Gérard de Bernis vient de nous quitter après avoir vécu ses dernières années en retrait du monde. Sa vie intellectuelle a été d’une extraordinaire richesse et tous les économistes algériens des générations post-indépendance lui sont redevables à un titre ou à un autre. Certains ont eu le bonheur de suivre ses cours en DEA ou en licence d’économie à Alger, où il a enseigné durant trois années avant la réforme de 1971,
d’autres ont soutenu à Grenoble, sous sa direction, leur thèse de doctorat. La plupart n’ont pas eu la chance de le connaître autrement que par ses écrits, en se familiarisant dès la deuxième année de licence aux théories du commerce international sur le monumental Traité des relations économiques internationales publié aux éditions Dalloz, qu’il a hérité de Maurice Byé et qu’il n’a cessé d’enrichir durant de nombreuses années.
C’est dans ce traité que s’amorçait déjà, en la forme d’une critique radicale des théories orthodoxes, la nouvelle approche de l’économie qui prendra le nom de «théorie de la régulation» dont Gérard de Bernis fut le précurseur et qui, aujourd’hui, se développe selon deux tendances aux différences marquées : l’école dite de Grenoble, menée par de Bernis justement et l’école dite de Paris, menée par Boyer, Aglietta, etc. Elève de François Perroux (dont le parcours intellectuel le rattache aux plus illustres économistes du XXe siècle – Joseph Schumpeter fut son directeur de thèse – tout en s’en différenciant par la touche humaniste de sa pensée toute chrétienne), Gérard de Bernis a emprunté au maître l’idée que, en situation de sous-développement, la croissance pouvait être tirée par des secteurs porteurs animés d’une dynamique propre à même d’exercer des effets d’entraînement sur le reste de l’économie. La thèse de F. Perroux, partagée par les théoriciens (notamment latino-américains) de l’économie du développement encore balbutiante dans les années 1940-1950, était on ne peut plus hétérodoxe, puisqu’elle heurtait de front la théorie dominante de l’équilibre général, peu soucieuse de conformer ses hypothèses à la réalité. De Bernis reprit donc à Perroux l’idée de pôles de croissance en l’adaptant, selon le principe qui lui était cher de mise en situation de la théorie, à une réalité nouvelle, à lui offerte par l’accession à l’indépendance politique de l’Algérie et par la volonté affichée des autorités algériennes de sortir le pays de la dépendance économique vis-à-vis de l’ancienne métropole et par delà vis-à-vis de l’impérialisme alors fragilisé par la montée des mouvements de libération nationale partout dans le monde. Il fut un observateur attentif des réalités de l’Algérie indépendante. Ayant travaillé avec Sid-Ahmed Ghozali sur la question du pétrole et du gaz, il fut amené à s’intéresser, en qualité de conseiller économique auprès du ministre de l’Industrie, à ce qu’il appelle les options algériennes. Il avait su traduire en théorie la stratégie algérienne de développement qu’il avait caractérisée en des termes forts au point de marquer la pensée économique ultérieure sur le développement. Dans un article resté mémorable publié dans la revue Tiers Monde, il ne s’était pas contenté d’énoncer les principes à la base de la stratégie algérienne de développement (SAD) devenue un modèle pour les pays nouvellement indépendants : il en indiquait les présupposés politiques : modifier en profondeur les liens de dépendance à l’égard de l’extérieur. Mais c’est sur le plan conceptuel que cet article fondateur était d’un apport original. L’auteur définissait la cohérence de la structure industrielle à mettre en place comme «une matrice interindustrielle noircie, c’est-à-dire dont les différents secteurs sont interreliés entre eux par leurs inputs et leurs outputs, ce qui implique la production de biens d’équipement et de produits intermédiaires destinés à une consommation productive interne» (page 547). En dépit des faiblesses caractérisées de la stratégie algérienne de développement (SAD) apparue au grand jour dès la fin des années 1970 (faiblesses qui se manifestaient en particulier dans la non-prise en compte des infrastructures économiques dont le