Le problème de liquidité rencontré par les clients d’Algérie Poste a suscité une polémique entre les responsables de cette institution et ceux de la Banque d’Algérie.
L’intérêt de cette empoignade, au-delà des désagréments qu’elle engendre pour les titulaires de comptes CCP, soulève de multiples questions sur les instruments de paiement en Algérie et les enjeux monétaires qui en découlent.
La faiblesse de la communication sur les sujets qui traitent de la monnaie et leur présentation dans un style ésotérique ne sont pas propices à instaurer un débat large et enrichissant. Et pourtant la question de l’argent nous obsède quotidiennement. Qui crée la monnaie ? Comment crée-t-on de la monnaie ? Y a-t-il peu ou beaucoup de monnaie en circulation ? Pourquoi le dinar n’est pas une devise comme le dollar ou l’euro ? Ce sont autant de questions lancinantes qui demeurent sans réponse pour la plupart d’entre nous.
Cette contribution n’a pas pour objectif de répondre à toutes ces interrogations car cela nécessiterait de longs développements. Le souci est d’intervenir dans un débat dont les enjeux de nature économique et monétaire dépassent largement la polémique qui oppose les responsables de la Banque d’Algérie et ceux d’Algérie Poste. Selon les déclarations des uns et des autres, l’une des causes principales du manque de liquidité est le comportement des ménages qui ont une préférence pour la manipulation de la monnaie en espèces au détriment de l’utilisation des autres moyens de paiement tels que le chèque ou la monnaie électronique matérialisée par les cartes de paiement. Cette réaction relève d’une approche plus que simpliste qui disculpe les responsables des institutions concernées de l’échec de la politique de modernisation des moyens de paiement et du dispositif législatif qui rend obligatoire les paiements par chèque au delà d’une certaine somme. La première loi suspendue à quelques jours de son entrée en vigueur en 2006 avait fixé le seuil à 50 000 DA. Ensuite à la faveur d’un second texte ce seuil a été relevé à 500 000 DA. Les causes qui ont empêché l’application de la première loi sont toujours présentes et il serait illusoire de croire que la loi à elle seule ou les méthodes coercitives peuvent résoudre des problèmes qui sont fondamentalement économiques et dont les solutions ne peuvent être qu’économiques.
La généralisation de la facturation des transactions, fondement essentiel de la transparence, sera atteinte si on réussit le passage d’une économie fondée sur la demande à une économie d’offre. Les lois adoptées n’ont de sens que lorsque les conditions de leur mise en oeuvre sont réunies et pour cela il faut que les institutions chargées de les appliquer s’inscrivent dans cette nouvelle dynamique.
Peut-on affirmer que les utilisateurs de comptes CCP sont responsables de la pénurie de liquidité ? Si l’on devait se limiter uniquement aux besoins en liquidité exprimés par les titulaires de comptes CCP, on constate que leur part est plus que modeste comparativement à l’ensemble des moyens de paiement qui font intervenir toutes les institutions financières. A la fin de l’année 2009 les dépôts aux CCP représentent 4,3% de la masse monétaire au sens large (agrégat M2) et 16,8% du montant des billets en circulation.
De nombreux citoyens titulaires de comptes CCP sont des retraités et travailleurs à revenus modestes, des revenus de subsistance qui ne dégagent aucune épargne. Il est injuste de cibler ces catégories sociales en les rendant responsables des déséquilibres qui affectent la sphère monétaire. Des études poussées doivent être entreprises pour analyser les déterminants de la demande de monnaie en Algérie. Quels sont les obstacles qui freinent le développement de la monnaie scripturale ?
Au début des années 2000 des investissements importants dans le domaine de la mise à niveau technologique ont été réalisées pour encourager l’utilisation des instruments de paiement scripturaux : chèque et carte de paiement.
Cette politique d’innovation dans le domaine de la sphère monétaire n’a pas été productive. Les habitudes des Algériens en matière de moyens de paiement n’ont pas évolué. Entre 2000 et 2009 la circulation fiduciaire c’est-à-dire les billets en circulation a augmenté de 276% et le montant des billets en circulation émis par la Banque d’Algérie fin 2009 est de l’ordre de 1829,3 milliards de dinars (1). Pour la Tunisie et le Maroc ces taux sont respectivement de 124% et 134%.
