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Contribution : Contribution MALAISE IDENTITAIRE EN ALGÉRIE De l’algérianité problématique à la dérive postnationale Par Abdellali Merdaci

3 janvier 2011

Contributions

À l’ère du postcolonial, de l’informe mondialisation et de la mythique harga qui ont réduit à néant l’idée de nation, un débat sur l’identité nationale algérienne peut irriter, car tout nationalisme est par essence suspect, parfois à juste titre, copieusement nourri de conservatismes de tout crin. En Algérie, bien sûr, mais surtout en Occident où réside la grande partie des naturalisés d’origine algérienne (une dizaine de nationalités européennes et nord-américaines), principalement immergés dans le champ intellectuel d’une Europe en construction, qui veut conjurer une longue histoire de guerres nationales et affecte de tourner le dos aux souverainismes locaux à l’heure de ses échecs économiques.


L’idée de nation et de nationalité algériennes n’a jamais été aussi menacée que ces dernières années. Beaucoup d’Algériens – jusque dans la catégorie privilégiée des professeurs de médecine ( El Watan weekend, 24 décembre 2010) – souhaitent quitter définitivement leur pays pour envisager une autre vie et une nouvelle identité nationale. Au nom de motivations très diverses. A défaut d’affronter une mer Méditerranée imprévisible et cruelle à bord de felouques suicidaires, des candidats à l’émigration – de toutes catégories, de tous âges et de toutes régions du pays – en viennent à exploiter d’inattendues jurisprudences pour acquérir la nationalité de l’ancien colonisateur. Selon le quotidien L’Est algérien(Annaba, 20 décembre 2010), des avocats ont découvert la possibilité pour les enfants, petits-enfants et arrière-petits- enfants d’indigènes (qui se recrutaient essentiellement dans la corporation des instituteurs) naturalisés par jugement ou par sollicitation personnelle dans le cadre du Sénatus consulte de 1864 d’obtenir par décision des tribunaux français, en vertu de l’inaliénable droit du sang, la nationalité française. Ils étaient pendant la période coloniale environ 70 000, ce qui annonce dans les prochains mois des naturalisations en cascade pour leurs descendants. Il n’y a pas à ce jour d’étude systématique sur cette émigration algérienne à l’étranger et son corollaire le changement de nationalité dont le déploiement est important et sans précédent. Faut-il méconnaître cette propension exponentielle de l’Algérien à se transformer en binational ? Le chroniqueur Hakim Laâlam, trempant sa plume dans une encre acidulée, a sans doute raison de s’écrier, paraphrasant ce qui fut un mot d’ordre glorieux de la reconnaissance footballistique nationale : «Maâk ya Ezzergua !» ( Le Soir d’Algérie, 22 décembre 2010). Cette migration effrénée vers le Nord – longtemps souhaitée, encouragée puis refoulée dans le décours de l’histoire coloniale de la France –, dans certains cas quasi-homérique, a certes des références : d’abord, dans le mouvement ouvrier, puis dans l’intelligentsia. Elle scande désormais les dérives d’une indépendance trop bien – ou mal – acquise et les apories d’un imaginaire national en déroute, frappé de déshérence.
