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«Harkis* de la France» et «Harkis du système» par Slemnia Bendaoud *

3 décembre 2010

Contributions

Un bref survol des titres de la presse algérienne de cette dernière décade du mois de novembre 2010, traitant tous du contenu du nouvel ouvrage édité par Georges W Bush, l’ex-président américain, fait état de «la vente» du défunt Saddam Hussein aux Américains par le président égyptien Hosni Moubarak.



Déduction faite : il serait le vrai «Harki des américains» ! Une bien nouvelle fonction, jusque-là inconnue au plan international de haut rang ou presque !

Elle se situe bel et bien un cran au dessus de ces Harkis qui font le titre de notre exposé.

Et pour mieux cerner et circonscrire le sens et la portée des uns et des autres dans cette trahison, devenue un vrai métier pour ces faibles voulant toujours vivre au crochet ou dans la périphérie de la cour des grands du moment, contentons-nous pour le moment de faire tout juste la relation entre ces «Harkis» qui intéressent d’abord et avant tout l’Algérie, notre très beau et cher pays.

A vouloir trop longtemps s’étaler sur le sujet au-delà des frontières du pays, l’on risquerait de s’égarer dans les dédales de ce labyrinthe profond de la traitrise dont l’Egypte comme l’Algérie détiennent toutes les deux, chacune à sa manière et au prorata de son adhésion au phénomène suscité ou considéré, une grosse part de vérité de son expansion et propension. A un moment donné, le rapporteur d’occasion trouvait ce malin plaisir à tenter de changer de statut grâce à ses «tuyaux» qui mettaient en péril l’ensemble de la communauté.

Et là où l’espionnage ou l’investigation buttaient sur ce refus indigène de communiquer ou de collaborer, ces «collabos» d’un autre genre les suppléaient. Ils le remplaçaient au pied levé, léguant à l’ennemi d’autrefois le pays et ses nombreuses richesses, le peuple algérien et ses braves «fellagas» tapis dans l’ombre de ces rochers et touffues forets, juste par manque de foi dans la réussite du combat de leurs frères de langue, de lait et de religion.

C’est dans ces conditions atroces qu’est apparu ce «concept» qui même aujourd’hui fait très mal encore –rien qu’à l’évoquer- à toute une génération bien née, avec tout ce qu’il charrie comme haute trahison envers sa nation d’origine et impossible intégration avec celle d’allégeance contractée contre son propre pays dans sa défense d’une si noble cause à laquelle pourtant ont participé de nombreux peuples étrangers.

Les mots que nous utilisons peuvent ne pas être si forts pour bien caricaturier l’époque ou le temps et surtout véhiculer ce sens donné à l’expression aujourd’hui usitée avec plus ou moins une certaine appréhension, tenant compte des susceptibilités qu’elle engendre et des débordement qu’elle suscite. En d’autres termes, le Harki de la France avait contre toute logique et parfois raison des choses choisi son camp : la France. Et c’est d’ailleurs avec les derniers contingents de ses soldats qu’il est parti vers cette même France à la veille de l’indépendance de l’Algérie.

Ainsi donc avec la fin de la guerre prit fin l’histoire des Harkis, du moins officiellement ! Transposant personnes, familles, vœux et espoirs de toute une tranche de population –à l’origine indigène- qui devait choisir la France comme nouvelle patrie ou territoire d’habitation et surtout de demeure éternelle au regard du statut acquis par cet individu ou soldat ayant volontairement choisi de changer de camp et de veste durant la révolution.

Là, tous les historiens comme le monde d’aujourd’hui en sont au demeurant bien situés sur la question au point où personne n’en parle depuis 1962. Pas même ces Harkis d’autrefois ou de toujours, souvent emportés par leur rêve impossible de visiter de nouveau l’Algérie !

La France qui les avait pris jadis pour «collabos» d’autrefois les considère à présent tout bonnement comme ces quelconques «bougnoules» dont elle dispose sur son territoire à profusion à côté de toutes ces vagues migratoires qui lui rendent visite depuis la nuit des temps.

Mais depuis, une aitre forme de Harkis est apparue en Algérie. Elle sort tout droit des arcanes du système politique du pays. Ces derniers Harkis étaient autrefois des «apparatchiks» très puissants et capables à tout faire et de tout décider, pour faire la pluie et le beau temps, faire l’évènement et défaire les carrières des gens les plus médiatisés jusqu’à ce que leur tour à eux soit enfin arrivé.

Ils sont aujourd’hui en bordure de route faisant de l’auto-stop à ceux qu’ils avaient un moment donné engagés comme vrais subordonnés ou simples chauffeurs dans leur métier au contact de cette vraie hiérarchie. Par dépit ou par acquit de conscience tardif et difficilement digéré, ils se surprennent à présent d’être comportés comme des «dupes» d’un système qui les a carrément écartés ou tout simplement dupés.

Alors, de guerre lasse, ils lâchent du leste et se laissent aller à ces considérations de la vie où ils se considèrent eux-mêmes comme les vrais Harkis du système. Et c’est eux qui le disent haut et fort, de manière crue et à haute voix et, dans les journaux les plus lus et les plus aptes à fidèlement rapporter leurs propos. Ils apportent à ce qualificatif longtemps tu cette élasticité à contenir un nouveau monde qui faisait hier l’actualité, aujourd’hui déchu de son pouvoir et nombreux avoirs.

Ils sont pour ainsi dire ces tout nouveaux Harkis ! Ceux du système. Et Sid Ahmed Ghozali, l’ex PDG de SONATRACH, ambassadeur, ministre et tout puissant chef du gouvernement en est témoin. Oh ! pardon l’érudit auteur de l’expression considérée. Le monde d’aujourd’hui et celui de demain lui reconnait le droit d’auteur de ce nouveau concept qui jette un pavé dans la mare ! Cela suscite tout de même un commentaire.

Faisons donc le comparatif ou l’analogie avec clan des Harkis. Essayons donc d’expliquer ce que sont les «Harkis de la France» et ce que signifient les «Harkis du système».

Les premiers sont donc connus pour avoir depuis longtemps tourné casaque. Les seconds l’ont donc été tout dernièrement, en changeant bien évidemment de veste. Ceux-ci renient totalement et frontalement leurs origines au moment où ceux-là critiquent ouvertement le pouvoir après avoir longtemps fait partie de ses vieux meubles et puissantes arcanes.

Et si les Harkis de la France sont considérés comme ceux ayant vendu leur patrie et dignité à l’ennemi d’hier et à leur allié d’aujourd’hui, les Harkis du système, eux, se croient avoir trahi les leurs et le pays en sous-traitant leurs bras et esprits à leurs adversaires d’aujourd’hui, amis intimes d’hier et d’avant-veille de la révolution. Tous les deux boudent ou tout simplement regrettent quelque chose : ceux de la France, indéniablement leur vraie patrie, ceux du système la cour de leur vraie famille et giron tribal ou hameau de naissance.

Et si les premiers sont le plus logiquement du monde au regard de l’histoire interdits de séjour en Algérie, les seconds le sont volontairement ou par dépit pour leur village natal. Par conséquent tous les deux craignent un quelconque danger : il s’agit d’un horrible méfait pour les uns bien loin du pays, et d’une totale et durable ignorance des doléances pour ces autres à propos de leur propre tribu et grande famille.

