L’ange Assange par Kamel Daoud

Jeu de mots facile : quand on n’a pas de sujet, il faut se replier sur le verbe. De quoi parler aujourd’hui ? De l’ange Assange. Le prophète d’un monde sous la forme d’une

maison de verre avec un clavier mondial. Est-ce niais ? Oui, mais fabuleusement. On en rêve un peu partout de voir les Assange descendre du Ciel ou de voir les deux Assange de chaque être humain rendre publics les carnets des actes de chaque vivant. Sauf qu’Assange a choisi cinq journaux de l’Occident et pas un seul journal du tiers-monde, principal acteur de ce déluge numérique. La raison ? La proximité, la culture ou la certitude que les médias occidentaux sont moins parasités et masqués que ceux des pays arabes et musulmans par exemple. Donc, chez nous, dans la planète d’Allah, rien n’est dit ou fait pour sauver cet homme et dénoncer ce que l’Occident politique lui réserve. Pourtant, cet homme a fait mieux que Ben Laden sans tuer une seule âme. Il a annoncé un jugement dernier, mis fin à une époque, prouvé la réalité du néocolonialisme de comptoirs commerciaux et des indépendances «monarchisantes» des nationalistes. Ecrasé sous un Tora-Bora médiatique, pourchassé, inculpé et sali, Assange n’a pas soulevé la pitié du monde arabe qui lui doit tant de nouvelles convictions et de preuves de meurtres. Pas de rassemblement pour cet homme dans les capitales arabes, pas de prières pour le libérer en même temps que la Palestine, pas de vœux dans les mosquées et pas de remerciements de la part des derniers vieillards de la gauche panarabe. Cet homme est seul et il n’existe même pas dans le monde «arabe». La raison ? Le monde dit arabe se divise en deux : quand il n’est pas l’épouse contrainte d’un dictateur ou la foule tête baissée d’un prêcheur, il est voyeur. Grand exercice contemporain de peuples qui se regardent disparaître en sacs de semoule et en tuyaux de pétrole. Assange n’a donc rien réussi chez nous ? Dans l’immédiat non. Parce que, myopes bien dressés, nous regardons se suivre ses «révélations» alors que la principale est là sous nos yeux : lui-même. C’est-à-dire son acte, son geste, sa geste, sa philosophie de la transparence non négociable, sa conséquence. Avec autant de pièces rêvées, on peut même en fabriquer un mythe pour les générations futures. Sauf que, comme dit plus haut, lorsqu’on révèle que le monde est injuste à des peuples fatalistes, cela ne changera pas leur monde mais seulement l’amplitude de leur gémissement sur l’échelle des sons de l’histoire. Dans la longue tradition des monothéismes, il y a eu des prophètes qui ont vécu la même histoire et qui ont fini par investir sur l’au-delà et pas sur le Royaume terrestre et ses semelles traînantes. Lorsque Gutenberg a inventé (ou réinventé) l’imprimerie vers l’an 1400, il aura fallu attendre le début du 20ème siècle pour que le clergé musulman autorise l’impression du Coran sur papier. La distance ? Six siècles presque. C’est le temps qu’il faut attendre entre «la révélation» et les premières impressions. Assange est pourtant l’ange d’une révélation dans l’ordre des lumières célestes.