1. L’inaccessible idée nationale
Dans l’expérience algérienne, la nation a toujours été assimilée à l’Etat. Elle apparaît une et indivise dans ses chartes et dans ses frontières. La théorie de l’Etat-nation du FLN de la guerre d’indépendance ne dément pas les thèses classiques d’Ernest Renan ( Qu’est-ce qu’une Nation ? [1882]) et de Maurice Barrès ( Scènes et Doctrines du nationalisme, 1902) qui s’attachent à des valeurs pérennes : terre, histoire, communauté, solidarité. Fils éloquent – et en son temps téméraire – de la culture républicaine française, Ferhat Abbas (1898-1985), le tout premier intellectuel indigène à en évaluer l’hypothèse, rejetait selon les critères de Barrès («la terre et les morts», «le cimetière commun») une improbable «nation algérienne» : «Si j’avais découvert la « Nation algérienne », je serais nationaliste et je n’en rougirais pas comme d’un crime […] l’Algérie en tant que patrie est un mythe. Je ne l’ai pas découverte. J’ai interrogé l’histoire; j’ai interrogé les morts; j’ai visité les cimetières : personne ne m’en a parlé. Sans doute ai-je trouvé « l’Empire arabe », « l’Empire musulman », qui honorent l’Islam, et notre race, mais ces empires se sont éteints […] on ne battit pas sur du vent» ( La France, c’est moi, L’Entente franco-algérienne, 27 février 1936). La théorie de la nation dans le champ politique indigène de la période coloniale, telle qu’elle s’est constituée dans le mouvement Jeune Algérien (Docteur Moussa, Emir Khaled, Docteur Bentami), la Fédération des élus musulmans (Docteur Bendjelloul, Docteur Saâdane, Abbas) et l’Étoile nord-africaine (Abdelkader Hadj Ali, Messali Hadj), n’excède pas les cadres conventionnels de l’enseignement républicain français, des thèses iréniques de Fustel de Coulanges (Histoire des institutions de l’ancienne France, 1875-1892) et plus encore des manuels d’histoire d’Ernest Lavisse (Histoire de la France depuis les origines jusqu’à la Révolution, 1900), déclinés sur le sacre de la terre et du passé, ciments de la patrie. Hors des réserves du PCA et de sa conception de la «nation en formation», elle subsistera dans les partis formés au lendemain du centenaire de la prise d’Alger jusqu’à la veille du 1er Novembre 1954, du RFMA à l’UPA, du PPA-MTLD au FLN et aussi dans les regroupements conjoncturels des Congrès algériens (1936-1937) auxquels s’associent les Oulémas de cheikh Abdelhamid Benbadis. C’est dans cette perspective que le nouvel Etat algérien posera dans la décennie 1960 les termes d’un rapport à un passé et à une terre sanctifiés pour en rehausser électivement dans ses discours culturels et scolaires les figures locales redevables d’une commémoration solennelle et constitutive, de l’Emir Abdelkader à la chaîne illuminée des résistants à la conquête coloniale au XIXe siècle : Ahmed Bey, El Mokrani, cheikh El Haddad, Mohamed Belkheir et Lalla Fatma N’soumer. A ces héros idéalisés se joindront les cortèges épiques de combattants de la guerre d’indépendance, paysans en armes de l’ALN, célébrés par Frantz Fanon. Cette construction de l’Etat-nation se projettera, non sans conséquences, autour de l’axe principal de la langue arabe et de la culture arabo-islamique, plus imposées que choisies par les différentes composantes de la nation algérienne. Elle fait l’économie des lézardes du discours politique nationaliste de la période coloniale et plus particulièrement de la «crise berbère» qui ébranla, en 1949, les instances du MTLD. Dans un pays vaste, entré en guerre, uni dans son refus de la colonisation française, les singularités régionales ont été gommées ou reléguées à des examens futurs, toujours décommandés. Elles ne tardent pas à rejaillir brutalement, au mois d’avril 1980, à l’occasion d’une conférence de l’écrivain et universitaire Mouloud Mammeri sur la poésie orale kabyle à l’Université de Tizi Ouzou, inexplicablement interdite par le gouvernement du président Chadli Bendjedid. Cette interdiction, douloureusement ressentie, non seulement en Kabylie mais dans tout le pays, pose clairement la question indécidable du statut de la nation algérienne et du sens des solidarités acquises ou encore instables entre ses différents groupements humains et géographiques. Dans l’exposé nuancé des militants berbéristes, cette question ne remet pas en cause les fondements de l’État algérien, réalité historique, juridique et territoriale, mais la philosophie de la nation aux valeurs arabo-islamiques exclusives. La Kabylie et une partie des Aurès qui s’insurgent contre l’Etat jacobin centralisateur ont le souci de situer leur action dans une culture politique démocratique. La réforme de la Constitution qu’ils obtiennent, par un amendement voté par les deux chambres (APN et Sénat) le 10 avril 2002, consacre l’amazighité dans les sources de l’Etat et promeut tamazight langue nationale. Elle est incontestablement une victoire contre le déni longtemps opposé aux multiples expressions de l’algérianité. Encore