Harkis de la France et Harkis du système sont donc tout naturellement logés à la même enseigne. Tous les deux ont trahi, chacun à sa façon, qui tout un peuple qui sa véritable patrie ! Ils sont quelque part tous indésirables. Surtout en Algérie. Là où ils sont pourtant nés !

Et c’est Là où ils comptent le plus grand nombre de leurs familles et amis qu’ils sont paradoxalement le plus honnis, bannis, vomis ! Et même ailleurs, ils ne mènent pas, de nos jours, cette belle vie tant espérée ou longtemps recherchée ! Si dans l’ordre logique des choses, le Harki de la France est la résultante ou «le produit naturel du fait colonial» au regard de son statut d’autrefois librement choisi ou astucieusement imposé au sujet indigène qu’il fut, celui du système aura, par contre, été un «pur produit de ce même système», aujourd’hui tout simplement mis sur la touche ou à l’écart des affaires du pays. Du pouvoir encore en place, je veux dire. Monsieur Sid Ahmed Ghozali à qui revient le mérite de la découverte du concept du «Harki du système» détient par conséquent les droits d’auteur de cette nouvelle appellation. Et puisque l’origine historique du terme est déjà connue, l’auteur n’en dit pas plus sur l’expression malheureusement.

Gardons-nous donc de faire ce parallèle à distance pour mieux cerner la comparaison entre ceux affiliés à la France et ceux générés par le système Algérien, sans trop déranger l‘ordre des choses. Avouons tout de même que sur ce plan-là, il nous a laissés sur notre faim… ! Ainsi donc, les Harkis de la France sont des citoyens Français issus de l’Algérie, leur pays de naissance, qu’ils aimeraient tous venir le visiter un jour, pour fouler de nouveau leur pays de naissance et d’enfance.

A l’inverse de tout cela, les Harkis du système, n’entretenant plus la moindre relation avec les hommes au pouvoir du moment, sont tout naturellement démis de leurs fonctions par leurs pairs d’hier. Eux aussi ne lorgnent plus des yeux du côté des gens encore au pouvoir pour cause de simple rancœur contre ceux-là mêmes qu’ils considéraient hier comme de vrais enfants de cœur !

Harkis de la France et du système n’aiment pas le système politique Algérien : les uns pour avoir fait leur choix et pris le parti de la France coloniale comme modèle, et les autres juste pour avoir été évincés ou virés de leurs hautes fonctions étatiques par ce même système qui les propulsait autrefois au somment de la sphère du pouvoir économique et politique.

De France ou du système, les Harkis sont toujours restés dans la peau des vrais Harkis connus au travers de la nature de leur trahison. Mais comment reconnaitre donc ces Harkis du système ? La réponse est toute simple à donner : ce sont plutôt eux-mêmes qui le disent, fiers probablement de nous le déclarer, une fois descendus de leurs grands chevaux. Une fois ayant quitté à jamais et à contrecœur le navire à long cours du pouvoir et ses nombreux avoirs ! Une fois éjectés du haut de leur perchoir pour tomber à pic aux fins fonds de ces abysses des mers et des océans, en véritables proies à ces gros poissons affamés voulant faire du vide autour de soi ! Ce sont eux-mêmes qui divulguent cela en public, le moment venu. Bien souvent après qu’ils soient complètement largués ou lâchés par ce même système, et jamais avant !

En conclusion de ce qui précède, retenons tout de même que tout Harki porte sur sa conscience un lourd fardeau dont le poids équivaut à la gravité de l’acte odieux commis contre la communauté et contre tout le peuple Algérien. Sur ce strict plan de la morale, le Harki du système n’en sera jamais moins condamnable que celui de la France, puisque à la base, il y a déjà cette intention d’aller vers la trahison.

Tout naturellement donc, ceux qui ont opté ou choisi la France et sa légendaire puissance et fait cette sale guerre à l’Algérie et contre leur peuple et famille, éprouvent ce besoin pressant du repentir ou du regret d’avoir, à un moment de leur vie, maladroitement agi ainsi. Ceux du système, par contre ne regretteront jamais d’avoir longtemps fait partie de ce même système qu’ils vouent aujourd’hui aux gémonies de l’enfer. Dans leur for intérieur, ils auraient tous aimé continuer à encore en faire partie. À l’inverse des Harkis de la France qui eux se sont retrouvés exclus de la France et de l’Algérie.

La nuance est donc de taille : et si les premiers cités avaient donc pris part à cette horrible guerre contre les leurs, ces tout derniers Harkis des années deux mille n’ont plus les moyens de la faire contre leurs pairs, leurs supérieurs d’hier et compères ou comparses d’aujourd’hui. Ils se limitent tout juste à dénoncer un système dont ils ont été les vrais artisans de sa charpente et stratégie à long terme. Les premiers sont condamnés par la mémoire collective de l’histoire, tandis que les seconds se condamnent eux-mêmes et par eux-mêmes, tout simplement !

Ils se plaisent à nous montrer ses nombreuses carences comme s’ils n’avaient auparavant jamais fait partie ou allégeance avec les hommes forts de ce même système contre ce pauvre peuple qu’ils veulent à tout prix duper, berner, titiller ou taquiner. Alors comment les croire maintenant qu’ils ont complètement changé de raisonnement, de voie à suivre et de statut et de démarche à adopter ? Comment donc arriver à vraiment croire en ces gens qui ne cessaient pas plus tard qu’hier de ne jamais conforter ce même pouvoir dans son éternel et absolu pouvoir ?

Comment donc ne pas les refuser à présent ? Les récuser ? Les repousser… les dénigrer à leur tour ?

Le peuple Algérien n’est pas dupe ni ignorant. Il saura reconnaitre les siens dans les moments les plus difficiles. Et si les Harkis du système avaient été de son côté, celui-ci ne l’aurait jamais fui pour les pousser à épouser dès le début de leur retraite l’étoffe d’un vrai Harki, Algérien de conception et de condition ! Il ne les aurait pas considérés comme de vrais Harkis, selon cette terminologie dont ils s’identifient eux-mêmes à présent !

Dans cette comparaison à distance ; tout comme la France prend ce malin plaisir de marginaliser ses propres Harkis, l’Algérie le fait avec les siens ! Dans ce cas-là, il vaut mieux mourir debout, les armes à la main pour éviter après l’humiliation comme châtiment réservée au Harki, d’ici ou d’ailleurs.

On aura au moins évité de terminer un jour notre vie comme Harki du système malgré nous, après avoir longtemps combattu pour l’indépendance, la liberté ou le développement économique de l’Algérie. Les autres Harkis, ceux de la France bien entendu, sont eux depuis longtemps connus comme les vrais ennemis de l’Algérie. Grace à cette négative attitude vis-à-vis du pays et de leur belle patrie, ils avaient hypothéqué leur vie et largement compromis celle de leur progéniture, obligée après de tenir le même raisonnement que leurs aïeux. Ceux du système ont voulu tout simplement habiller un peuple riche de pauvreté, au prorata de leur misère culturelle et esprit tordu. Une fois redescendus de leur piédestal, ils veulent fouler ce sol commun à tous les Algériens en tentant de se dédouaner d’avoir longtemps pris en otage ce vaillant peuple qui ne les écoutera plus jamais !

L’aveu de reconnaissance ne vaut parfois que le degré d’impuissance de son auteur à continuer le même combat qu’autrefois sous un autre angle. Et quelque soit la nature de ces vérités déballées après à coup, il ne dédouane pas non plus son auteur aux yeux de l’opinion publique.

