La transition d’un régime despotique vers un régime démocratique peut être pacifique. L’exemple pour les démocrates qui cherchent ici et là à en finir avec quelque despotisme est le processus de démocratisation suivi par l’Espagne, de 1976 à 1982.
Ce processus a débuté à la mort du général Franco, fin 1975 ; il est passé par diverses étapes, parsemées d’écueils comme l’agitation de l’extrême gauche, les menaces séparatistes, et une tentative de putsch commise par quelques officiers formés dans la culture des pronunciamientos. Mais grâce à la lucidité et au sens des responsabilités de certains hommes politiques et militaires espagnols, avec à leur tête le roi et le chef du gouvernement Adolfo Suarez, ancien franquiste, l’Espagne a opté pour la démocratie et s’est résolument engagée dans cette voie. Sans cette poignée d’hommes d’Etat, l’Espagne serait rapidement retombée, soit dans l’anarchie, soit dans le despotisme. C’est en effet le roi Juan Carlos, devenu chef de l’Etat à la mort du «Caudillo», qui prit sur lui de reconduire dans ses fonctions Arias Navaro comme chef du gouvernement de l’après Franco. Deux années plus tard, il le remplaça par Adolfo Suarez, un autre homme issu lui aussi du parti unique franquiste. C’est avec Suarez que les principes et les textes de base de la démocratie furent introduits en Espagne. C’est lui qui fit élire une assemblée constituante, puis adopter par référendum une Constitution. Et c’est lui qui, battu aux élections législatives de 1982 par le PSOE, céda dans le calme et la sérénité la place à Felipe Gonzalez, secrétaire général du parti vainqueur. Le processus démocratique initié en 1976 par le roi et deux gouvernements dirigés par des hommes de l’ancien régime s’est donc achevé et consolidé en 1982, dans le strict respect de la légalité. Depuis lors, il y a eu au moins deux fois alternance au pouvoir par voie démocratique. Il se confirme ainsi que si l’on peut passer du jour au lendemain de la démocratie à la dictature, il faut du temps pour passer de la dictature à la démocratie. La raison en est très simple : la dictature s’instaure par la force facilement mobilisable ; étant l’arbitraire même, elle n’a cure du droit, de la légalité, de l’Etat de droit, du pluralisme politique ou syndical, de la liberté d’expression et d’opinion… Elle fait ce qu’elle veut et n’accepte aucune contradiction. La démocratie, par contre, a besoin de se fixer des limites, de légiférer et réglementer pour garantir et protéger les libertés ainsi que les droits de l’homme, de créer des instances représentatives médiatrices entre les pouvoirs et le peuple, de séparer et équilibrer ces pouvoirs, de définir les responsabilités des uns et des autres, d’instaurer la justice sociale et la justice tout court… C’est pour tout cela que la démocratie exige, pour se mettre en place, une période de transition. Il est non moins évident, pour que le processus aboutisse, qu’il soit initié et conduit par de vrais démocrates, plus soucieux d’instaurer la démocratie dans leur pays que de prendre – ou de garder – le pouvoir, et de se construire une carrière politique personnelle. Il y a de bonnes raisons de penser qu’une transition «à l’espagnole» a été tentée en Algérie, après les évènements d’Octobre 1988. Faut-il en effet rappeler que c’est à cette époque qu’on a instauré le multipartisme, le pluralisme syndical, proclamé la liberté de réunion, la liberté d’expression, la liberté de la presse, qu’une Constitution nouvelle a été adoptée instituant la séparation des pouvoirs, la responsabilité de l’exécutif devant l’Assemblée nationale, et que l’ANP a quitté les instances du FLN pour devenir apolitique… En dépit de tout cela, la démocratie ne fut pas au rendez-vous. Trois gros obstacles furent dressés sur son chemin ; le premier l’a été par les rentiers du système du parti unique, qui ne trouvaient aucun avantage personnel dans la démocratie ; le second par