faut-il préciser que les concessions à la définition de la nation et du national des différents pouvoirs politiques qui se sont succédé en Algérie, depuis l’indépendance, paraissent encore insuffisantes et discutées. Au-delà de la juste appréciation de la revendication berbère, la fragilité de l’algérianité est aussi diversement éprouvée dans des événements symptomatiques comme le terrorisme islamique et son utopie millénariste, à l’enseigne de l’Umma transfrontalière dont le centre flottant s’étend de Djeddah à Karachi, ou encore la harga. D’où vient-il que l’idée de la nation algérienne, qui a soulevé au lendemain de la conquête coloniale française de terribles résistances, soit devenue à la fois inquiétante et surtout insupportable, notamment chez les jeunes catégories de la population ? Faut-il y voir les effets d’une mondialisation trompeuse et de l’attrait d’une vie meilleure ailleurs auxquels les gouvernants répondent mal – lorsqu’ils n’ont simplement pas de réponse. Quels qu’en soient les desseins – hédonistes et sexuels – d’une jeunesse tentée par le mode de vie occidental, sans comprendre qu’il est le résultat d’une histoire et d’engagements qu’elle n’est prête ni à accepter ni à respecter, la harga inonde de larges pans de la société algérienne et demeure le seul débouché à un malvivre insurmontable. L’inanité de l’idée nationale chez la grande partie de la population qui n’a pas connu la colonisation est un aspect de la personnalité de l’Algérien du XXIe siècle, qui a la détermination de se transformer – sans aucun état d’âme – en national de n’importe quel pays du monde, pourvu qu’il soit en Occident, symbole des libertés. Et, avec la semblable fougue, se faire Afghan et partir en transe pour une guerre sainte, de Bagdad à Peshawar. Extrêmes d’une folie récurrente, patiemment couvée par l’école algérienne, qui a dévoyé le sentiment national dans des liturgies révolutionnaires incohérentes et intolérables pour une population fermée à son histoire coloniale. Alors que la permanence du groupe social algérien, de son originalité et de ses solidarités actives devait se construire dans la séquence fondatrice de la colonisation française et de la maturation identitaire qu’elle a rendue viable, il y a un évident déficit d’histoire et la dimension de l’arabo-islamité est surinvestie émotionnellement. Les jeunes harraga qui arrivent à sauter les verrous administratifs des pays d’Europe et accèdent à leur citoyenneté ont sans doute une meilleure compréhension du rôle et des valeurs de l’Islam transcendant les nations, reçus normativement dans l’école algérienne, que de celles de l’Etat qui les accueille. Comment ne pas observer dans ce domaine la défaillance du travail politique et culturel ? Des millions de jeunes Algériens ont découvert – sur le mode du contraste – la nation algérienne et le type d’attachement incantatoire qu’elle présuppose, à l’automne 2009, dans une un surgissement démentiel et incontrôlable. C’est le sport, et plus particulièrement le football dans ses arènes incendiaires, qui a expérimenté – mieux que n’a pu le faire l’école en presque un demi-siècle – la pédagogie de l’idée de nation. Quand la nation algérienne tarde à installer le socle fondamental de l’arabo-amazighité pour unifier son image et fédérer ses ressources, une surprenante et vraie guerre du football contre l’Egypte a permis de resserrer les rangs autour d’une algérianité sismique dont les effets seront attestés dans les plus lointaines diasporas, vivant à l’heure des mouvements de foule d’Alger à Tamanrasset. Quel pouvait être l’imaginaire de la nation algérienne pour ces lointains monômes de jeunes Canadiens courant les froides banquises, drapeau au vent ? Le président Abdelaziz Bouteflika, en engageant personnellement la «bataille d’Oum Dourman», menée victorieusement dans un extraordinaire transfert de population au Soudan, a ouvert une période de paix sociale, amenuisant dans la jeunesse les effets conjugués de la harga et du prosélytisme guerrier des maquis d’Al-Qaïda. L’idée de la nation algérienne et le vécu de la nationalité algérienne ontils été – provisoirement – réappropriés face à l’adversité ? Cependant des millions d’Algériens demeurent de potentiels harraga et veulent changer de pays et de nationalité, comme en témoigne, ces dernières semaines, l’épisode pittoresque et cocasse de la défection – largement commentée – du Ballet national au Canada. Il est certain qu’ils n’y réussiront pas tous et qu’à l’avenir peu de pays seront disposés à les recevoir. Cette situation souligne l’impréparation du gouvernement et des partis politiques, qu’ils soient dans le pouvoir ou dans l’opposition, principalement le FLN transmetteur historique et protecteur de l’idée de la nation algérienne, qui n’ont jamais été à la mesure des transformations profondes qui affectent le pays et sa jeunesse à l’heure d’internet et de l’expansion des moyens de communication.