En résumé : le Harki Américain –qu’il soit d’Egypte ou d’un autre pays- a tout juste servi à faire éclater un pays Arabe en mille et un morceaux, et faire partir un pays comme l’Irak en ruine. Dans le cas des deux autres Harkis, c’est plutôt l’Algérie qui est sérieusement menacée. Puisqu’elle se trouve face à un réel danger de disparition ou d’extinction de toute une nation.

(*) Supplétif de la France du temps de la guerre d’Algérie.

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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4 Réponses à “«Harkis* de la France» et «Harkis du système» par Slemnia Bendaoud *”

  1. djamel Dit :

    Je trouve que la manière dont est abordée la question des harkis dans cet article (ceux de la guerre) est assez manichéenne et stéréotypée. Mohammed Harbi a une approche beuacoup plus distanciée (voir par exemple l’article paru dans Le Monde en 2003 : « Dire enfin que la guerr est finie » :http://www.harki.net/article.php?id=5). De plus, il s’est exprimé dans le même sens lors d’un colloque organisé par El Watan à Alger il y a quelques semaines.

  2. Artisans de l'ombre Dit :

    Un point de vue paru dans l’édition du 4 Mars 2003,

    Les harkis et Mohammed Harbi dans le journal « le Monde » : « Dire enfin que la guerre est finie »

    harbiEncore un cri, celui de Fatima Besnaci-Lancou, qui vient nous rappeler que la guerre d’Algérie n’est pas finie pour tout le monde et que bien des plaies restent ouvertes. Son livre, Fille de harki, vient après l’ouvrage de Saïd Ferdi, Un enfant dans la guerre, qui raconte comment, enlevé à sa famille en 1958, il fut enrôlé de force dans l’armée française alors qu’il n’avait que 14 ans.

    Ces témoignages nous prennent à la gorge et nous invitent à repenser le drame algérien dans sa complexité et en abandonnant bien des idées reçues. Il est une catégorie qui a la force d’un mythe et qui veut organiser la réflexion sur ce drame, à partir du couple résistance patriotique du peuple algérien et collaboration avec l’ennemi des harkis. Ce type de simplification vient de la comparaison avec d’autres expériences historiques. Mais comparaison n’est pas raison. C’est commettre une erreur d’appréciation historique que d’assimiler le combat des Algériens pour la naissance (ou la renaissance) d’une nationalité à la guerre entre deux vieilles nations comme la France et l’Allemagne dans la guerre de 1939. On ne peut pas ne pas tenir compte de l’existence, en Algérie, après cent trente ans de colonisation et un statut de « département français », de forces sociales indifférentes à l’idée nationale. Une anthropologie de la construction de la nation algérienne est indispensable pour comprendre le phénomène harki.

    L’enjeu est d’importance, car, dans la situation actuelle, il peut être un des chemins qui mène à l’invention démocratique. Il ne s’agit aucunement de mettre en question les objectifs du FLN durant ces dures années d’une guerre de libération sans merci. Mais sa contribution à l’indépendance de l’Algérie a été souvent mise en évidence, et c’est très légitimement que les ouvrages honorant son action sont nombreux. Mais la véracité oblige aussi à ne plus occulter les durs conflits de certains combattants avec plusieurs populations rurales et dont le résultat fut de fournir un grand nombre de supplétifs à l’armée française. Il serait malhonnête d’impliquer dans ces comportements l’ensemble des patriotes. Reste que les exemples sont nombreux où se manifeste une absence de retenue, des brutalités engendrant une violence en retour et, d’une façon générale, un manque d’intelligence politique dans la conduite de la guerre. Preuve en est les rappels à l’ordre, à ce sujet, de l’état- major de l’ALN et du GPRA. Une gestion condamnable des rapports avec la population paysanne, le peu d’attention accordé à sa situation matérielle, les atteintes au code de l’honneur ont permis à l’armée française – la crise rurale, des situations parfois proches de la famine, enfin les pressions aidant -, de recruter et d’armer des groupes en leur sein et, ainsi, de bouleverser les termes du conflit en lui donnant une forme plus violente et l’allure d’une guerre civile.

    Ce qui est à noter – et c’est là une dimension essentielle pour comprendre ces phénomènes, c’est que les harkis ne nourrissaient aucun projet politique, ni pour eux-mêmes ni pour les populations dont ils étaient originaires. Ils n’ont d’ailleurs produit aucune idéologie de la collaboration, sorte de Manifeste pour un parti de la France. C’est bien davantage dans les villes que parmi eux que se recrutèrent ceux qui auront tourné le dos à un mode de vie communautaire pour s’assimiler culturellement. Quand on analyse cette population harki, on est confronté à une réalité sociologique très hétérogène où on trouve essentiellement les classes les plus faibles de la population et les plus liées à la tradition et à la religion, des groupes de population pris entre deux feux et jouant le double jeu, ayant un membre de la famille dans l’ALN et un autre harki. Il y avait aussi des résistants de la première heure qui connurent, après leur arrestation, les pires tortures, ce qui explique certains abandons, enfin des déçus de la résistance.

    En 1962, en contradiction avec les accords d’Evian, l’Algérie a connu la vengeance des faibles contre les faibles, quelquefois avec l’acceptation muette des résistants. C’était la conséquence fatale des épreuves subies par les Algériens. L’esprit de vengeance, profondément enraciné dans la culture populaire, a prévalu sur le souci de justice. Les jugements sommaires, les exécutions ne furent pas désavoués. Les surenchères furent surtout celles des résistants de la dernière heure qui voulaient canaliser à leur profit les rancœurs populaires et s’approprier les dépouilles laissées par les Français d’Algérie. La France en 1945 et d’autres pays ont connu ce genre de situation, mais qui fut mieux canalisée par les pouvoirs légitimes en place. Ce qui peut se comprendre dans les exaltations, les remous et les difficultés des premiers temps de l’Algérie indépendante prend aujourd’hui une tout autre signification. Comme si était un principe politique que de dire, comme dans la Bible, les parents ont mangé les raisins verts et les enfants en ont eu les dents agacées. Les fils et les filles sont-ils stigmatisés à jamais ? Et est-ce là bonne politique ? Les enfants de harkis, en France, Algériens de cœur autant que Français de nationalité peuvent être un levain pour les relations entre la France et l’Algérie. Un levain, pas un obstacle.

    Il faut ajouter que la réalité d’aujourd’hui n’est plus celle de l’intransigeance. Celle-ci est celle que veulent présenter les pouvoirs en place. Bien des harkis sont retournés depuis dans leurs villages et ils y ont rencontré indulgence, oubli ou compréhension des paysans, leurs semblables. C’est ce que montrent nombre de témoignages que nous offre le livre de Nordine Boulhais (Des harkis berbères, de l’Aurès au nord de la France). L’opinion populaire est plus avancée que celle des dirigeants ? Est-ce étonnant ? Fatima Besnaci-Lancou met surtout l’accent sur ses épreuves en France, sur les camps qui « accueillirent » les harkis ? C’est l’histoire du calvaire d’une Algérienne, une suite de la guerre d’Algérie que l’Algérie doit entendre. Et proclamer que, oui, la guerre est finie.