Entre 2000 et 2009 la part de la monnaie sous forme de billets par rapport à la masse monétaire (agrégat M2) est demeurée stationnaire puisqu’elle est passée de 24% à 25%. Cette évolution montre que l’importation de la technologie la plus sophistiquée soit-elle ne peut changer à elle seule le comportement des agents économiques vis-à-vis des moyens de paiement et ne peut résoudre des problèmes économiques et financiers d’ordre structurel, stratégique et organisationnel. Il est difficile de vouloir greffer un organe à un corps qui comporte les germes de son rejet. Pour encourager les gens à utiliser le chèque et la carte de paiement, il y a lieu d’abord de créer un environnement favorable qui implique plusieurs acteurs et en particulier le système bancaire. Ce dernier doit être en mesure de répondre aux besoins des citoyens en ouverture de compte qui constitue un droit et assurer évidemment des prestations qui mobilise la clientèle potentielle et fidélise celle qui existe. Est-ce que cela est possible lorsqu’on sait qu’en 2009 il existe en moyenne une agence bancaire pour 26 700 habitants. Selon les normes internationales, il faut aller vers un taux de bancarisation qui se traduit par une agence bancaire pour 5000 à 8000 habitants. Cet objectif ne figure pas apparemment parmi les priorités des banques publiques qui possèdent actuellement de fortes liquidités et qui n’éprouvent pas par conséquent le besoin de jouer leur rôle d’intermédiaire financier. Ce sont des parts de marché qui sont livrées aux banques étrangères de plus en plus actives dans le domaine de la mobilisation de l’épargne. La rente en tant que source exclusive de la liquidité est devenue un frein au développement d’une intermédiation bancaire active et la promotion des marchés de capitaux. Il faut ajouter également que des pesanteurs sociologiques et culturelles entravent la promotion de la monnaie scripturale. Pour remplir un chèque il faut savoir lire et écrire et cela n’est pas le cas d’une partie non négligeable de la population.
S’il est vrai que le comportement des ménages peut influencer la préférence pour les paiements en espèces, il faut rechercher les causes de l’importance prise par la circulation fiduciaire dans les distorsions structurelles de l’économie nationale parmi lesquelles on peut citer l’économie informelle et l’absence d’une vision économique qui doit aller au-delà du fait de dépenser de l’argent.
L’économie informelle est le lieu de prédilection de la circulation de monnaie sous forme de billets car il n’y a pas de traçabilité. Ce type d’économie qu’on a tendance à réduire aux vendeurs à la sauvette est en réalité une puissante organisation souterraine qui favorise le blanchiment des capitaux, assure leur recyclage et leur valorisation à des taux de rentabilité très élevés. Des passerelles sont établies entre le secteur informel et des entreprises qui ont une activité économique réglementaire. En ayant un pied dans l’activité légale et un autre dans l’informel, ces entreprises, pour préserver l’opacité de leurs transactions préfèrent l’utilisation des règlements en billets monétaires.
Dans un tel contexte, la mission des banques pour capter les excédents monétaires relève de l’utopie surtout lorsqu’on sait qu’actuellement les taux d’intérêts réels sont négatifs. L’accroissement des excédents monétaires en dehors du circuit bancaire a bénéficié de la forte augmentation de la masse monétaire entre 2000 et 2009 qui a plus que triplé. Cette croissance monétaire résulte d’un processus d’accumulation rentière générée par la hausse importante du prix du pétrole. Cette accumulation donne lieu à la diffusion de la rente pétrolière et gazière par le biais d’un vaste programme de dépenses publiques qui entraine l’apparition d’importantes liquidités au niveau du système bancaire (2447 milliards de DA en 2009). Ces liquidités stérilisées par la Banque d’Algérie sont la source de conflits et de malentendus entre les banquiers et les entreprises.
En effet les opérateurs économiques ne comprennent pas pourquoi ces ressources financières ne sont pas utilisées pour financer l’activité économique. Trois raisons majeures peuvent être avancées pour expliquer la stérilisation de ces liquidités.
Il faut savoir que lorsque les banques sont sollicitées pour accorder des crédits, elles doivent respecter des normes prudentielles imposées par la banque centrale dans le but de minimiser les risques de non remboursement et garantir leur solvabilité.
Ensuite la distribution de crédit par les banques commerciales augmente la masse monétaire à travers un processus de création monétaire complexe qu’il ne faut pas réduire à une opération d’impression de billets.