2. Du postcolonial au postnational : l’exemple de la littérature

La fin des colonies a suscité dans les anciennes possessions de l’Empire français des récits individuels ou collectifs subsumant les trames du passé pour forger des destins neufs. En Algérie – comme en France – l’évaluation de l’indépendance passera par un discours pessimiste, inspiré par les difficultés des gouvernants FLN-ALN à constituer un Etat rassembleur. Le discours postcolonial produit par l’université française indique comme une évidence la difficulté pour l’ancien colonisateur à accepter la libération de ses anciennes colonies (Cf. Catherine Coquery-Vidrovitch, Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Paris, Agone, 2009). Etroitesse intellectuelle que le géographe Yves Lacoste relève aussi dans l’historiographie postcoloniale, qui oblitère l’idée de nation (Cf. La Question coloniale, Paris, Fayard, 2010). Cette apathie – si caractéristique – de l’idée de la nation algérienne est assez tôt présente dans le champ culturel. C’est parmi les écrivains, chanteurs, comédiens et artistes-peintres expatriés que l’on observe cette tentation de réduire et de détruire – par tous les moyens – le projet national. Le discours postcolonial a été le porte-flambeau d’un néo-colonialisme suffisamment prégnant pour provoquer de rugueux divorces. Comment écrire et vivre l’indépendance algérienne et la formation d’une nation ? Ou inversement ? Le récit postcolonial que produit la littérature algérienne est celui de l’échec de l’idée nationale. Des écrivains issus de la période coloniale (Marie-Louise Amrouche, Hamza Boubakeur, Djamila Debêche, Mohammed Dib, Henri Kréa, Ali Maalem, Ali Merad, Malek Ouary) ont choisi dans l’esprit des Accords d’Evian de demeurer français ou de le redevenir après une brève halte dans le pays indépendant. Pour Ismaël Aït-Djafer, Mourad Benzine, Tewfik Farès, Malek Haddad, Kateb Yacine, ne faudrait-il pas parler d’exil, rupture critique dans le désordre politique de l’après-indépendance, dans ce que Max Weber institue comme le «désenchantement du monde» ( Le Savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003) ? Ne convient-il pas de distinguer les écrivains de la période coloniale de ceux, nés et grandis dans l’Algérie indépendante, et choisissant la France ou tout autre pays, non pas comme terre de repli mais comme nouvelle patrie ? C’est précisément dans cette catégorie, venue à la littérature depuis les années 1960, que résident les ambiguïtés de l’appartenance nationale. Ambiguïtés soulignées par l’attitude de ces écrivains envers la qualification nationale et ce qui la fonde : ayant changé de nationalité, ils préfèrent non pas décliner leur nationalité acquise et préfèrent reporter dans leur biographie la formule «d’origine algérienne». Ce passage à ce que le philosophe allemand Jürgen Habermas appelle le «postnational» (Cf. Après l’Etatnation. Une nouvelle constellation postnationale, Paris, Fayard, 2000) désigne en Europe la volonté d’intégration à un espace géopolitique et économique supranational plus gratifiant.
