le 04/09/2008 | 22:03
On ne peut rester indifférent aux récentes déclarations de l’ex-chef du gouvernement, Abdelaziz Belkhadem, lorsqu’il déclare que «le problème de l’université, c’est le français» et que les francophones de ce pays seraient virtuellement des renégats en puissance, des traîtres à la patrie.
Lors de l’ouverture de l’université d’été du FLN à Blida, le dimanche 24 août, Abdelaziz Belkhadem, avait dit tout le mal qu’il pensait de ces «francophones» algériens qu’il a enveloppés dans l’opprobre au motif qu’ils auraient non seulement vendu leur âme à l’étranger, mais provoqué aussi la banqueroute de l’université algérienne par l’usage abusif de la langue française. Selon ce responsable passé depuis belle lurette maître dans l’art de la démagogie et de la manipulation idéologique, ces francophones constituent un danger pour «la sécurité intellectuelle» et «linguistique» de la nation, et un ferment de dissolution de l’identité algérienne. Qualifiés d’ennemis invétérés de Dieu et de la nation, les usagers du français se trouvent ainsi cloués au pilori et désignés à la vindicte publique. On ne saurait mieux faire pour attiser le feu de la haine et de la discorde. De telles déclarations ne font pas seulement le jeu des arabophones et des islamistes «modérés» , déjà en rivalités sourdes avec les francophones supposés être rangés pour toujours dans le camp de l’ennemi ; elles font également le lit de l’intégrisme et des bandes terroristes qui, depuis les maquis, devraient se réjouir de ce qu’un haut responsable de l’Etat se fait à la fois l’interprète et le propagandiste de leurs idées bien arrêtées. Sans aller jusqu’à accuser le secrétaire général du FLN d’être le complice de l’intégrisme armé, et sans verser dans les amalgames que d’aucuns seraient tenter de le faire allégrement, il reste que ces déclarations venant d’un homme qui a toujours eu à assumer de hautes charges au sein de l’Etat sont graves et préjudiciables à l’unité et à la cohérence des organes de l’Etat. Elles sèment le doute dans les esprits en même temps qu’elles dénoncent une certaine rupture de solidarité et de cohérence gouvernementales. A son insu, et sans qu’il en soit peut-être pleinement conscient, M. Belkhadem joue incontestablement avec le feu lorsqu’il exhume la boîte de Pandore de l’arabisation et de la francophonie. Qu’on le lise pour s’en rendre compte : «Il ne serait pas sensé, proclame-t-il, de reprocher à nos ennemis le fait de vouloir anéantir autrui. Nous regrettons par contre que des franges de notre peuple aient adopté le même état d’esprit. Ce que nous redoutons le plus de ceux qui s’accrochent à la langue de l’étranger et méprisent le Coran, c’est une allégeance politique. L’allégeance politique s’opère d’abord par la langue, ensuite par la pensée.» C’est un véritable appel au lynchage de ces francophones dont le seul crime est d’utiliser la langue de l’étranger plus comme un instrument de communication que comme signe d’allégeance. M. Belkhadem, qui ne semble pas faire fort dans la nuance et l’impartialité, oublie-t-il ou feint-il d’oublier que la plupart des pionniers du nationalisme algérien, sinon la majorité, n’étaient pas arabophones ni «islamistes», mais bel et bien francophones. Sans évoquer les messalistes et les centralistes qui étaient nourris au lait de «la francophonie» tout en combattant le colonialisme français depuis Bruxelles, Paris, Genève, Alger, etc., les «figures» emblématiques du «populisme révolutionnaire» si bien décrit par Mohammed Harbi étaient également tous imprégnés de la langue de Voltaire, voire de celle de Robespierre… Abane Ramadane, Hocine Aït-Ahmed, Mohamed Boudiaf, Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben M’hidi, Krim Belkacem, Didouche Mourad, Amar Oumrane, Zighoud Youssef, M’hamed Yazid et bien d’autres encore étaient sans exception des francophones engagés dans un combat sans merci contre le colonialisme