rail), un système productif a vu le jour en la forme de grandes entreprises publiques sectorielles, réalisant en moins de dix ans un noircissement quasi systématique de la matrice interindustrielle au sens où l’entendait de Bernis. Bien qu’il n’ait pas eu la possibilité d’entrevoir les effets pervers du financement par les hydrocarbures des projets industriels en grand nombre dans la réalisation desquels le pays s’était engagé (ces effets ne s’étant manifestés que lors du second choc pétrolier survenu à la fin des années 1970), de Bernis avait déjà pointé du doigt les risques de dérive pouvant naître de l’emballement de la dette extérieure comme source de financement des investissements à long délai de maturation. Mais ainsi qu’il le dit lui-même dans une de ses conférences à l’adresse des juristes algériens et français réunis à Nice les 19 et 20 décembre 1998, c’était là l’occasion pour «certains groupes sociaux algériens d’en profiter pour assurer leur enrichissement personnel». Ces mêmes groupes sociaux, profitant du décès du président Boumediene, mirent en accusation la stratégie algérienne de développement avant même que celle-ci ait eu le temps de produire ses effets dans «l’entière économie», ainsi que le laissait présager l’analyse de Bernis. Ils décidèrent d’une restructuration organique et financière des grandes entreprises publiques sectorielles qui n’a pas consisté seulement à les démembrer selon une logique économique nouvelle dont on pouvait comprendre à la rigueur les mobiles (mettre fin au gigantisme de ces entreprises et créer en leurs lieu et place des entreprises à dimension humaine plus faciles à gérer compte tenu de la faiblesse de l’encadrement technique et administratif) : ils prirent sur eux de dissocier les fonctions de production et de commercialisation d’une même entreprise, ouvrant ainsi la voie à la création de rentes d’autant plus importantes qu’ils organisaient les pénuries des produits pour alimenter le marché parallèle tout en asséchant les finances des unités de production en leur imposant des prix de cession ne couvrant même pas leurs coûts de production. Ils leur fut aisé, par la suite, d’accuser les entreprises publiques de production d’être inefficaces – après leur avoir au demeurant imposé de réaliser des objectifs d’emploi dépassant de loin leurs capacités d’absorption de la main-d’œuvre. Plus tard, un ministre de la République toujours en poste n’a pas trouvé mieux que de qualifier de quincaillerie ce qui restait d’opérationnel des énormes investissements industriels de toute une décennie. Mais il fut bien incapable de définir même à grands traits une nouvelle politique industrielle dont il a organisé à grands frais les assises en 2006, ne sachant à l’évidence pas que toute politique industrielle s’inscrit dans «un environnement localisé et daté» (dixit de Bernis). Aujourd’hui, et après qu’on soit manifestement revenu des dérives d’un libéralisme débridé qui a mis à genou l’économie de l’Algérie en dépit de l’aisance financière du pays, on renoue avec une forme de patriotisme économique de convenance – la survie de l’économie du pays dépendant plus que jamais des importations laissées d’ailleurs à l’initiative d’opérateurs qui ne soucient guère que de «leur enrichissement personnel». Il est évidemment trop tard pour revenir à la stratégie industrielle de l’Algérie des années 1970. Même en associant le secteur privé à la réémergence d’un système productif moribond, l’environnement économique mondial ne se prête plus à la remise au goût du jour d’une politique de développement autocentrée telle que la concevait de Bernis et les décideurs de l’Algérie des années 1970. Mais si l’on prenait soin de conditionner l’enrichissement personnel par la contribution à l’effort productif, peut-être l’Algérie retrouvera-t-elle une place digne dans le concert des nations qui vivent et se développent sur leur génie créatif. Le tout est de savoir prendre la mesure d’un environnement localisé et daté pour parler comme de Bernis.
A. A.
* Universitaire
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2011/01/04/article.php?sid=110868&cid=41
4 janvier 2011
Non classé