Pour les naturalisés de toutes provenances, il signe formellement un retour dans l’ancienne puissance coloniale et par son biais dans l’Europe. Dans un débat avec l’écrivaine Danièle Sallenave, le Francotunisien Abdelwahab Meddeb en appuie l’opportunité qui revendique cette identité postnationale – voire «postoccidentale» : «[…] je me sens, de toutes mes fibres, un intellectuel ‘’postnational’’. Je dirais que je suis étranger à l’exaltation du ‘’petit pays’’, si tangible dans une poésie comme celle de Du Bellay.» ( Sallenave-Meddeb : à quoi ça sert d’être de quelque part ?, Marianne [Paris], n° 711, 4-10 décembre 2010). Il aurait pu aussi citer les traditions barrésienne et maurrassienne, très enracinées dans la France politique et littéraire, au début du XXe siècle, qui ont sublimé la terre et la nation. Des contingents en rangs serrés d’écrivains, d’universitaires et d’artistes franco-algériens pensent comme Meddeb, repoussant «le petit pays». Avatar de l’épineuse question de transfert de nationalité, le segment «d’origine algérienne» – transcrit dans plusieurs biographies d’intellectuels et d’artistes néo-français ou néo-canadiens – s’il désigne une mutation dans une qualification nationale autre renvoie dans les faits à un vulgaire et sordide changement de nationalité. Et relève immanquablement de ce que l’on nomme en Algérie le sbigh (du verbe peindre, littéralement changer, muer). Et ce ne sont pas les ratiocinations sur le postnational ou le «postoccidental » qui convaincront du contraire. Meddeb – comme ses congénères du Maghreb et d’Afrique noire – s’apparente à un harki de la culture française, quittant sa Tunisie natale par égoïsme de viveur, qui n’y trouve plus le «jouissif », paradigme obnubilant et déconcertant, asservi à la France et à l’Occident. Eloigné de la défense et illustration du postnational, le romancier Anouar Benmalek, qui claironne en quatrième de couverture de ses ouvrages sa nationalité française, n’a pas de ces pudeurs quand ses pairs binationaux se préservent derrière l’énigmatique paravent «d’origine algérienne». Ce qui concrètement pose problème dans cette condition – entortillée dans de fumeuses doctrines – ce n’est pas la liberté qu’ont des individus de changer de pays et de nationalité, c’est leur faculté à en jouer, sans s’assumer dans aucun bord. Dans quel bilan porter ces naturalisés, furieux prédicateurs de «l’entredeux » ? La plupart des écrivains français d’origine algérienne continuent à traiter des thèmes algériens – commode fonds de commerce – et à être cités dans l’histoire littéraire du Maghreb telle qu’elle se conçoit et s’écrit dans l’université française, alors qu’il aurait été plus audacieux pour eux de se faire reconnaître comme écrivains français, sans aucun additif pernicieux pour leur carrière et identité nationales. A ces supplétifs d’un second collège littéraire, la France a concédé sa nationalité sans les admettre au banquet national de ses lettres. Citoyens mineurs de la République des lettres, ils allongent, même sous les lustres des Académies, les illusions d’une francité littéraire. Comment expliquer leur position marginale quand l’Américain de langue française Julien Green, le Français d’origine lituanienne Romain Gary, le Français d’origine tchèque Milan Kundera, et bien d’autres écrivains originaires de l’Occident et pratiquant la langue française se voient pleinement intégrés dans l’histoire littéraire française ? Sont-ils récompensés de leur zèle à liquider leur passif national et les ombres du «petit pays» en livrant d’insensés gages ? Dans un entretien avec le journaliste Fayçal Métaoui, l’écrivain d’origine algérienne