français. Nul d’entre eux n’avait fait «allégeance politique» à la France. Ce furent au contraire les partisans de l’arabisme et de l’islam dépouillé de ses scories et de ses superstitions qui firent preuve d’allégeance et de compromission envers la puissance occupante. Le chef de file des oulémas, le cheikh Ben Badis que d’aucuns encensent et élèvent au rang d’un mythe, n’était rien moins qu’un partisan chaud de l’assimilation et de la fusion de la nation algérienne avec la République française. Pourvue toutefois que celle-ci respecte l’identité musulmane et applique au culte musulman la loi relative à la séparation de l’église de l’Etat, loi dont bénéficiaient seuls les chrétiens et juifs d’Algérie. Pour Ben Badis, il était alors hors de question de bouter la France hors de la colonie et moins encore de s’en séparer. Dans un article publié sous sa plume dans le journal Ech Chiheb d’août 1932, au moment même où le PPA de Messali Hadj battait le rappel de ses troupes pour les inciter à lever l’étendard de la révolte contre le colonialisme oppresseur, Ben Badis témoignait de sa fidélité envers la France, dont il ne pouvait pas concevoir qu’elle pût quitter un jour l’Algérie, de gré ou de force. C’est alors qu’il pouvait écrire tranquillement, sans remords ni regrets, que ses «auditeurs n’avaient qu’un désir : jouir de tous les droits des autres enfants du drapeau tricolore de même qu’ils en assumaient tous les devoirs. Nous les confirmions dans cet attachement (à la France) nous leur en montrions les avantages ; nous leur faisions entendre, par des analogies, que la France généreuse ne pouvait que leur donner un jour, qui ne pouvait être éloigné, tous les droits dont jouissent les Français.» Voilà un témoignage indéniable, une confession à cœur ouvert ! Le préjugé bien ancré dans certains esprits et selon lequel les tenants de l’arabe et de l’Islam purs et dures sont porteurs d’une fidélité infaillible envers l’identité et les origines relève à la fois d’un mythe trompeur et d’une mystification indicible de la réalité et de l’histoire nationales. N’en déplaise à M. Belkhadem, ce ne sont donc ni les oulémas ni leurs épigones qui peuvent incarner un modèle de patriotisme et de fidélité aux origines. Sans chercher à creuser le fossé déjà existant entre «arabo- islamiste» et francophones, ni vouloir réactiver les querelles linguistiques anciennes, il suffit de rappeler une fois de plus que le nationalisme algérien, version révolutionnaire et anti-coloniale, est né en France avant de s’implanter en Algérie et que la plupart de ses pionniers étaient, sans le dire, plus francophones que francophiles. Cela dit, il reste maintenant à s’interroger sur les motifs qui ont poussé l’ex-chef du gouvernement, éjecté de son poste, à exhumer de manière fracassante un objet d’autant plus «chaud» et sensible que le moment choisi n’est guère propice? Il l’est d’autant moins que la priorité urgente des Algériens, toutes couches par ailleurs confondues, n’est pas cette querelle linguistique, mais c’est avant tout le pain et la sécurité. Dire, au moment où le terrorisme massacre à l’aveuglette des dizaines de citoyens innocents et fauche par chapelets nos jeunes soldats engagés dans la lutte contre ce fléaux, qu’il existerait parmi nous des gens «qui s’accrochent à la langue de l’étranger et qui méprisent la langue du Coran», c’est une manière de donner quitus aux intégristes de tous acabit. C’est une manière d’accorder une prime d’encouragement moral à tous ceux qui, terroristes déclarés ou «islamistes modérés», pour qu’ils combattent tous ceux qui manifestent des signes d’étranger et de «francophone» dans notre pays. Selon nous, ces déclarations sont une incitation à la haine. Elles sont inadmissibles. Elles sont d’autant plus graves qu’elles émanent d’un haut responsable de l’Etat censé rassembler et non diviser les Algériens en segments ethniques et linguistiques. L’homme