    Mohammed Harbi est historien, ancien dirigeant du FLN.
    http://www.harki.net/article.php?id=5

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  3. Artisans de l'ombre Dit :

    L’historiographie française de l’Algérie et les Algériens en système colonial (II)Quelques auteurs, quelques titres

    Voici la deuxième partie du texte intégral de l’intervention de Gilbert Meynier à Alger lors des débats d’El Watan du 22 octobre 2010, aux côtés de Mohammed Harbi et de Mohammed Hachemaoui|entre autres par Mohammed Harbi dans ses mémoires|Lahouari Addi, Dalila Aït el Djoudi, Lydia Aït Saadi, Linda Amiri, Djemila Amrane Minne, Richard Ayoun, Jamel Eddine Bencheikh, Abd El-Hadi Ben Mansour, Fatima Besnaci Lancou, Omar Bessaoud, Emmanuel Blanchard, Hubert Bonin, Charles Bonn, Nassima Bougherara, Djamel Boulebier, Raphaëlle Branche, Omar Carlier, El-Hedi Chalabi, Saïd Chikhi, Claude Collot, Fanny Colonna, Michel Cornaton, Alain Dewerpe, Abdelkader Djeghloul, Daho Djerbal, Jean-Luc Einaudi, Ali El Kenz, Valérie Esclangon-Morin, Bruno Étienne, Maurice Faivre, Benoît Falaize, Kamel Filali, Jacques Frémeaux, René Gallissot, Alain Gillette, Fatima Zohra Guechi, Didier Guignard, Mohammed Hachemaoui, Abdelhamid Hadjiat, Ab-delhafid Hammouche, Mohammed Harbi, François-Xavier Hautreux, Ahmed Henni, Jean-Robert Henry, Jean-Charles Jauf-fret, Jean-Jacques Jordi, Mahfoud Kaddache, Aïssa Kadri, Yvette Katan, Kamel Kateb, Tahar Khalfoune, Abderrahmane Khelifa, Ahmed Koulakssis, Mostefa Lacheraf, Françoise Lantheaume, Jean Leca, Michel Levallois, Daniel Lefeuvre, Loïc Le Pape, Christine Lévisse-Touzé, Claude Liauzu, Seloua Luste Boulbina, Claire Mauss-Copeaux, Benamar Mediene, Boucif Mekhaled, Ali Merad, Gilbert Meynier, Lemnouar Merouche, Amar Mohand-Amer, Abderrahmane Moussaoui, Rachid Ouaïssa, Guy Pervillé, Jean-Pierre Peyroulou, Laure Pitti, Jean-Louis Planche, Fernand Pouillon, Hassan Remaoun, Daniel Rivet, Tramor Quemeneur, Belkacem Recham, Hassan Remaoun, Michel Renard, Annie Rey-Goldzeiguer, Karim Rouina, Alain Ruscio, Abû al-Qâcim Saadallâh, Abdelmalek Sayad, Diane Sambron, Abdelmalek Sayad, Yann Scioldo-Zurcher, Ryme Seferdjeli, Abderrahmane Sekfali, Sadek Sellam, Ouanassa Siari-Tengour, Karima Slimani Direche, Fouad Soufi, Benjamin Stora, Khaoula Taleb-Ibrahimi, Wassyla Tamzali, Christelle Taraud, Sylvie Thénault, Lucette Valensi, Jean-Claude Vatin, Roger Vétillard, Tassadit Yassine

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  4. Artisans de l'ombre Dit :

    L’historiographie française de l’Algérie et les Algériens en système colonial

    le 01.11.10 | 12h29
    Gilbert Meynier aux débats d’El Watan le 22 Octobre 2010

    Voici le texte intégral de l’intervention de Gilbert Meynier à Alger lors des débats d’El Watan du 22 octobre 2010, aux côtés de Mohammed Harbi et de Mohammed Hachemaoui.

    Rappel/introduction

    Avant d’explorer un passé plus ancien, remontons d’abord à 1830 et aux quatre décennies qui suivirent. Les morts algériens de l’implacable conquête de l’Algérie peuvent être évalués entre 250 000 et 400 000. Les victimes de la destructuration du vieux mode de production communautaire, en particulier lors de la grande famine de 1868 suite à une récolte désastreuse, étudiée notamment par André Nouschi, furent bien aussi nombreuses, et peut-être plus : au total il y eut disparition peut-être bien d’un quart à un tiers de la population algérienne de 1830 à 1870. La population se mit à remonter à partir de la fin du XIXe siècle, plus du fait de ce que les Québécois appellent la « revanche des berceaux » que de la médecine : en 1914, l’Algérie, colonisée depuis 84 ans, compte 77 médecins de colonisation, moins qu’au Maroc, dont l’occupation a commencé sept ans plus tôt.

    Il y eut en Algérie aussi dépossession de 2,9 millions d’ha sur 9 millions cultivables : le tiers en quantité, mais plus en qualité car ce sont les meilleures terres qui furent prises – du fait des confiscations, des expropriations pour cause d’utilité publique, de saisies pour dettes de paysans insérés de gré ou de force dans le système monétaire et ayant dû mettre leurs terres en gage. Quant à l’œuvre d’éducation tant vantée, d’après les chiffres officiels, 5% de la population était scolarisée dans les écoles françaises en 1914, moins de 15% en 1954 ; et elle n’augmenta qu’in fine durant la guerre de libération et du fait du plan de Constantine. La langue arabe, reléguée au second plan, n’était enseignée dans le système français que dans les trois « médersas » officielles, puis les « lycées franco-musulmans » après la 2e guerre mondiale). Le congrès des maires d’Algérie de 1909 avait voté une motion demandant « la disparition de l’enseignement indigène », au désespoir du recteur Jeanmaire, apôtre de l’école républicaine française.

    La discrimination est aussi fiscale : les « impôts arabes » spécifiques (achour, hokor, lezma, zakât) sont payés par les Algériens jusqu’en 1918, dans la continuité dubeylik de l’époque ottomane, et avec sensiblement les mêmes taux. S’y ajoutent les « centimes additionnels » et la corvée – formellement, l’assimilation fiscale fut édictée en 1918. Ce furent ainsi largement les paysans algériens, dont entre le 1/3 et le 1/5 de leurs revenus s’envolait en impôts, qui financèrent la colonisation française, c’est à dire leur propre dépossession. Au politique, l’égalité dans une citoyenneté commune fut refusée pendant longtemps ; puis, avec le statut de l’Algérie de 1947 furent institués deux collèges distincts élisant chacun le même nombre de représentants : au prorata de la population, un électeur français équivalait à huit électeurs algériens. Comment l’historiographique coloniale a-t-elle traduit ces données historiques indubitables ?

    -1- La tradition historiographique française coloniale

    -a- Invention/création coloniale de l’Algérie par la France

    A la différence du beylik de l’Algérie ottomane, des Français et des Européens s’enracinent en Algérie : c’est une colonisation de peuplement dont la population atteint fin XIXe siècle presque le quart de la population algérienne. Il y a dans l’Algérie coloniale trois départements dits « français », des arrondissements, des communes : dans la logique jacobine française, il y a quadrillage du pays par une véritable administration, mais conçue pour la domination et la discrimination d’un peuple par un autre, d’une culture par une autre : discriminatoire, le code de l’indigénat existe jusqu’en 1927, et la discrimination persiste de facto par la suite. Existent deux sortes de communes, les communes de « plein exercice » à la française, et les « communes mixtes » régentées par l’administration coloniale, par l’administrateur de commune mixte. Et, depuis le Sénatusconsulte de 1865, si les Algériens sont considérés comme français, ils n’ont pas pour l’immense majorité les mêmes droits que les Français : ils sont sujets et non citoyens. Et l’on a parlé des deux collèges du statut de 1947.

