s’habillant à la française en short et socquettes blanches, on était considérés par certains comme des m’torni…. J’avais honte de m’habiller de cette façon parce que ça me distinguait du lumpenprolétariat, puisque je faisais partie, moi aussi, des dominés, des colonisés.» D’autant que la grand-mère paternelle, Chabha, «capable de tresser pendant des heures des poèmes dont chaque vers était un missile atomique », a été la première à imposer à ses petits-enfants cette éducation à la française. Il faut dire que, menacée de mort par sa propre famille qui voulait la remarier, elle s’était enfuie de nuit avec ses enfants, posant ainsi un acte de rupture avec son environnement. En dépit de cette éducation, on n’en est pas moins patriote chez les Aous, et la maison familiale sert de refuge aux maquisards. En 1956, Rachid fait la grève des cartables, quittant définitivement l’école dès la fin du primaire : «J’ai un souvenir fabuleux de l’école. Nous étions une minorité d’Algériens à suivre l’école française. Je n’ai jamais rencontré le racisme durant ma scolarité. Mon instituteur corse traitait tous ses élèves avec le même respect.» Il n’a que 14 ans, en 1958, lorsqu’à la suite d’un attentat auquel il n’était point lié, il est arrêté et passé à tabac. A sa mère qui le réclame, un militaire répond qu’il a été tué : «Avec un sang froid stupéfiant, ma mère a dit : ah bon, on l’a tué ! C’est pas le premier, ce ne sera pas le dernier. Puis, elle est partie et on m’a relâché. J’étais très admiratif.» Cependant, le père ne souhaite pas voir son fils prendre le maquis, il l’estime trop jeune. Quant à l’intéressé, la question d’un ami français l’interpelle : «Si on te demandait de tuer mon père commissaire, est-ce que tu le ferais ?» Rachid ne montera pas au maquis, mais en 1961, il rejoindra l’OCFLN et sera en charge d’approvisionner, en équipements divers et médicaments, des résistants de l’ ALN. Son ouvrage cité en référence s’ouvre sur une photo datant de la période du cessez-le-feu. Rachid pose, encadré par deux maquisards, un pistolet mitrailleur entre les mains : «Je frime, bien sûr, car je n’ai jamais tenu d’armes.» Si Rachid ouvre son livre par cette photo, c’est qu’y figure Si Messaoud, commissaire politique de la région de Koléa, Wilaya IV, pendant la guerre de libération, et que, selon lui, son assassinat par des gendarmes en 1994 illustre son analyse de la relation «entre régimes politiques illégitimes, corruption et violence comme une des causes structurelles du déclin de la civilisation arabo-musulmane ». En 1961, Rachid a 17 ans et tandis que rien ne le prédispose à une carrière dans la banque, il profite d’une offre de formation prévue dans le cadre du Plan de Constantine : «L’idée de ce plan était d’offrir des passerelles aux Algériens pour les détacher de la lutte armée.» Le voici donc, après un an de formation, employé à la Banque nationale pour le commerce et l’industrie algérienne, BNCIA. Affecté au service étranger, on lui confie la responsabilité des comptes en devises, puis celle du change. L’année suivante, en septembre 1962, il crée avec Saïd Benderra la première section des employés de banque de l’UGTA ainsi que la fédération dont il deviendra le secrétaire général en 1966. Bien qu’il ne soit pas, précise-t-il, dans une «démarche carriériste», mais plutôt «militante», il passe très rapidement les échelons et se retrouve chef du service étranger de la Banque populaire commerciale et industrielle d’Alger, BPCIA, qu’il intègre fin 1963. Il rejoint la première banque nationale algérienne, BNA, dès sa création en 1966. Deux ans plus tard, il crée et organise le Centre d’opération avec l’étranger de la BNA, puis sera nommé directeur de la trésorerie, des relations internationales et du contrôle des changes. Parallèlement à cette activité, il entreprend l’assainissement des comptes de la BNA. Lorsqu’il évoque celle-ci, Rachid se réfère aux Incorruptibles – les vrais, ceux de la Prohibition aux États-Unis — : «J’ai recruté une équipe de type Eliot Ness. Elle travaillait 7 jours sur 7 et avait les pleins pouvoirs. Cette expérience et le conseil aux entreprises nationales en particulier, m’ont permis peu à peu de prendre conscience de notre incapacité à peser sur le pouvoir pour défendre les intérêts du pays. Nos actions cherchant à enraciner les exigences de la bonne gestion restèrent sans effet. Ils étaient les plus forts. Nous étions des Don Quichotte.» Ce constat le détermine à passer à l’action politique ouverte et il entreprend de constituer une «cagnotte» pour financer une opposition à Boumediène. Cette cagnotte, c’est l’argent des placements bancaires dont il a la charge. Elle atteindra 2 millions de dollars. Profitant d’un conseil d’administration de l’Union méditerranéenne de banque dont il est l’un des administrateurs, il quitte Alger pour Paris après avoir procédé au transfert des fonds, en décembre 1978. Clandestinité, faux papiers. Il s’inscrit sous le nom de René Agostini en licence de langue et de civilisation arabe à l’Institut catholique de Paris : «J’avais refusé l’arabisation idéologique de l’Algérie, parce que j’avais compris que le substrat culturel sur lequel se renforçait le pouvoir despotique de Boumediène, et de façon générale tous les pouvoirs tyranniques arabes, c’était l’islam doctrinal dont la langue arabe littéraire est un vecteur important de propagande.» Ce qu’il ne sait pas encore, c’est que l’Algérie a lancé contre lui un mandat d’arrêt et qu’Interpol le recherche. Il est arrêté à Paris, et condamné en France pour faux papiers, détournement de fonds. Il écope de trois ans de prison ferme et 500 000 francs d’amende. Avec les remises de peine, il effectuera en réalité 25 mois et 16 jours. «En prison, je me suis mis à la disposition de mes compatriotes maghrébins et, profitant de mon enfermement, j’ai relu tout Balzac et j’ai entrepris de lire toute l’œuvre d’Ibn Khaldoun ainsi que, crayon en main, l’Ancien Testament, les Évangiles et le Coran». Une fois libéré, sa condamnation lui interdit le statut de réfugié : «D’autant plus que pendant mon procès, on a cherché en vain à savoir où était cet argent et qui en avait bénéficié. Le statut de réfugié politique ne m’a été reconnu qu’en 1991.» Il va travailler successivement comme conseiller dans l’immobilier, puis enseignant dans un centre universitaire américain à Paris. Et toujours cette interrogation qui le talonne : l’origine du déclin de la civilisation arabo-musulmane. C’est cette nécessité d’y répondre qui le mène à la création de sa maison d’édition en 1995, persuadé que la lutte contre «le monolithisme idéologique islamique » passe par la valorisation du patrimoine culturel spécifique maghrébin, non réductible à la seule langue arabe et à l’islam. Passionné depuis toujours de chaâbi, il devient ethnomusicologue et publie Les grands maîtres algériens du chaâbi et du hawzi. Dans cet esprit d’ouverture, sa maison devient une référence en matière d’ouvrages relatifs à la tradition culturelle judéo-arabe : «Elargir la conscience du plus grand nombre possible de Maghrébins pour réduire l’influence sur les mentalités de l’Islam doctrinal obscurantiste. Je ne publie que des ouvrages qui procèdent de cette démarche, directement ou indirectement. »
M. N.

Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2011/02/05/article.php?sid=112382&cid=31

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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