Voici l’adresse que Mohamed-Chafik Mesbah, en sa qualité d’intellectuel algérien, vient de transmettre par téléphone à son ami le romancier égyptien Alaa Al Aswany,
l’une des figures marquantes du mouvement de contestation actuel en Égypte. Le romancier égyptien qui a exprimé toute sa gratitude s’est engagé à réserver une réponse détaillée à l’adresse dès le départ de Hosni Moubarak.
Alger, le 1er février 2011
Cher ami Alaa,
Cela faisait quelques jours que, bravant la décision du gouvernement égyptien frappant d’interdit connexions internet et liaisons téléphoniques, je tentais de me mettre en rapport avec toi, afin de pouvoir me tranquilliser sur ton état, persuadé que tu serais au devant des manifestants du Caire, pour clamer cet amour passionné de la liberté et ce rejet résolu de la dictature qui n’ont cessé d’inspirer tous tes écrits. C’est avec une joie indicible, tu l’imagines, que j’ai pu, enfin, entendre ta voix chaleureuse et familière au téléphone, me rassurant autant sur ta santé que sur l’issue, que tu prévois victorieuse, de la révolution que vient de déclencher le peuple égyptien. Je suis d’autant plus heureux que, lorsque des incidents injustifiés avaient opposé les opinions publiques de nos deux pays à propos d’une malheureuse rencontre de football, je t’avais laissé, dans ton cabinet de dentiste, alors que tu étais en déplacement, un message pour te dire que nous devions, tous deux, nous manifester à travers la presse pour nous démarquer d’une division, artificiellement, suscitée entre nos deux peuples, voulue tout juste par des gouvernants soucieux d’endormir les foules. Voilà l’occasion inouïe, les manifestants égyptiens se faisant entendre, haut et fort, à l’échelle de toute la planète, voici l’occasion inouïe de démontrer que ce qui unit nos deux peuples, une exigence essentielle de justice sociale et de dignité, est bien plus fort que ce qui, prosaïquement, pourrait les séparer. A propos de dignité, j’avoue avoir été surpris, moi qui, comme tu le sais, nourris tant d’admiration pour l’homme moral que fut Djamel Abdenasser, j’ai été surpris de voir les jeunes Egyptiens brandir, avec fierté, le portrait de ce leader arabe, disparu, pourtant, depuis un lustre. Ce doit être, selon toute vraisemblance, la rectitude morale du chef de l’Etat défunt qui a interpellé les jeunes manifestants et, surtout, le sentiment de dignité qu’il avait restauré chez tous les Égyptiens. Je me souviens, à cet égard, de ta réplique fulgurante lorsque je t’avais, malicieusement, reproché d’avoir écrit, avec Immeuble Yacoubian, un pamphlet contre l’ancien président égyptien : «Non ! Je porte une grande considération à Djamel Abdenasser, cet illustre dirigeant qui a restitué au peuple égyptien sa dignité. Il a commis, cependant, une faute des plus graves en manquant le rendez-vous de la démocratie pour lequel le peuple égyptien était prêt.» Parlons, justement, de l’état d’esprit du peuple égyptien lequel vient de délivrer, à la face du monde entier, une leçon magistrale de maturité politique. Ce n’est pas du pain que le peuple égyptien, relayé par toutes les chaînes de télévision du monde, demande, c’est la démocratie qu’il exige, de nouvelles règles de fonctionnement pour l’Etat avec une répartition plus équitable des richesses nationales. Tout cela passe, estime le peuple égyptien, par le préalable du départ de Hosni Moubarak lui qui a détourné, à son profit et celui de son régime, la souveraineté populaire. Je me joins, mon cher Alaa, à tes prières et à celles de tous les Egyptiens qui aiment leur pays : «Dieu, faites que ce soit le plus tôt !» Assurément, la distanciation par rapport à la situation actuelle en Égypte permet d’exercer un regard plus serein sur les événements en cours. Les enseignements que procure la transition démocratique avortée en Algérie sont, également, utiles, certainement, pour la révolution naissante d’Égypte. C’est à ce titre que je me permets de te livrer ces quelques observations que m’inspire ce combat historique auquel tu participes de toutes tes forces, sans, nullement, nourrir quelque intention d’interférer sur la libre volonté des Égyptiens. En premier lieu, tout en saluant l’héroïsme des manifestants qui ont fait irruption dans la rue par réflexe intuitif, une sorte d’écho à l’appel de la patrie souffrante, il semble indispensable, pour leur donner un impact encore plus fort, de dépasser le caractère spontané des manifestations en cours. La nature ayant horreur du vide, la spontanéité des manifestations et l’absence d’interlocuteurs politiques risquent, en effet, de donner du «grain à moudre» au régime vacillant. Ils pourront arguer de ce prétexte pour tenter de susciter le soutien de l’opinion nationale et internationale en vue d’un renversement du rapport de force qui leur permettrait de perpétuer l’ordre ancien. Il est urgent, par conséquent, de doter ces manifestations d’un encadrement légitime et performant en vue, d’une part, de prévenir le vide que pourrait causer le départ précipité de Hosni Moubarak et de ses proches et, d’autre part, de donner un visage avenant à la révolution en cours, pour rassurer société égyptienne et communauté internationale. Il ne s’agit pas de faire émerger