l’islamisme qui avait désigné ses deux ennemis à abattre : d’abord le système FLN, qu’il bouta hors des assemblées élues, ensuite la démocratie qui est à l’opposé du régime qu’il entendait mettre en place et qu’il a en conséquence «diabolisée» en la déclarant «kofr» ; il y a eu enfin le narcissisme, l’ego démesuré et les ambitions sans limites de certaines personnes qui n’aspiraient en fait qu’au pouvoir. Ce cocktail détonant généra une guerre civile qui ne voulait pas dire son nom, et un terrorisme qui ne cesse de renaître de ses cendres. Voilà pourquoi la démocratie a foiré chez nous. Qu’en sera-t-il en Tunisie ? La «Révolution du Jasmin» s’est fixé pour but la démocratisation du pays. Pendant presque un mois, les choses se sont déroulées de manière satisfaisante, sans qu’il y ait eu apparemment de «chef d’orchestre» derrière cette révolution spontanée, mais simplement un peuple longtemps privé de liberté. Le despote et les mafieux ont fui le pays, les uns après les autres ; certains d’entre eux ont cependant été arrêtés, avant d’avoir pu quitter le territoire tunisien. La justice populaire les a sanctionnés en saccageant leurs résidences et villas… Les tribunaux les jugeront le moment venu. La vacance temporaire puis définitive de la présidence a été déclarée dans les formes prévues par la Constitution ; le président intérimaire, désigné conformément à la Constitution, a nommé un Premier ministre qui a formé un gouvernement «d’union nationale», composé de ministres et de secrétaires d’Etat, membres non seulement du RCD mais aussi de trois autres partis et de personnalités de la société civile. Tout le monde avait bien compris qu’il s’agissait là d’un gouvernement «provisoire ou de transition», qui avait une feuille de route bien définie et une durée de vie fixée à six mois ; il allait sans doute gérer le pays en cette période courte mais difficile mais il devait surtout préparer les élections présidentielles et législatives, permettant l’instauration de la démocratie. Des annonces ont été faites officiellement et publiquement : une amnistie sera votée, la censure est interdite, la ligue des droits de l’homme est reconnue, les personnes arrêtées lors des manifestations sont libérées, la chasse aux suppôts du despote déchu sera poursuivie et les coupables de crimes et délits seront jugés, etc. Et puis soudain le 18 janvier, au lendemain même de l’annonce de la composition du gouvernement, l’opinion publique internationale et sans doute aussi de nombreux Tunisiens apprenaient avec surprise que quatre membres du gouvernement revenaient sur leur parole et démissionnaient au motif que sept ou huit ministres étaient membres du RCD, parti au pouvoir depuis l’indépendance de la Tunisie. Que s’est-il passé dans la nuit du 17 au 18 janvier 2011 ? Y a-t-il eu un fait nouveau et grave ? On le saura peut-être un jour. Ce qui est, par contre, sûr c’est que la voie de «la transition démocratique à l’espagnole», qui paraissait bien engagée, est depuis le 18 janvier gravement compromise. La question est désormais : où va la Tunisie ? Bien fort est celui qui peut le prévoir. On ne peut malheureusement s’attendre qu’au pire. La boîte de Pandore n’est en effet pas loin. Qu’en sortira-t-il ? Un barbu, leader inspiré d’un régime théocratique, guère plus réjouissant que le régime déchu ? Ou un chef militaire, excédé par l’anarchie généralisée, qui va rétablir l’ordre et remettre les gens au travail ? Quelle triste fin pour la belle et rafraîchissante «Révolution du Jasmin» de Tunisie ! Espérons cependant encore un miracle pour ce peuple qui nous est si proche et dont le sang s’est mêlé à celui des Algériens à Sakiet-Sidi-Youcef, le 8 février 1958.
Z. S.
* Ancien ministre
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http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2011/01/20/article.php?sid=111591&cid=41
20 janvier 2011
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