    Il faut revenir sur le narcissisme colonial classique de l’autocélébration : il y a l’avant 1830 désolant et l’après 1830 radieux. L’histoire coloniale exalte l’apport de la civilisation, de la médecine, de l’instruction, la construction de chemins de fer et de routes, l’édification de villes modernes qui portent une marque résolument française : à Alger la ville nouvelle ceinture la Casbah, à Oran le front de mer est une corniche à l’européenne et l’hôtel de ville d’Oran un bâtiment officiel français typé. Ces villes nouvelles sont le plus souvent édifiées au prix de la destruction de monuments ou de la fragmentation de leurs quartiers antérieurs. Si la Qasbah d’Alger fut relativement préservée, la mosquée Ketchaoua fut transformée en cathédrale ; à Constantine, les rues Caraman, de France, Vieux, Nationale, fractionnent la vieille ville ; à 60 km au nord-ouest, à Mila, une des plus vieilles mosquées d’Algérie, la mosquée Sidi Ghanem, fut un temps transformée en écurie pour chasseurs d’Afrique. A Tlemcen, il y eut disparition des deux tiers de la ville intra-muros, sans compter les dommages infligés à des monuments comme la mosquée et la qubba de Sidi Ibrahim de l’époque du souverain zayânide Abû Hammû Mûsa II (XIVe siècle) ; mis à part son minaret, la mosquée Sidi al-Hasân fut quasiment ruinée et la mosquée Sidi al Halwi transformée en musée… La réalité, on le voit, est loin d’être uniment au diapason des célébrations officielles françaises.

    On sait que la résistance du peuple algérien se traduisit par de multiples insurrections, écrasées dans le sang, jusqu’à l’éclatement de 1954 et la cruelle guerre de reconquête coloniale (manquée), la guerre d’indépendance algérienne, qui se conclut par l’indépendance de 1962 après les accords d’Évian ; cela malgré les théoriciens de la guerre révolutionnaire comme le général Lacheroy, malgré le 13 mai 1958, malgré Lagaillarde, malgré Alain de Sérigny, malgré Massu et Bigeard, malgré le putsch anti-de Gaulle des généraux du printemps 1961 conduit par Salan, malgré l’insurrection à contretemps de l’OAS, malgré tous les révoltés désespérés contre le « bradage », y compris d’authentiques intellectuels, et fins connaisseurs de l’Algérie et de sa culture comme les Marçais. En 1947, l’historien de l’art Henri Terrasse, spécialiste de l’art musulman, écrivait, encore, que c’était un pays d’ « économie égarée » que les colons essaient de remettre dans le droit chemin – certes, il parlait du Maroc mais l’Algérie a suscité nombre de notations de même acabit.

    La guerre de libération installa côté français des rancœurs durables chez nombre d’Européens d’Algérie, et de productions d’historiens et publicistes de nostalgérie coloniale, dont le dernier et médiatique représentant est, par la plume et la télévision, un compagnon du président Sarkozy, Patrick Buisson. Cet ex-directeur de l’hebdomadaire d’extrême-droite Minute a publié fin 2009 un luxueux album à la gloire de l’armée française, de ses virils guerriers et de leur œuvre de « pacification », La Guerred’Algérie, coédité par la chaîne Histoire et des institutions de l’État : mélange de convictions, de mélancolie esthético-guerrière et de ratissage calculé sur les terres du Front National destiné à en attirer les électeurs, sans qu’il soit avéré que la manipulation réussisse, sauf à imaginer, pour 2012, un surréaliste second tour Sarkozy-Marine Le Pen…

    b/ Ethnicisme colonial, racialisme et fantasmes français

    A l’époque coloniale, on parle couramment de « races » en Algérie, de Français, d’Européens et d’ « indigènes » selon des catégories racialistes inspirées du scientisme européen de la deuxième moitié du XIXe siècle : la « civilisation » versus « la barbarie ». Les « Arabes » sont opposé aux « Bebères » en tant que « races » distinctes, et pas seulement de locuteurs de langues différentes ; cela alors même que l’Algérie est un pays berbère notablement arabisé, et même auto-arabisé, moins que la Tunisie mais plus que le Maroc . Les « Berbères », bons sédentaires, qui eurent à affronter les méchants nomades arabes, sont déclarés supérieurs auxdits « Arabes », et ressembler aux Gaulois : c’est l’inversion des notations méprisantes du chroniqueur du XIIème siècle et digne sharîf Abû ‘Abdallâh Muhammad al-Idrisî: cet auteur remarque,aussi bien pour Mila que pour Marrakech, que leurs habitants sont des « ramassis de Berbères » (ahluhâ akhlât min al-Barbar)… Mais il est des Français pour interpréter de travers les stéréotypes : le brillant dirigeant socialiste Albert Thomas, normalien issu de l’école normale supérieure de la rue d’Ulm, comme Jaurès, et disciple de Jaurès, écrit sur les Kabyles, réputés sédentaires, que « le goût du voyage inhérent à leur race fait qu’ils sont naturellement nomades ».

    Ce préjugé favorable aux « Berbères » répond aux fantasmes narcissistes du nationalisme français, projetés sur des tiers – les bons « Berbères » censés ressembler aux Français et dédouanant inconsciemment ces derniers de la culpabilité des violences coloniales. Il s’est traduit par les quelques îlots de scolarisation française en Kabylie, mais il était aussi sous-tendu par la politique du « diviser pour régner » : s’attirer les « Berbères » contre les « Arabes » ; cela surtout pour la Kabylie : il y eut un véritable mythe kabyle, l’Aurès plus lointain, moins au cœur du territoire colonisé, ayant été davantage mis de côté. Heureusement il est de nos jours d’authentiques chercheurs pour rendre compte d’une Kabylie démythifiée.

    Dans la même logique ethniciste coloniale, l’arrivée des Banû Hilâl (les « invasions hilaliennes »), ces « hordes barbares » arabes survenues au Maghreb à partir du milieu du XIe siècle, fut vue par les historiens coloniaux comme une « catastrophe », ces historiens recopiant Ibn Khaldûn, d’origine andalouse et yéménite, donc arabe et arabophone, mais grand notable cultivé citadin qui parle lui aussi de nakba. On retrouve ce thème plus ou moins martelé chez des auteurs français de l’époque coloniale comme Augustin Bernard, Georges Hardy ou Victor Piquet, et même en mineur chez Charles-André Julien : puis, plus récemment chez Hady Roger Idris, chez Henri-Terrasse. Il faut attendre 1967 pour voir exprimée, dans la revue Annales ESC, défendue par l’historien de la Tunisie Jean Poncet, une thèse équilibrée sur le sujet ; mais Hady Roger Idris contre-attaque dans la même revue l’année suivante. L’historien reconnaît aujourd’hui que l’immigration et l’installation des Banû Hilâl ont certes modifié les structures rurales, en favorisant l’élevage par rapport à l’agriculture ; mais on sait que l’élevage et la pratique de la transhumance (‘ashâba) existaient depuis bien auparavant chez des « Berbères », comme elle existait outre Méditerranée chez les éleveurs provençaux et languedociens (l’alpage, l’estive). Certes la survenue des Hilaliens entraîna des frictions et des affrontements, mais on a la preuve que furent, aussi, conclus des pactes de coexistence entre citadins et bédouin, comme par exemple à Constantine.

