«Ces immolations renvoient à la pratique Mana. Un effet de magie où un responsable est perçu ultime sauveur. Le face-à-face société-Etat ne réussira pas à malmener le système politique mafieux.» (Hadj Meliani-sociologue) (1)
Ne souffrant d’aucune ambivalence, cette sentence avisée, restitue on ne peut mieux la déliquescence ambiante. Tout est dit dans ce petit paragraphe ; du moins en ce qui concerne une société, telle que la nôtre, dont une partie a fait de l’enrichissement illicite son crédo. Au fil des mandats électoraux, deux mondes en binôme siamois intimement solidaire, ont conquis l’espace laissé vide par l’entreprise d’Etat. Les heureux élus qui changent invariablement de statut en se faisant siens, logement, véhicule VIP, téléphonie mobile et une foultitude d’avantages et une ploutocratie bourdonnante qui utilisera les premiers pour des desseins quinquennaux. Ceci ne veut pas dire que les commis de l’Etat sont hors de portée, certains d’entre eux, sont tombés dans l’escarcelle depuis fort longtemps déjà. Des accointances contre-nature s’exhibent, sans vergogne, au clair du jour. La curée étant scindée en programmes centralisés, décentralisés et communaux. Et c’est justement là que l’édile, coopté par le suffrage, est ferré. Le miroitement du gain facile vient à bout de toute résistance. Pour une fois qu’il sort du merd dans lequel il était confiné, il franchira son rubicond. La tentation est très forte pour ne pas s’y plier. Les dernières campagnes électorales ont été truffées d’épisodes truculents de «chkara» ; néologisme admis avec une surprenante clémence débonnaire et parfois même amusée, aussi bien, aux seins des formations politiques que des appareils d’Etat. Certains jeunes, quant à eux, en regard du comportement des ainés, vinrent à inventer leur propre grouillement avec une truculence lexicale appropriée : «chriki» (associé), «n’daouar» (je manipule), «navigui» (je navigue), «nactivi» (j’active) etc Ceci suppose, qu’il n’est nul besoin de s’appesantir sur les voies et moyens par lesquels on y parvient. Il est fort à parier que le dealer peut passer par là ! Et comme l’exception confirme toujours la règle, il s’est trouvé des septuagénaires impliqués dans des histoires de narcotrafic sans distinction de sexe. Le dernier en date, fut ce respectable grand-père prit la main dans le sac avec 70.000 pilules psychotropes, pendant que les jeunes se faisaient «gazer» au lacrymogène.
Le modèle le plus accompli, de cette jeune génération houspilleuse fut, sans contexte, Moumène Khalifa, le mirifique milliardaire qui a brulé (h’rag) à sa manière, non sans culot, l’ordre établi. Il mystifia tout le monde dont plusieurs pays, par une sorte d’envoutement où chacun pensait exorciser les effets de la gestion d’Etat. Des épargnants alléchés par le fort taux d’intérêt plaçaient, sans voir, leur pécule, des aviateurs quittaient leur compagnie pour de nouveaux cieux, des fonds communs mutuels étaient confiés au nouveau banking. Chacun était porté par un nuage rose. Le procès de sa saga, fit tomber beaucoup de masques, les jeunes et les moins jeunes par ailleurs, découvraient avec stupeur que des personnalités, du cabinet, du sport, du barreau, de la presse, jusque là au-dessus de tout soupçon, avaient bénéficié de largesses du Golden Boy. La corruption, puisque c’est son nom, avait enfin un visage. L’informel se conjuguera à tous les temps par d’immenses pans de la société. Aussi surprenant que cela puisse l’être, des femmes s’y mettent avec autant de vigueur que les hommes si ce n’est plus. De folkloriques «délalates» (vendeuses ambulantes) sont devenues de grandes importatrices de tout et de rien, de l’imposante machine industrielle à la pacotille chinoise. Si à un moment donné, la patate vint à manquer, la banane, elle, n’a jamais fait défaut. On se surprenait même à faire des boutades du genre : «On prendra des bananes frites à la place de la pomme de terre !». La bourgeoisie comprador, mercantile par vocation, supplantait la famélique bourgeoisie manufacturière, laminée par la défunte révolution industrielle, pour se permettre tous les excès.