Abdelkader Djemaï, reprenant une des propositions de Meddeb sur le sol, affirme fortement que l’écrivain ignore la géographie («Un auteur n’a pas de géographie », El Watan, 17 novembre 2010). Derrière cette position, il y a une sinistre antienne : l’écrivain n’est d’aucun pays, le seul horizon qui soit à sa mesure, c’est l’universalité. Navrantes sottises toutes apprêtées pour des écrivains néocolonisés. Dans les propos des écrivains «d’origine…», l’universalité n’est qu’un affreux cache-misère, drapant un saut chancelant et équivoque de frontières nationales. Car, ce n’est jamais l’écrivain qui choisit l’universalité, il ne peut qu’en être – à l’insu de son plein gré – l’élu. Jorge Luis Borgès n’a jamais renié l’Argentine, Nadine Gordimer l’Afrique du Sud, Aleksandr Issaïevitch Soljenitsine la Russie, Kinzaburé Oé le Japon et Philip Roth les Etats-Unis d’Amérique. C’est dans l’insertion – presque familière – dans leur terre d’origine qu’ils nous sont perceptibles et proches. Et aucun d’entre eux n’a jamais martelé que la géographie ne comptait pas ou si peu. Modèle (répulsif) de la littérature française actuelle, un Michel Houellebecq postnational serait-il crédible pour ses lecteurs dans le monde entier sans l’explicite cadrage de la terre et de la culture françaises ? Les tenants du postnational – qui ont certainement mal lu et assimilé le concept de Weltliteratur de Goethe – peuvent d’ores et déjà nous objecter un anti-universalisme et une crispation sur la nation («le petit pays») et le national. Ont-ils fait école ? Dorénavant, il suffit seulement de publier un vague recueil de poèmes ou de nouvelles entre Marrakech, Blida et Sousse, dans une langue calfeutrée d’approximations, pour se proclamer écrivain tout court, en attendant de devenir écrivain «d’origine…». Cette protestation de folliculaires (postulants à des migrations extravagantes et idéalisées, coursant une chimérique universalité) se lit dans des journaux du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie.
3. Arkoun, Bencheikh, à l’heure des méprises
Les nombreux hommages rendus ces derniers mois en Algérie à l’universitaire français Mohammed Arkoun (1928-2010) prolongent-ils la confusion sur la question nationale et de l’appartenance – voulue et ressentie – à un groupe social national ? Faisant partie de la génération de la période coloniale, M. Arkoun ne peut être tenu pour un binational. Il est, comme c’était la règle à l’époque, passé du statut de sujet français à celui de citoyen français sans transiter par la case de la nationalité algérienne. Il est uniquement Français comme pouvaient l’être par choix tous les anciens indigènes de la colonie selon les dispositions des Accords d’Evian. La rupture du philosophe d’avec l’Algérie et les Algériens a été consommée assez tôt au moment où se constituait, pendant la guerre d’indépendance, le Syndicat des étudiants algériens affiliés au FLN. Contre Bélaïd Abdesslem et Ahmed Taleb Ibrahimi, ses principaux animateurs, Mohammed Arkoun – aux côtés de militants marxistes – s’était opposé à la distinction communautaire musulmane dans le sigle Ugema, qui excluait sur une base strictement confessionnelle étudiants juifs et chrétiens indépendantistes. A défaut d’une Algérie libre interculturelle et tolérante, rêve perdu et inconsolé, Arkoun s’acclimatera en France : il s’agit non pas d’un malentendu mais d’une décision claire et mesurée. Faut-il, en l’espèce, rappeler ce premier et unique accroc ? Pourquoi ce moment de l’histoire nationale, soldé négativement par l’étudiant de Taourirt-Mimoun, mais pour lui puissamment formateur, devrait-il être occulté ? Le jeune agrégé d’arabe (1956) se