    De toute façon, s’impose, au-dessus de ce monde « indigène » le mythe du Français racialement supérieur, lequel porte la marque du nationalisme français. En Algérie, les Européens représentent ce que les historiens américains dénomment un Creole people, un peuple créole – l’historienne américaine Lyah Greenfeld dénomme les Américains les « Creole pioneers ». Or, beaucoup de Français d’Algérie sont des Méridionaux d’origine : à la veille de la première mondiale, une enquête apprend que près des 4/5 des Français installés en Algérie proviennent de territoires situés au sud d’une ligne Genève-Bordeaux, c’est-à-dire de gens majoritairement non francophones, en l’occurence occitanophones originels. Avec les immigrés espagnols et italiens, la prédominance de gens originaires du sud de l’Europe est donc flagrante parmi les immigrés européens en Algérie.

    Raison classique pour laquelle ils tiennent souvent de manière démonstrative à se dire et à se prouver français, en quelque sorte sur-français, ce qu’Althusser dénommait une « introjection idéologique » : le fait d’être englobés dans l’ensemble français leur garantit leurs privilèges face aux Algériens, les soulage de leur sentiment plus ou moins conscient de précarité face au ressentiment de la masse algérienne colonisée. Bon an mal an, et malgré de vraies luttes sociales internes, malgré un mouvement anarchiste notable, et malgré le Parti Communiste Algérien, objectivement leur sort est solidaire de celui des notables coloniaux qui forment le lobby colonial.

    -c- L’Algérie et le roman national français

    - Mythe fondateur national et diversité française

    Le principal mythe fondateur de la nation française, imaginée comme toute nation (la « imagined community » de l’historien anglais Benedict Anderson, spécialiste des sociétés sud-asiatiques) dans l’ « invented tradition » (cf. les historiens, anglais eux aussi, Eric Hobsbawm et Terence Ranger) est, comme commun dénominateur, la révolution de 1789, cela bien avant la langue française qui ne s’enracine qu’avec l’œuvre scolaire de Jules Ferry et les brassages occasionnés par la guerre de 1914-1918 : en 1789, près de la moitié de la population de l’hexagone ne parle pas français et le comprend mal : ce sont les Alsaciens, Flamands, Bretons, les occitanophones, au sud de la ligne Genève-Bordeaux, et leurs cousins catalans. Et pourtant l’hymne national, la Marseillaisede Claude Rouget de l’Isle, fut chantée pour la première fois en avril 1792 dans les salons du maire Frédéric de Dietrich, grand bourgeois maire de Strasbourg, ville où le peuple ne parlait pas français, mais un dialecte alémanique ; mais où, au pont de Kehl, sur le Rhin qui sépare l’Alsace du pays de Bade allemand, Dietrich avait fait apposer en français le panneau : « Ici commence le pays de la liberté ». Trois mois plus tard, elle fut reprise et popularisée par les volontaires marseillais mobilisés pour la défense de « la patrie en danger », accueillis en triomphe à Paris – d’où le nom de Marseillaise. Cela alors que Marseille n’était pas une ville francophone, mais occitanophone, de dialecte provençal marseillais.

    Sans remettre en cause ces emblèmes nationaux, un historien illustre comme le Parisien Jules Michelet put écrire sans sourciller que « la vraie France [était] la France du Nord », il en voyait le cœur dans l’île de France, jusqu’au val de Loire. Les humains de la moitié sud de l’hexagone étaient plus ou moins vus comme des sauvages folkloriques – de cette représentation témoigne la vogue des histoires marseillaises jusque tard dans le XXe siècle. A 22 ans, le janséniste parisien Jean Racine, en chemin pour aller rendre visite à son oncle, chanoine à Uzès (à 16 km au nord de Nîmes, 26 km à l’ouest d’Avignon), écrit dans une lettre à son ami La Fontaine que, à partir de Mâcon, il comprend mal le langage des naturels. Et à Uzès,

    « Je vous assure que j’ai autant besoin d’un interprète qu’un Moscovite en aurait besoin dans Paris. Néanmoins, je commence à m’apercevoir que c’est un langage mêlé d’espagnol et d’italien, et comme j’entends assez bien ces deux langues, j’y ai quelquefois recours pour entendre les autres et pour me faire entendre ».

    Il est aussi surpris par la cuisine à l’huile d’olive, mais après l’avoir éprouvée, il la trouve finalement plus fine que la cuisine au beurre.

    Il est plausible que le racisme anti-méridional ait été projeté sur l’Algérie sous l’étendard du sens commun national français. On l’a dit, les Français d’Algérie étaient majoritairement originaires de l’Europe méridionale, et ils étaient portés par ce racisme instinctif qui est celui de toute communauté de type créole – mais différent par exemple du racisme de système de l’Afrique du Sud, où l’apartheid était vu dans le cadre de la cité de Dieu, non sans imbrication avec telles représentations racialistes originelles. En Algérie, rien de tel : les « Pieds noirs » étaient les agents in situ de rapports de domination dont la précarité, face aux Algériens dépossédés et discriminés, renforçait un racisme anti-algérien de compensation : mépriser ces Algériens soumis, c’était projeter sur des tiers le mépris de soi-même, mais un soi-même transmué en vainqueur. Le maréchal Bugeaud, l’adversaire de l’émir Abd el-Kader, avant d’être nommé duc d’Isly, était le marquis de la Piconnerie dont le manoir se trouvait à la Durantie, près d’Excideuil, en Périgord vert profond, au nord-est de Périgueux : il est probable que, avec ses manants, il devait mieux se faire comprendre en dialecte nord-occitan du terroir qu’en français. Et si le Front national de Le Pen obtient de beaux scores à Marseille, ne serait-ce pas que, Méditerranéens, les Marseillais ressemblent quelque peu aux Algériens : pour s’en différencier, ne doivent-ils pas recourir à ce que Freud appelle « le narcissisme de la petite différence », qu’on peut interpréter ici comme le racisme de la petite différence ?

    A l’inverse, en Algérie, il y eut des petits colons pour défendre les paysans algériens menacés de dépossession et tourmentés par leurs administrateurs de communes mixtes, voire même pour se rallier dans l’enthousiasme militant aux revendications algériennes : ainsi Victor Spielmann, petit colon ruiné la région de Bordj Bou Arreridj. Ce fils d’un optant alsacien (Alsacien ayant refusé de devenir allemand en 1871 et ayant dû quitter sa patrie) fonda le Cri de l’Algérie, authentique journal de revendication anticoloniale; il fut ensuite le secrétaire en langue française de l’émir Khaled, puis le fondateur des bien nommées Éditions du Trait d’Union. A sa mort en 1938, le shaykh Ibn Bâdis publia dans son journal Al-Shihâb, un émouvant article d’hommage : « l’Algérie perd avec lui son ange gardien » (malâk hâris). Et l’historien peut remarquer qu’il y eut d’autres Alsaciens à lui emboîter le pas, comme son ami Deybach qui s’exprimait dans L’Écho d’Aïn Tagrout. Peut-on peut risquer l’hypothèse : des exilés de leur patrie purent-ils se sentir des affinités avec des Algériens, exilés de l’intérieur ? L’histoire reste à écrire de ces Français d’Algérie à contre-courant colonial, mais elle va probablement tellement à l’encontre des taxinomies courantes qu’elle n’a jusqu’à maintenant tenté aucun chercheur : ne détonnent-ils pas dans le roman national/colonial français ; et aussi dans le roman national/anticolonial algérien ?