Enfin l’octroi de crédit dans le contexte d’une économie caractérisée par des difficultés d’absorption du surplus monétaire et un très faible dynamisme économique crée des déséquilibres entre la sphère monétaire et la sphère réelle.
En Algérie, il n’existe pas de relation positive entre le développement financier et la croissance économique. L’impact de l’investissement public sur la croissance des autres secteurs est fortement contrarié par le faible degré de sensibilité des capacités de production aux impulsions monétaires générées par la rente. La stimulation de la croissance économique par la dépense publique est restée sans effet sur les autres secteurs d’activité notamment l’agriculture qui reste soumise aux aléas climatiques et l’industrie pour laquelle on peine à trouver une stratégie.
L’investissement intérieur brut exprimé en pourcentage du PIB (33,2% en 2004 et 34,6% en 2007) n’a pas connu de progression notable. Cette situation semble paradoxale dans la mesure où des moyens financiers considérables ont été mobilisés et que le taux d’intérêt débiteur moyen en 2009 se situe à 8,5% alors qu’en 1994 le niveau de ce même taux était de 21,5%
Même si on accorde des crédits à taux zéro, il n’est pas évident que cela stimule les investissements à forte valeur ajoutée, créateurs d’emplois stables et source de diversification de la production et des exportations. La diffusion de la rente par le biais de la dépense publique a déstabilisé la sphère monétaire en provoquant une forte augmentation de la masse monétaire et subséquemment l’extension de la circulation fiduciaire. Les sorties d’argent du système bancaire appelées fuites monétaires représentent 25,7% de la masse monétaire au sens large en 2009. Ces fuites mettent la Banque d’Algérie dans une posture inconfortable car elle éprouve de grandes difficultés à respecter les objectifs de croissance de la masse monétaire. Celle-ci a augmenté de 16,3% en 2008 et brusquement chuté à 3,21% largement en deçà de l’objectif fixé à 13% pour l’année 2009. Une telle instabilité monétaire limite la marge de manoeuvre de la Banque centrale pour lutter contre l’inflation et assurer la stabilité du taux de change.
La chute importante du taux de croissance de la masse monétaire n’a aucune incidence sur le taux d’inflation. La lutte contre l’inflation selon une politique inspirée de la doctrine monétariste consistant à agir uniquement sur la base monétaire dans le contexte d’une économie déstructurée n’est pas toujours efficace. Il en est de même du taux de change réel du dinar dont la stabilité reste tributaire des ajustements qui portent uniquement sur le taux de change nominal.
En mettant en avant l’objectif de contrôle de la base monétaire la Banque d’Algérie est contrainte d’agir sur le poste crédit intérieur et par conséquent sur les crédits à l’économie. Le recours à cette option pénalise les entreprises qui sont à la recherche de crédits bancaires pour financer leurs investissements et cela est d’autant plus contraignant lorsqu’on sait que les marchés financiers et les institutions financières spécialisées sont pratiquement inexistants.
Les conséquences déstabilisatrices du programme de dépenses publiques ont été aggravées par l’apparition d’importants déficits budgétaires financés par les ressources du fonds de régulation des recettes pétrolières. Le mode de financement du déficit budgétaire par monétisation de ces ressources n’a pas d’effet notable sur la croissance du produit intérieur brut hors hydrocarbures. Il en résulte une augmentation des importations et une abondance de liquidité qui alimente davantage l’instabilité monétaire. On est loin de l’objectif initial assigné au fonds de régulation des recettes pétrolières consistant en l’immobilisation d’une partie des recettes dans le but d’amortir les chocs pétroliers, atténuer l’effet expansif de la rente sur la masse monétaire et préserver ainsi le cadre macro-économique. Une politique monétaire fondée sur le laxisme budgétaire est incompatible avec l’action de la Banque centrale qui relève davantage de l’orthodoxie monétaire. De manière générale la politique économique fondée sur la diffusion de la rente par le canal de la dépense publique dans le contexte de structures économiques demeurées rigides accroît l’instabilité monétaire et économique et le prochain plan de développement qui reconduit la même démarche risque de l’aggraver encore plus. La croissance économique par la dépense publique ne se réduit pas seulement à la réalisation de grands projets d’infrastructure. Ces projets doivent avoir un effet structurant sur les autres secteurs et seule une stratégie économique globale sur le moyen et le long terme peut créer les conditions nécessaires à la réalisation de cet objectif.
*Universitaire
(1) Rapport de la Banque d’Algérie 2009
11 décembre 2010
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