Décidément, le FLN n’arrête pas de triturer son ombre et de se faire l’espace illusoire d’un débat inexistant. Ainsi, les uns et/ou les autres ne se lassent pas d’exposer la silhouette d’un appareil qui n’a pas fini de balancer entre « parti » et « front » à tel point que personne n’a rien compris à ses multiples métamorphoses et à ses nombreux reniements.
Ces derniers temps, redresseurs, contre-redresseurs et néo-redresseurs ne cessent de se lancer des fléchettes sans pour autant évoquer les questions idéologiques, trop absentes. Ce qui pose sérieusement le problème de sa fonction et de sa vocation. Le FLN fonctionne-t-il comme un espace partisan de type « moderne » ou obéit-il essentiellement à la structure tribale travaillée par une logique de clans et de zaouïa marquée exclusivement par sa proximité trop intéressée avec le pouvoir ? Jusqu’à présent, ni ses différents animateurs ni ses textes, à l’exclusion peut-être de la plate-forme de Tripoli et de la charte d’Alger, ne se sont jamais distingués par leur clarté. Le FLN s’est souvent caractérisé par sa propension à épouser les contours de tous les chefs ayant présidé aux destinées de ce pays. Ce n’est pas étonnant d’entendre des responsables du FLN réduire son « programme » au discours du président de la République. Cette grave indigence du discours des responsables de ce « parti » donne à voir finalement le niveau organisationnel et structurel de cette formation qui ne dispose pas d’une armature théorique et idéologique cohérente. Mais il est clair qu’à aucun moment, le FLN n’a fonctionné comme un espace partisan « moderne ». Cette situation pourrait éventuellement s’expliquer par son Histoire et celle des jeux du pouvoir dans un pays comme le nôtre. On se souvient des multiples dénominations « Front », puis « parti du front » qui faisaient sourire. Déjà, depuis longtemps, il a vécu au seuil d’un « pouvoir » trop peu partagé qui en faisait un simple appareil de légitimation. Ses animateurs avaient l’illusion qu’ils disposaient de larges pouvoirs alors que juste après le congrès de la Soummam, l’émergence de l’Etat Major sous la direction et la confusion entretenue entre l’instance militaire et l’appareil politique et idéologique, le FLN perdait du terrain. Après 1962, la réunion de Tripoli (1962), terminée en queue de poisson, montrait que les débats ne dépassaient nullement les querelles de personnes et que les questions sérieuses ne pouvaient être soulevées, faute d’une sérieuse culture politique. D’ailleurs, les luttes pour le pouvoir allaient être sanglantes.
L’indépendance acquise, les Algériens pensaient alors construire leur pays dans l’extase et la quiétude. Certes, certaines ombres marquaient la culture de l’ordinaire, d’autant plus que la lutte des clans au sein du FLN et du pouvoir empruntait le sentier le plus douloureux et le plus sanglant. Mais chacun pensait que la sagesse devrait l’emporter. L’impuissance rendait le discours non opératoire et marqué par les scories de l’inefficacité. Les choses se rétablirent vite mais les césures ne pouvaient aucunement disparaître. Les blessures, restées béantes, allaient affecter le corps social et le FLN se muait déjà en un espace trop peu opératoire, une coquille vide. Il est vite abandonné par ses fondateurs encore en vie comme Boudiaf et Ait Ahmed qui ont pris la décision de constituer leurs propres formations politiques estimant que le FLN devait se draper d’une puissance symbolique et historique en se transformant en un espace ouvert de la mémoire de la collectivité nationale.
Le pouvoir issu d’une certaine forme de compromis instable, piégé par son propre enthousiasme et enfermé dans ses multiples contradictions, ouvrait le débat sur les questions culturelles et semblait impliquer le FLN tout en l’ignorant dans les décisions importantes et les enjeux décisifs. Le « parti » fonctionnait ainsi comme illustration du discours du pouvoir réel. Les tendances constitutives du FLN manifestaient leur présence par un biais ou un autre. L’intervention des intellectuels semblait vouloir prendre en considération les différents discours représentatifs des courants politiques de l’époque. Mais l’ambiguïté et l’absence de clarté marquaient le territoire du FLN. Les tenants de la «tradition» et les «modernistes» souvent recrutés dans l’univers de gauche, défendaient leurs thèses dans les journaux. Déjà, cette opposition se reflétait à quelques nuances, dans la rédaction d’El Moudjahid en arabe et en français (d’avant l’indépendance).