    - L’Algérie, chapitre et illustration du roman national français

    L’invention coloniale de l’Algérie procède de la conquête française, assumée par le nationalisme français. Elle fut d’une part entreprise, d’après l’historien Pierre Guiral, à l’instigation de la chambre de commerce de Marseille pour revigorer son commerce, et d’autre part décidée, quinze ans après la défaite de Waterloo : la conquête d’Alger marque une revanche du nationalisme français ; et elle fut bien voulue pour cette raison par le roi Charles X pour ragaillardir son pouvoir battu en brèche – trop tard en tout cas : six semaines après le débarquement français à Sidi Fredj du 14 juin 1830, et guère plus de trois semaines après la reddition d’Alger (5 juillet), la révolution des « Trois Glorieuses » (27, 28 et 29 juillet 1830) mit à bas son régime. Dans les manuels d’histoire français de la IIIe et de la IVe République, ainsi que chez les historiens coloniaux, tels ceux qui, en 1930, célèbrent le siècle d’Algérie française dans les Cahiers du Centenaire, l’Algérie est présentée comme une création française.

    Elle l’est même dans l’Histoire de France et d’Algérie, d’Aimé Bonnefin et Max Marchand, publié en 1950 : ce manuel d’école primaire est une histoire très convenue, une sorte de Lavisse dédoublé France-Algérie – France : pages paires, Algérie : pages impaires –, avec chaque fois une gravure explicative ; cf. les p. 55-56 : à gauche, Boufarik en 1836, à droite, Boufarik aujourd’hui : un beau village prospère en lieu et place d’une terre quasiment déserte, labourée par un Français coiffé d’un képi. Cela alors même que les auteurs sont marqués à gauche et que l’un d’eux, Max Marchand, sera assassiné par l’OAS en mars 1962. Rien sur le système colonial : la conquête de l’Algérie est soft, « la piraterie » (et non « la course ») n’est pas expliquée – serait-ce un fait de nature ? – mais sont célébrés les « combattants musulmans de l’armée française »… Nulle part ne sont notées les continuités depuis le beylik d’avant 1830 : jusqu’en 1918, on l’a dit, le pouvoir français continua à pressurer les Algériens par la fiscalité des « impôts arabes » spécifiques. Pourtant, bien avant même l’apparition des nouveaux historiens engagés dans la décolonisation de l’histoire, il y eut des critiques à être émises : par exemple par le géographe de conviction anarchiste Élisée Reclus ; et le Jean Jaurès de l’Histoire socialiste estimait que le système colonial, « asservissement d’une nation par une autre », était « une affaire Dreyfus permanente ». Ceci dit, en Algérie même, si existèrent bien des positions coloniales intangibles reflétant la logique du système, il y eut des pratiques relativement diverses.

    -2- Le système colonial entre politique et primat des armes

    -a- Des pratiques politiques coloniales relativement diverses

    Si la conquête fut impitoyable et sanglante, le corps militaire se distingua relativement des pratiques des colons civils, et les deux luttèrent pour s’assurer la mainmise sur l’Algérie et le contrôle de ses populations. Il y eut les « bureaux arabes » de la conquête de l’Algérie et du Second Empire, caractérisés par un encadrement paternaliste à même de toucher des humains régis par la ‘açabiyya des systèmes segmentaires, mieux que par le matraquage permanent indifférencié. Ce fut la tentative de « royaume arabe », méticuleusement analysée par Annie Rey-Goldzeiguer, royaume arabe dont le conseiller de Napoléon III Ismaël Urbain fut le plus écouté. La rupture décisive se produisit avec la répression de la révolte de Mokrani-Bel Haddad, qui se solda par le séquestre de 445 000 hectares de terres. Dès lors, fut engagée la colonisation capitaliste permise par une série de lois, dont la fameuse loi Warnier de juillet 1873.

    La colonisation foncière fut à son apogée sous la IIIe République pendant les quatre décennies qui suivirent. S’établirent dans le même temps des entreprises industrielles primaires, l’exploitation de mines notamment, mais pratiquement aucune industrie productive ne fut implantée selon les logiques de ce qu’on dénommé en faux sens partiel le « pacte colonial », les banques se développèrent pendant que les compagnies maritimes françaises prospéraient sous le bouclier du monopole de pavillon. Ce fut en « politique indigène » le triomphe des « civils », à l’exception des TDS (Territoires du Sud). Les militaires ne retrouvent quelque importance que lors de la conquête de l’Afrique subsaharienne et aux approches de la guerre de 1914-1918 – le service militaire obligatoire fut imposé par décret du 3 février 1912, cela contre l’avis du colonat : La Dépêchealgérienne du 3 août 1908 écrit crûment « Au point de vue instruction et service militaire, laissons donc les Arabes tranquilles ». La conscription fut intégralement appliquée en septembre 1916 ; d’où l’insurrection du Belezma/Aurès de 1916-1917. Mais le recrutement de 173 000 Algériens pour la première guerre ne leur rapporta pratiquement rien hormis l’insignifiante loi Jonnart de 1919 ; et le recrutement de 120 000 autres pour la deuxième guerre mondiale se conclut par la tentative insurrectionnelle et la répression de mai 1945, puis le statut inégalitaire de 1947.

    Il y eut aussi quelques différences dans les politiques suivies au Gouvernement général de l’Algérie à Alger. Charles Célestin Jonnart, dans la première décennie du XXe siècle, a des attentions pour les notables algériens, il se veut ouvert et libéral, il crée le prix Abd el Tif en 1907, il promeut le style mauresque dit « style Jonnart », réalisé entre autres par l’architecte Tardoire : la médersa de Constantine – jusqu’en 1972, en plein centre, elle abrita l’université, avant la mise en service des blocs bétonnés de Niemeyer –, celle de Tlemcen, celle d’Alger, la gare d’Oran, la grande poste d’Alger, l’hôtel de ville de Skikda… Jonnart, grand bourgeois du nord, qui a pour belle famille les banquiers et industriels lyonnais Aynard, gouverne l’Algérie relativement en douceur par rapport à son successeur radical et franc-maçon, le gouverneur Charles Lutaud. A partir de 1911, ce ci-devant préfet du Rhône se révéla un colonialiste raidement intransigeant. En contraste, la figure du gouverneur Maurice Viollette (1925-1927), lui aussi franc-maçon, lui aussi vrai colonial, mais croyant au message de civilisation que la France disait incarner, et se mettant pour cela à dos le colonat.