un quelconque «homme providentiel»,— l’époque est révolue — c’est d’une équipe soudée, résolue, viscéralement enracinée dans les entrailles de l’Égypte profonde dont il est question. Il ne s’agit pas, aussi bien, de déposséder le peuple égyptien de sa victoire. Il s’agit, au contraire, de lui permettre de se défendre contre toute menace. Au demeurant, si telle crainte était fondée, le peuple égyptien, chaque jour, témoigne, suffisamment, de sa vigilance contre les tentatives de détournement de son combat. En second lieu, l’armée égyptienne observe un statut de relative neutralité que l’opinion publique internationale enregistre avec admiration. L’armée égyptienne, il est vrai, a toujours bénéficié d’une image valorisante auprès du peuple égyptien, depuis l’époque d’Orabi Pacha — ce sultan qui a doté l’Égypte de son armée moderne —jusqu’à la Révolution des «Officiers libres» qui a scellé l’osmose du peuple égyptien avec son armée. L’observation qui suit peut paraître, donc, sans objet, voire même ingénue. Il est clair, pourtant, que positionnement stratégique de l’Égypte et son implication dans le conflit du Proche- Orient sont de nature à susciter, tout naturellement, la crainte d’Israël pour le cas où les rapports entre le peuple égyptien et l’’armée égyptienne viendraient à prendre un cours plus prononcé. Il ne semble pas inutile, donc, d’insister sur l’intérêt à préserver, coûte que coûte, ce statut de bienveillante neutralité de l’armée égyptienne. Il serait idéal, évidemment, que l’armée égyptienne s’implique plus en assumant un rôle de garant de la transition démocratique, mais il suffit déjà qu’elle ne dévie point de cette position de neutralité bienveillante. Autrement, faute d’appui déterminant dans l’Etat, le processus en cours serait dévié de son objectif stratégique qui porte, as-tu, toi-même, expliqué, sur le démantèlement pacifique de l’ancien système. Les données disponibles ne permettent pas d’affirmer que l’encadrement supérieur de l’armée égyptienne ne comporte pas du tout de généraux pouvant se transformer en une sorte de garde prétorienne du régime. Les prises de position officielles du commandement militaire rendent ce cas de figure improbable, d’autant que c’est l’exemple du général martyr Abdel Moneim Riadh, ce véritable héros que l’Égypte tout entière vénère, qui semble le plus inspirer les militaires égyptiens. En troisième lieu, l’existence du courant islamiste en Égypte étant une donnée sociologique, culturelle et politique indéniable, la révolution en cours, censée devoir instaurer la démocratie, se discréditerait, totalement, si elle venait à pratiquer, par avance, l’exclusion. L’inclusion du mouvement islamiste dans le fonctionnement démocratique du pays, c’est là, probablement, le plus grand des défis qui interpellent le peuple égyptien. Les décennies écoulées ont démontré que les politiques d’inspiration primaire qui prônent la substitution mécanique du traitement sécuritaire à l’approche politique mènent vers un cul-de-sac. Pour contenir le phénomène de l’islamisme, notamment dans le cas de dérives violentes, il faut prospecter d’autres pistes que la répression et l’exclusion ; cela exige, sans doute, beaucoup de discernement et davantage de courage. En quatrième lieu, les dictateurs arabes qui ne s’embarrassent pas de scrupules pour nouer avec l’étranger les rapports les plus douteux sont parvenus à duper, presque, les opinions publiques de leurs pays en diabolisant tous les acteurs politiques et sociaux qui tentent de susciter l’intérêt de l’étranger au combat démocratique qu’ils mènent dans leurs pays. Ce tabou qui, longtemps, a freiné les avancées démocratiques face aux régimes arabes dictatoriaux doit être levé. Faut-il être, à ce point, ingénu pour s’étonner de l’intérêt que les gouvernements étrangers et leurs services de renseignement accordent aux situations exceptionnelles dans les pays qui revêtent pour leurs intérêts stratégiques une importance vitale ? Tant mieux si cet intérêt les conduit, à un moment donné, vers le soutien d’un processus comme celui qui en Égypte doit, selon toute vraisemblance, conduire au départ de Hosni Moubarak et à l’instauration de la démocratie. L’essentiel est de conserver la part d’esprit critique indispensable pour éviter que l’inspiration étrangère ne se substitue à la volonté nationale. Sinon, crois-moi, cher Alaa, rien de tel qu’une forte pression étrangère pour ramener à la raison les dictateurs arabes. J’aurais tant aimé, mon cher Alaa, être à tes côtés, parmi les manifestants du Caire, pour témoigner de la solidarité des intellectuels algériens, des patriotes algériens, de tout le peuple algérien, à cette révolution qui se déroule dans un pays si cher à nos cœurs. Puis-je, à défaut, te demander de hisser, bien en évidence, sur cette, désormais, légendaire place de la Libération, Midan Attahrir, le drapeau de l’Algérie vibrant du sang de ses martyrs ? Bon vent au peuple égyptien et à sa révolution !
Amicale et chaleureuse affection, Mohamed-Chafik Mesbah
Vous pouvez retrouver ici l’intégralité de la lettre dans sa version arabe
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4 février 2011
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