Une attentive lecture des deux éditions de l’organe du FLN de la révolution nous permettrait de comprendre cette réalité et cet antagonisme latents dans ces publications. Paradoxalement, les deux groupes revendiquaient leur appartenance à l’idéologie socialiste. Dans les textes officiels (Programme de Tripoli, 1962 et Charte d’Alger, 1964), l’ambiguïté était de mise, comme d’ailleurs dans les deux moutures de la charte nationale de 1976 et de 1986. C’est vrai que les thèses de ce qu’on avait appelé, à tort ou à raison, «la gauche»du FLN qu’on identifiait souvent à certains hommes (Zahouane, Harbi, Zamoum, Mazouzi, Zerdani, Bouaziz, Louanchi, Bourboune, Boudia ) étaient dominantes mais cela ne veut nullement dire que la clarté était le point fort de ces plates-formes , souvent lieux de compromis. Mais qui se souciait de cette littérature dans une société à tradition orale? Les vrais décideurs laissaient faire d’autant plus qu’en Algérie, comme dans tous les pays arabes, l’oralité était l’espace privilégié du pouvoir. Ils concoctaient plans, manœuvres et contre-manœuvres. Ainsi, dans les premières années de l’indépendance comme aujourd’hui, le FLN n’avait pas réellement de poids. Il occupait la périphérie d’un centre dominé par d’autres forces puisant leur puissance ailleurs. Le balancement de la société entre la «modernité» et la «tradition» provoquait de nombreuses contradictions et engendraient d’inextricables malentendus que ne pouvait régler un « parti » trop peu sollicité quand il s’agissait de questions primordiales. Ni le pouvoir, ni les intellectuels n’avaient les moyens d’atténuer les tensions perceptibles dans la société algérienne. La volonté de changer les choses dans le sens de la «modernité» se heurtait à la peur d’adopter des conduites et des attitudes «importées», «cosmopolites», thèmes revenant souvent sans cesse dans le discours de certains lettrés qui exprimaient l’opinion d’une bonne partie du pouvoir.
Dans cette formation, se retrouvaient de nombreuses visions qui cohabitaient mal et qui neutralisaient toute possibilité d’ouverture et de clarté. Le FLN devenait un fourre-tout où le comité central pouvait contenir, pour des raisons de commodité, non de compatibilité, tous les candidats du pouvoir et des représentants d’ethnies et de clans prétendant à quelque prébende ou à un quelconque strapontin. Mais l’essentiel ne se faisait pas au niveau d’un C.C trop peu important par rapport à un autre pouvoir, plus puissant, mais moins apparent. D’ailleurs, jamais, même au niveau des wilayas, le commissaire du parti n’avait un poids supérieur à celui du wali ou du commandant du secteur militaire qui constituaient ce qui était appelé à l’époque, le conseil de coordination et d’exécution. Souvent, le wali s’opposait au mouhafedh, dans la plupart des cas tenté par un discours réactionnaire et féodal. L’Etat faisait de l’ombre à un parti sans repères et sans armature symbolique évidente. Les manœuvres et les contre-manœuvres faisaient fonction de discours et de programme politique. Certes, le FLN reste encore marqué par les scories de son développement depuis 62 et ses nombreux travers, mais il est utile de signaler que la notion de parti est très récente en Algérie. Déjà, L’Etoile Nord-Africaine, première organisation politique, née dans le sillage de l’adoption des formes de représentation européenne, au contact de la France et après la loi Jules Ferry qui a permis à certains autochtones de fréquenter l’école primaire et les syndicats européens, recourait à des pratiques tirées de la structure des confréries.
Ce fut le cas de Hadj Ali Abdelkader et de Messali el Hadj qui furent à l’origine de la mise en place de cette structure, constituée au départ d’éléments généralement recrutés dans l’Ouest du pays. Certes, le parti qui allait prendre la même hiérarchisation que la SFIO (parti socialiste, section française de l’internationale ouvrière) semble correspondre aux mêmes schèmes que le parti français, mais était plutôt prisonnier des réalités algériennes en porte-à-faux avec le système partisan européen. Ainsi, le parti va emprunter, certes, l’enveloppe externe, mais, souvent de manière inconsciente, le fonctionnement va reproduire la structure groupale « traditionnelle » qui s’impose essentiellement au niveau décisionnel et hiérarchique. L’ouverture de l’Etoile Nord-Africaine va permettre la mise en branle de groupes et de strates qui vont souvent se rassembler selon des ramifications locales, tribales et régionales. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que ce qu’on avait appelé la crise de 1949 avait pour origine une contestation essentiellement ethnique. Tout reposait sur le chef de la tribu qui arbitrait les conflits et qui n’avait pas les attributs d’un responsable de parti, mais d’un chef de zaouia ; ses décisions sont sans appel, incontestables. Ce n’est pas pour rien que toute tentative de briser cette structure est vouée à l’échec d’autant plus que cette composition syncrétique marque la société entière.