faisait connaître par une première réflexion aux intuitions sociologiques sur La culture nord-africaine : aristocratique et populaire (L’Action [Tunis], 6 janvier 1958) pouvait se reconvertir dans une recherche soutenue sur l’Age d’or de l’islam, lecteur de Miskawayh et herméneute habile de la gnose coranique. Le retour dans la mémoire nationale de cet éminent islamologue français aurait été tout à fait justifié si l’Algérie et l’université algérienne avaient sollicité son attention de son vivant. On accuserait à tort sur ce plan les gouvernants. Le professeur Arkoun a été visiblement dans une distance, relativement au pays de ses racines, incompréhensible à partir de la naissance d’une presse privée qui a pu depuis les années 1990 garantir de manière équitable une prise de parole à tous les acteurs du champ intellectuel d’origine algérienne. Il est parfaitement établi que des universitaires, écrivains et artistes français d’origine algérienne – fréquemment des harkis et enfants de harkis – ont pu bénéficier d’une écoute attentive dans des journaux qui leur ont ouvert leurs colonnes. Il est difficile de croire qu’un chercheur reconnu et légitimé par son œuvre comme Arkoun aurait été interdit de s’exprimer en Algérie, s’il en avait pressenti la nécessité. Il aurait pourtant été attendu et éclairant sur les mutations, dans ces deux dernières décennies, du dogme islamique en Algérie et dans le monde musulman. Pourquoi un retour au pays natal n’aurait-il pas été possible et productif pour lui ? Mohammed Arkoun n’a pas eu d’existence algérienne : il semble en avoir été résiliant à la mesure de cette position d’absence que lui imposaient ses choix de vie sociale, politique et professionnelle dans la nationalité et dans la culture françaises. L’homme (et aussi le chercheur) semble avoir fait le deuil de la perte identitaire originaire, résolument double pour un Kabyle versé dans la culture arabe et dans la théologie musulmane. L’évoque-ton, en Algérie, au seul titre de sa proximité supposée d’avec un pays d’origine auquel il est resté étranger ? A l’instar de celle d’Arkoun, la disparition d’un autre intellectuel français d’origine algérienne n’a pas provoqué en Algérie de vibrants et constants hommages. Né au Maroc, Jamel Eddine Bencheikh (1930-2005) a été un immense chercheur, renouvelant en France malgré la difficulté de l’exercice, l’enseignement des lettres arabes classiques, donnant avec André Miquel, professeur au Collège de France, une impressionnante traduction des Mille et une Nuits (Paris, Gallimard, 1991) après celles de Garnier au XVIIIe siècle et du docteur Mardrus au XIXe. Et surtout, se révélait dans les années de la maturité, un poète généreux. Fondateur, en 1967, à l’Université d’Alger, des Cahiers algériens de littérature comparée, il avait cédé devant la bêtise rustaude des nouveaux maîtres enturbannés des humanités arabes. Il avait cru en l’Algérie nouvelle, mais c’est la France qui lui donnera une destinée. Sa disparition a été généralement signalée dans les bas de casse des journaux, sans plus. Et les concerts de pleureuses professionnelles n’ont pas retenti. En vérité, ni Arkoun ni Bencheikh n’en ont besoin. Ils se sont de leur vivant exprimé à partir d’une irrécusable identité française, sans entrer dans le jeu pervers de la double nationalité et sa prétention à une mystifiante universalité. Leurs parcours et leurs œuvres enrichissent le patrimoine culturel français. Il ne serait ni opportun ni moral de vouloir les greffer à un bilan algérien qui n’est pas le leur. Cela n’exclut ni l’intérêt ni la sympathie pour leurs productions intellectuelles et littéraires françaises.