de l’Etat, le vrai, c’est celui qui se garde de se laisser guider par ses impulsions, ses opinions propres ou par ses états d’âme ; c’est celui qui rassemble et qui rassure, non celui qui divise et ressuscite les fantômes de la peur et de la discorde. Livrer en pâture les «francophones», c’est les désigner en fin de compte à la vindicte populaire, c’est donner du grain à moudre à tous les tenants du repli identitaire, aux partisans de la lutte armé contre le prétendu «Etat mécréant ou vendu à la France». Je suis outré à l’idée qu’un haut responsable, de surcroît secrétaire général d’un parti auréolé de prestige et de gloire, daigne jouer les Algériens les uns contre les autres. Le sens de l’Etat et l’intérêt de l’unité nationale n’auraient-ils pas dû lui recommander plutôt d’observer ce devoir de réserve que lui dicte sa charge que de prononcer des propos malséants qui ne cadrent pas avec les graves circonstances de l’heure ? Ce monsieur à l’éloquence facile, mais dont les idées sont si fort réductrices se rend-il compte qu’il pèche par excès de pessimisme et de démagogie? En déplorant la place «minorisée» de la langue arabe par rapport au français, notamment à l’université, ce monsieur à la barbe bien taillée sur le modèle bien connu du «barbefélène» oublie ou affecte d’oublier que lui et son parti ont été longtemps l’une des parties prenantes de l’arabisation «sauvage» depuis le primaire jusqu’à l’université et que si celle-ci est sinistrée aujourd’hui c’est moins à cause du français et de ses usagers, mais c’est bien à cause des modalités, des méthodes et du contenu, pauvres et indigents, administrés à doses massives à la langue arabe. Ce qu’il faut incriminer ici, en l’occurrence, c’est moins l’arabe en tant que langue de civilisation et de culture, mais c’est bien encore le contenu idéologique dont on l’a fortement lesté. Mais M. Belkhadem, tout comme ses pairs au sein du parti FLN prétendent détenir le monopole du nationalisme algérien, tout en s’efforçant de se laver les mains de toute responsabilité quant à l’affaiblissement de l’Etat et à la banqueroute de certains secteurs clefs de l’économie et de la culture, comme l’industrie lourde, l’éducation et l’enseignement supérieur. Ils cherchent à se défausser sur leurs prétendus ennemis, les francophones, à en imputer la responsabilité de leur échecs passés et présents, de manière à se donner une nouvelle virginité. Se hasardant sur un terrain, outre que politique, Belkhadem aborde ensuite les problèmes de l’université et préconise une sorte d’arabisation bis de l’enseignement supérieur, secteur qu’il méconnaît et dont il n’est guère qualifié pour en parler, comme il l’a fait ex cathedra à l’université Saâd Dahleb de Blida. D’un ton doctoral, il recommande l’arabisation expresse et effective des établissements de l’enseignement supérieur, à l’heure même de la mondialisation où toutes les nations de la planète s’essayent à l’apprentissage de plusieurs langues vivantes en même temps, notamment de l’arabe réhabilité et déjà enseigné dans plusieurs pays d’Europe, d’Asie et d’Afrique. Mais pour Belkhadem qui ne lésine pas sur les ressources verbales à relents démagogiques, il ajoute que le défaut de l’arabisation de l’enseignement supérieur est cause de «paradoxe préjudiciable pour nos jeunes» bacheliers qui, parvenus à l’université, se confrontent d’emblée au mur du français : «Il est vraiment aberrant, ajoute Belkhadem, qu’un élève fasse ses études en arabe dans sa jeunesse pour qu’il se heurte par la suite à une autre langue à l’université, qui est le français.» Qui en est responsable ? Le FLN en est-il un ? Quelle est sa part au juste dans la promotion de cette arabisation de l’échec scientifique renouvelé? Le français ? Mais n’était cette langue maintenue encore dans les disciplines des sciences «dures» (physique, mécanique, chimie, biologie, mathématiques, etc.) nos universités seraient