Le parti ou le hizb n’est jamais arrivé à s’imposer comme entité politique et idéologique. D’ailleurs, lors des travaux du CNRA de juin 1962, jamais clôturé, et ceux du congrès du FLN de 1964, les véritables enjeux étaient ailleurs, même si on avait confectionné une charte d’Alger que trop peu de congressistes avaient pris la peine de feuilleter. Les véritables débats étaient ailleurs, parce que l’enjeu, c’était la direction. Le parti, même s’il comprend une composante multirégionale, fonctionne comme une tribu qui considère le chef comme le maillon essentiel et fondamental de la chaîne et l’allégeance, un espace central. La « tradition » orale constitue l’espace favori de communication. Les questions idéologiques ne sont que trop rarement évoquées. Quand elles le sont, elles ne le sont que pour appuyer la position du chef. Toute réflexion sur le fonctionnement partisan, en prenant comme instruments d’analyse, les outils conventionnels restent, selon nous, non opératoires et ne permet nullement de mettre au jour les mécanismes de fonctionnement de la structure de l’Etat et du parti. L’espace syncrétique paradoxal mettant en situation deux instances culturelles, l’une acquise (la forme de représentation occidentale) et l’autre, originelle (« populaire ») engendre ce type de comportements et met en branle une sorte de « viol » des attitudes dites « modernes ». D’ailleurs, l’idée d’opposition, chez nous, se caractérise par l’élimination du vis-à-vis, sans aucune concession. « Si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi », est la phrase de base de la structure de la confrérie ou du clan.
Le manque d’écoute du chef qui se substitue souvent au parti est caractéristique des chefs de zaouia ou de tribu qui n’admettent aucune contestation. Dès qu’il y a contestation du chef ou considéré comme tel, le groupe est mis à l’index. Quand la presse emploie ce que certains de ses journalistes appellent le « coup d’Etat scientifique » à propos de la mise à l’écart de Mehri et de son remplacement par Benhamouda ou de Benbaïbèche par Ouyahia oublie carrément les mécanismes de fonctionnement des structures partisanes et de pouvoir dans des pays comme l’Algérie et de la fabrication des « majorités ». Les partis ont toujours fonctionné en usant de coups d’Etat permanents avec des majorités réglementairement constituées. On peut passer facilement d’un groupe à un autre ou d’un parti à un autre sans grand problème parce que les partis manquent d’une assise théorique et idéologique. Le FLN qui a été condamné pendant une longue période à n’être qu’un simple appareil, une annexe des services de sécurité, a connu des hommes (Chérif Belkacem, Kaid Ahmed, Mohamed Salah Yahiaoui, Mohamed Chérif Messaadia, Mehri) qui étaient, certes à la tête, mais qui ne tiraient pas du tout leur force du FLN, mais des rapports qu’ils entretenaient, à titre personnel, avec les vrais « décideurs » et le Président. Ni Boumediene, ni Chadli n’avaient accordé de l’importance à cette structure partisane qui avait l’illusion de diriger, alors que tout se décidait ailleurs. Certes, les congrès s’accordaient la faveur de « désigner » le candidat à la présidence, une fois les choses faites par un conclave restreint, mais tout le monde savait et faisait semblant de ne point être au courant.
Aujourd’hui, également, le FLN qui connaît de sérieuses bagarres entre des clans qui, finalement, sont très proches les uns les autres les fait se rencontrer après de houleuses et de violentes palabres dont l’origine est articulée par une affaire de « pouvoir » ou d’intérêts. Le Président est constamment appelé à la rescousse pour légitimer telle ou telle tendance qui s’estime lésée par rapport à un groupe considéré comme pro-X dont le délit majeur serait de chercher à occuper des postes de direction. Rien ne semble distinguer les uns des autres dans un contexte particulier où la propension à mettre fin à l’expérience de ce « parti » est trop vivace. Même le président Bouteflika avait déclaré lors de la campagne présidentielle que le FLN était la propriété du peuple algérien, rejoignant ainsi l’idée de deux de ses fondateurs, Ait Ahmed et Boudiaf. En 1954-1955, il était implicitement question de la disparition de ce front, une fois le pays indépendant, et du retour des partis politiques obligés de se dissoudre momentanément pour constituer une force anticoloniale unique. Ce parti est-il à même d’apporter un soutien décisif à un président qui ne semble pas du tout en avoir besoin d’autant plus qu’il connaît son audience réelle et ses véritables ramifications ? Jamais un parti, quel qu’il soit, n’a servi jusqu’à présent d’espace de lancement à un président qui, souvent, est désigné par des cercles précis. Cette tendance de faire appel au FLN pour avaliser la décision des chefs réels a toujours eu une fonction tout à fait symbolique. L’agitation de ces derniers temps au sein d’un FLN constamment en crise et manquant fortement de repères et d’assises idéologiques n’est finalement pas un événement dans une société qui n’arrive pas encore, compte tenu de contingences sociologiques et historiques, à intérioriser efficacement cette flasque notion de parti politique qui reste trop ambiguë et trop peu opératoire.
11 décembre 2010
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