4. Le rêve d’ailleurs
Redira-t-on que la nation algérienne n’a pas été offerte aux Algériens et qu’ils en ont payé le prix du sang dans une implacable déstructuration de leur être, sur un immense théâtre de misère sociale et culturelle ? L’idée de la nation, pour ne pas être encore pleinement maîtrisée, bientôt un demi-siècle après l’indépendance, est marquée par l’entropie. Et le fait national n’en finit pas de s’étioler. L’écrivain et journaliste Maâmar Farah pouvait imaginer dans son roman-feuilleton La Grande harba( Le Soir d’Algérie, 2009) une Algérie vidée de ses habitants et revenue aux Chinois. Cette projection pessimiste du romancier de Mdaourouch rejoint celle de l’écrivain français Louis- Ferdinand Céline angoissé dans Rigodon(1969) par une France tout autant chinoise, au moment où on redoutait dans ce pays les tanks russes sur les Champs-Elysées. Dans la France des années 1940 de Céline comme dans l’Algérie du début du XXIe siècle de Farah, ce désarroi face à un tarissement des populations – et surtout des identités – ne peut que se développer dans des périodes de trouble ou d’abandon. De la harga à la harba, c’est tout le pays qui cherche à prendre la mer. Que fait donc le gouvernement ? M. Benattallah, ministre chargé de la Communauté nationale à l’étranger, a annoncé triomphalement dans une conférence de presse le chiffre de 1,7 million d’Algériens établis à l’étranger et dûment inscrits dans les représentations consulaires dont 60% sont des binationaux qui seront bientôt, selon ses prévisions, 80% ( L’Expression, 23 décembre 2010). Faut-il se féliciter de ces statistiques singulièrement haussières des binationaux qui sont tout autant nombreux en Algérie ? Cette déclaration d’un officiel ne peut se lire que comme une légitimation politique d’une mobilité géographique et statutaire de la population et incite cette intention chez bon nombre de ses lecteurs, spectateurs et auditeurs. Des personnalités du champ politique n’entretiennent- elles pas aussi le nomadisme transnational, poussant à la roue en idéalisant la fortune du binational et de ses élites : ministres de gouvernements en Algérie et en France, dirigeants d’entreprises, universitaires, artistes, footballeurs ? Un quotidien national consacre une rubrique régulière aux binationaux franco-algériens. Comment cette littérature d’appel, chargeant un abominable sociologisme autour du phénomène binational, ne grossirait- elle pas le flux infini des aspirants ? Quels que soient leurs enseignements, les chroniques de réussites de naturalisés – dans le domaine des sciences et des technologies notamment – ressassées dans les journaux ne sont pas seulement des contes merveilleux. Elles n’expriment souvent qu’une sombre indélicatesse – consensuellement oubliée – envers leur pays d’origine. A titre d’exemple, il n’y a rien de très ragoûtant dans le comportement d’un étudiant que son pays envoie à l’étranger faire des études post-graduées, chèrement payées, qui n’y retourne pas, en mettant au premier plan son confort matériel et intellectuel et en n’honorant pas la dette envers la collectivité nationale qui lui a permis cette formation. Comment ces naturalisés postnationaux, champions du paradoxe, tournant le dos au «petit pays», expliquent-ils leur marche vers l’Occident ? Le Franco-tunisien et postnational Abdelwahab Meddeb – se déclarant farouchement «occidentalisé » – entend régénérer l’Occident (Cf. Le Pari de civilisation, Paris, Seuil, 2009); d’autres, décidément orientaux, veulent l’islamiser et l’affubler de la burqa. Modernes et laïcs, traditionalistes et islamistes, siffleurs d’hymnes nationaux dans les stades et «racaille» de banlieues, tous envisagent l’Occident comme une terre de mission : une ironie de l’histoire. Pendant ce temps, dans un pays sans credo, des prétendants au sbigh affûtent leurs armes contre les écueils de la mer et des lois européennes sur l’immigration pour franchir des frontières réputées salvatrices. La harba continue. Il s’agit moins aujourd’hui de peupler les prisons de harraga ou de contraindre la liberté de quiconque de quitter le pays et de faire d’autres choix de vie en dehors de la nation et de la nationalité algériennes que de s’interroger sur leur capacité à assumer fidèlement et dans la clarté leur seule nouvelle identité. On ne peut aimer et défendre dans le sacrifice et dans la loyauté les Aurès et la Kabylie et la Beauce et le Lubéron, les monts de Tlemcen et les plaines de derricks du Texas, les ponts de Constantine et le lac Léman, la blanche Casbah et Napoli, les terres ocres de l’Assakrem et les névés de l’Ontario. Le rêve d’ailleurs a toujours un prix.
A. M.

Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2011/01/03/article.php?sid=110813&cid=41

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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