tombées depuis belle lurette dans un irrémédiable déclin. Elles seraient devenues des mosquées-cathédrales, des sortes de zaouïas avec leurs chants liturgiques, avec leurs enseignements scolastiques où la psalmodie de l’arabe tiendrait lieu de «science révélée». Déjà, les filières totalement arabisées dans nos universités prolongent plus qu’elles n’innovent en matière de méthodes et d’acquisition de savoir, les enseignements reçus par les élèves dans le moyen, le secondaire et le lycée. En effet, bon nombre de nos enseignants des filières arabisées à l’université (histoire, sociologie, droit…) sont si limités en savoir, en connaissances profanes et en réflexion critique que leur niveau scientifique est piteux, lamentable. Là où ils révèlent cependant des points forts par rapport à leurs pairs francophones des filières scientifiques, c’est dans le domaine de la rhétorique religieuse avec ses axiomes, ses versets coraniques, ses hadiths, tous savoirs appris par cœur. En ce sens, on peut dire que l’arabisation a été «une réussite», mais seulement dans le sens d’un endoctrinement religieux des élèves, mais non dans celui de l’éveil intellectuel et du perfectionnement de l’esprit critique qui demeure complètement conditionné par des représentations religieuses imperméables à l’ijtihâd (effort d’interprétation critique) si recommandé par l’Islam et ses fuqahas (docteurs de la foi) et par les philosophes musulmans de la belle époque : Ibn Roshd, Avicenne, Ibn Khaldoun, notamment. Si Abdelaziz Belkhadem n’a pas soufflé mot sur la responsabilité qui a incombé au FLN dans le processus de l’arabisation qui a conduit aux échecs et aux déboires, à la dichotomie arabe/ français au sein de l’université et par suite au clivage arabophones/francophones, Abderahmane Belayat, le président de la commission permanente chargée de préparer l’université d’été du FLN, avait au contraire revendiqué haut et fort la part notable prise par le FLN dans l’élaboration des divers programmes de l’enseignement depuis l’indépendance : «Le dossier de l’enseignement supérieur, dit-il, n’est pas étranger aux différentes politiques publiques qui ont été tracées depuis l’indépendance et auxquelles le parti FLN a pris une part active. Nous voulons apporter l’expérience de notre parti à ce sujet, étayée par l’éclairage d’experts émérites.» (cité par El Watan 22-23 août 2008). Ce que cherchent le FLN et ses experts «émérites», c’est d’enfermer l’université algérienne dans son «ghetto de Varsovie», c’est de la couper de ses viviers extérieurs, la communauté scientifique internationale et tout cela au nom de la préservation de la pureté identitaire algérienne, comme si celle-ci était menacée par l’usage du français et non par le déficit flagrant d’imagination et de cohérence en matière de méthodes d’éducation, d’enseignement et de recherche. Enfermé dans ses dogmes, prisonnier de ses réflexes aussi rigides qu’autoritaires, arrogant et sûr de lui, le parti FLN actuel qui n’a rien à voir avec le FLN historique, militant et révolutionnaire, refuse de faire son propre aggiornamento. Comme il refuse de croire que le monde change et que l’Algérie n’est qu’une de ses variables. Enfermé dans une vision étriquée d’un nationalisme qui n’a plus de cours, démodé, il se prive de renouveler sa conception de la politique comme art de gouverner, d’anticiper et de prévoir. Tout en ayant un pied dans le gouvernement, il joue en même temps à l’opposant plutôt négatif que constructif. L’arabisation qu’il glorifie et le français qu’il stigmatise témoignent que ce parti est à court d’imagination et de projet de société et que seul le recours à la démagogie et à l’exploitation de la fibre nationaliste de certaines franges de la population qui lui sont acquises peuvent lui donner encore quelque longévité supplémentaire … L’auteur est universitaire
4 décembre 2010
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