L’acte administratif régalien désacralisé, permis à toutes les dérives de s’exercer impunément en plein jour. Il suffisait d’apposer un cachet humide pour «vendre» tout un territoire. La procuration, souvent entachée d’irrégularité, ouvrait la voie à l’accaparement possessif : Véhicules, immeubles, négoces etc. La location de la raison sociale, registre de commerce ou diplôme de coiffeuse, a évolué vers le pharmacien et autres fonctions libérales. Normal, tel est le qualificatif dont on a affublé toutes les magouilles nauséabondes. Relais de puissantes places fortes, les cambistes à la criée, évoluent sous l’œil indifférent du policier sur les places publiques de nos villes et villages. Le taxi clandestin, cette appellation admise par tout le monde, a consacré la fraude. Le film éponyme de Benamar Bakhti en a fait, probablement, un personnage central dans le vécu quotidien par son intrusion dans le subconscient collectif. La déstructuration du tissu industriel et commercial de sinistre mémoire du chevalier de l’économie islamique, qui déambule, présentement, à Piccadilly Circus, a fait battre le pavé à beaucoup de familles. La dignité acquise par le salaire régulier partie en lambeaux, obligea des multitudes à vivre d’expédients. Contenu pendant longtemps par les textes législatifs socialisants, le libéralisme économique sauvage, s’en donna à cœur joie à travers ses relais politiques et administratifs. Monopolistiques, les ogres libéraux accaparèrent de tous les segments économiques assurés précédemment par l’Etat, mais en prenant soin de les aseptiser du plein emploi. Les quelques personnels qu’ils daignent employer sont éhontément surexploités, soumis à la chape du silence en matière de droits sociaux. Pour le reste, mises au chômage forcé, de pleines cohortes perdaient inexorablement leur dignité par la perte de l’emploi, signe avant coureur de la descente aux enfers de la déchéance sociale. Les plus chanceux, sans doute, sont les employés qui avaient par le passé acquis un véhicule et qui faute de débouché, se sont recyclés dans le transport clandestin.
La territorialité économique fit que deux «milieux» situés à l’extrémité l’un de l’autre, vinrent animer le brouillamini sociétal. Le fonctionnaire intègre, jadis pierre angulaire de l’édifice social, s’est vu disqualifié matériellement pour postuler au couffin du Ramadan ; son alter égo, prenant son propre parti, tentera de rejoindra les nantis pour s’épargner l’humiliation du salaire de misère. Il réussira le plus souvent, au regard des somptueuses demeures d’agents administratifs subalternes.
De gros entrepreneurs, anciens agents de l’Etat, regardant de haut leurs anciens collègues de travail les inscrivent magnanimement sur leur registre, ultime vexation, de la «Zakate». D’anciens cadres supérieurs de l’Etat vivotent de leur pension de retraite, d’autres n’y touchent même pas, ils avaient pris les devants en montant des «affaires» à leur progéniture. Quant aux élus nationaux, ceux là, ils anticipent sur l’avenir en légiférant «innocemment» sur les secteurs «juteux» : Cliniques, médicaments, transport, contrôle technique automobile. A ce propos, on raconte avant que le projet de loi ne soit déposé sur le bureau de la Chambre basse, de petits malins avaient déjà jeté leur dévolu sur des hangars et autres structures idoines. On apprend, au détour de conversations, que telle clinique appartiendrait à tel élu et que telle usine de médicaments à tel autre ponte et que telle compagnie de transport à tel responsable politique. Des émeutiers de Fouka ont même cité le nom de l’entreprise et de son propriétaire. Qui ne dit mot consent dit le proverbe. Et si le silence est méprisant, ce qui est souvent le cas, la rancœur ne peut être que haineuse. Rompu, le liant social plus connu sous le vocable de solidarité, fera que chacun vive esseulé sa propre détresse. Une mère avec sa nichée, sur le parvis des lieux du culte n’émeut plus personne.
Comment veut-on que son rejeton perçoive, ces ventres bedonnants repus de bonnes choses ? Le prisme ne peut être que déformant, il forcera volontairement le trait sur les hideuses monstruosités. Par un large mouvement de solidarité, le Secours populaire français qui vient de perdre ses stocks alimentaires dans un incendie, a vu ces mêmes stocks immédiatement renouvelés avec un nouveau local à la clé. Le fonds de la Zakate, n’est-il pas fait pour éviter la «manche» aux démunis et autres hères ? Et contre toute attente, on l’utilise pour l’investissement du genre compagnie de taxis et locaux professionnels comme si l’expérience «Coopémad» n’aurait pas suffi pour déchanter. Il aurait été plus pertinent de le fonctionnaliser pour répondre, un tant soi peu, aux besoins urgents et incompressibles de ventre creux. Cette errance qui prive l’individu de dignité humaine et l’expose aux postures vexatoires d’une société indolente et dont le moral est sapé par une implacable bureaucratie nourrie du despotisme de ses suppôts, ne pourra générer que des instincts violents. Interrogé sur le phénomène de l’immolation par le feu Abdelhak Benouniche, psychiatre, conclut par cette assertion : « Car dans certaines situations de précarité sociale accompagnée d’une grande détresse psychique, on assiste à un retournement de la pulsion contre soi».(2)
Note de renvoi :
Le 24 janvier 2011 (1) El Watan du 21/1/2011 (2) -Idem-
28 janvier 2011
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