    Pendant la guerre de libération algérienne, les SAS furent une nouvelle version des bureaux arabes – même encadrement, même paternalisme pour attirer et rallier les populations, mais à contretemps de la lutte de libération engagée en 1954 – à cette différence non négligeable que les officiers français des Bureaux arabes apprenaient l’arabe ou le berbère et que les officiers des SAS ignoraient généralement les langues du pays. Il exista même des militaires sensibles aux droits humains, voire même protestataires comme le fut le général Jacques Paris de Bollardière qui fut mis aux arrêts. Et même un vieux routier des Affaires indigènes comme le général Georges Spilmann, commandant la Division territoriale de Constantine en 1954, et mort en service commandé au Maroc en 1955, cria au fou devant les offensives du général Cherrière dans les Aurès entreprises fin 1954-début 1955 avec d’énormes moyens. Il a laissé un ouvrage décapant, non conformiste, au titre provocateur, Souvenirs d’un colonialiste (1968) et, moins connu,Le cas de conscience d’un officier (1970). Quant au général de Gaulle lui-même, tout militaire dans l’âme qu’il ait été, et même s’il n’avait pas spécialement le FLN en sympathie, il dut probablement être assez tôt convaincu de la nécessité de discuter et de négocier avec la résistance algérienne. L’historien peut lire les opérations de reconquête « Jumelles » et « Pierres précieuses » du plan Challe, en 1959-1960, comme la preuve par l’absurde qu’il fallait négocier, à la politique : même une maîtrise militaire du terrain ne détruisit pas l’ALN et elle renforça symétriquement le rôle et l’engagement des politiques du FLN dans le monde et à l’ONU. Tout général qu’il était, de Gaulle fut un politique.

    -b- Le mythe des occasions manquées

    D’après l’historiographie de lignée positiviste, notamment la grande œuvre de Charles-Robert Ageron, il y aurait eu des « occasions manquées » entre Algériens et Français depuis 1830. Prenons par exemple le sénatusconsulte de 1865 : l’« indigène » est français, mais régi par la loi musulmane, c’est-à-dire par ce qu’on appelait le statut personnel musulman, qui régissait les Algériens au privé (mariage, successions…) en lieu et place du Code civil. Pour se faire « naturaliser » français, un Algérien devait en faire la demande, renoncer à son statut personnel, et après examen, il pouvait par décret être admis à la citoyenneté française de plein droit. Très peu d’entre eux acceptèrent cet abandon : le statut personnel musulman était un symbole d’enracinement et d’opposition à la loi coloniale, il revêtait le sens d’une apostasie, de l’abandon de l’islam : il y avait la peur d’être taxé de « gawrî ». Moins de 5 000 Algériens s’étaient fait « naturaliser » français au moment du centenaire de la conquête en 1930 : un Ferhat Abbas, pourtant de culture largement française, refusa toujours d’abandonner son statut musulman pour devenir citoyen français. Côté colonial, faire mine de respecter ainsi le statut musulman, c’était clairement refuser l’égalité dans l’assimilation à la cité française. Et, pourtant, dans la logique du « diviser pour régner », et pour trouver une assise à son pouvoir, Paris avait, le 24 octobre 1870, promulgué le décret Crémieux donnant la citoyenneté française aux juifs d’Algérie en invalidant le statut personnel de leur loi mosaïque. Dans l’entre deux-guerres, Ferhat Abbas, entendu à Paris dans le secret de la Commission du Suffrage universel, ne défia-t-il pas un État français qui s’abritait sous le statut musulman pour édicter l’inapplicabilité d’une naturalisation? : « Chiche, imposez nous un nouveau décret Crémieux… »

    Au lendemain de la première guerre mondiale, en 1919, fut votée la loi Jonnart, gouverneur général de l’Algérie réinstallé à la place de Lutaud début 1918 par Clemenceau, président du conseil et ministre de la guerre. Alors que le service militaire obligatoire institué en 1912 en Algérie avait été présenté à dessein comme l’impôt du sang dû par tous les Français, cette loi ne donna le statut de citoyen dans le statut musulman qu’à une infime partie des Algériens, soigneusement triés et sous condition de connaissance du français et d’états de service. En 1936, le projet dit « Blum-Viollette » – en fait c’était le projet Viollette, ministre d’État dans le gouvernement Blum –, reprit les logiques de la loi Jonnart, mais en augmentant le nombre des bénéficiaires de droit (dont les titulaires du certificat d’études primaires) à environ 25 000 hommes. Et, bien que les deux députés socialistes élus en Algérie en 1936, Régis et Dubois, poussent le gouvernement de Front populaire de Blum à adopter le projet Viollette, devant les rodomontades du lobby colonial, Blum renonce à même le présenter à la Chambre des députés. Blum ne tenait sans doute pas à se mettre le lobby colonial à dos, il put vouloir, en s’inclinant, prouver sa qualité de bon Français, lui qui était qualifié par la presse d’extrême droite de juif allemand, affublé du nom de Karfulkenstein. Mais il y eut bien sûr responsabilité collective du gouvernement de Front populaire. Au fond, il y avait bien connivence structurelle entre le lobby colonial et Paris – l’État français – dont la colonisation de l’Algérie, représentée comme construction nationale française, en était ressentie comme partie prenante : comme l’a écrit Jean-Paul Sartre, le colonialisme était bien un « système », un système français.

    Le contenu du projet Viollette fut repris, et même élargi, par l’ordonnance gaullienne du 7 mars 1944, reconduite en loi le 7 mai 1946, avec l’institution des deux collèges : le premier « français », le deuxième « indigène ». Les Algériens eurent cinq députés MTLD sur quinze à Paris à la première Constituante – Messaoud Boukadoum, Lamine Debaghine, Djamel Derdour, Mohammed Khider et Ahmed Mezerna. L’assemblée nationale française vota le 20 septembre 1947 le statut de l’Algérie selon l’équation coloniale 1 (Français) = 8 (Algériens). Ce qui aurait été peut-être bienvenu et accepté une décennie plus tôt ne pouvait plus l’être en 1947 car le nationalisme algérien avait considérablement évolué devant les blocages français, et il y avait eu la tragédie de mai 1945.

    Le 2 janvier 1956, les Français votent majoritairement pour la gauche. Le dirigeant socialiste Guy Mollet proclame son intention de faire la paix en Algérie et dénonce cette « guerre imbécile et sans issue ». Il est investi président du conseil, c’est-à-dire chef du gouvernement. En visite à Alger, il y est accueilli le 6 février 1956 sous les huées et des jets de tomates par une manifestation de Français d’Algérie. Et là aussi, Guy Mollet cède aux pressions des manifestants et du lobby colonial qu’ils signifient. Le 12 mars 1956, l’Assemblée nationale vote pour son gouvernement les « pouvoirs spéciaux » sur la politique à mener en Algérie, avec entre autres l’approbation des députés communistes. Le contingent français est rappelé, c’est l’engagement dans la guerre. Cependant, pour tenter désespérément de l’arrêter, durant l’été 1956, est préparée l’organisation d’une conférence nord-africaine devant se tenir à Tunis, organisée par le Maroc et la Tunisie, en concertation avec le secrétaire d’État français aux Affaires marocaines et tunisiennes Alain Savary. Il était d’accord pour qu’y participent quatre des neuf chefs historiques du FLN – Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mohammed Boudiaf, Mohammed Khider –, se trouvant alors au Maroc. Objectif : préparer en douceur la décolonisation de l’Algérie en lui conférant un statut d’État indépendant en association avec la France dans un cadre fédéral maghrébin, étant entendu que Savary jugeait inéluctable l’indépendance de l’Algérie. Simplement il était un adepte de cet art du compromis que d’aucuns appellent la politique, qui aurait permis, s’il avait été tenté, à l’Algérie d’accéder par étapes à l’indépendance en faisant l’économie d’une terrible guerre.

    L’avion marocain emmenant du Maroc à Tunis les quatre dirigeants algériens, qui transportait aussi l’intellectuel algérien Mostefa Lacheraf, passa sur l’espace aérien, alors français, qu’il aurait dû éviter; en fait, il fut détourné par la chasse aérienne française sur l’aéroport d’Alger avec l’assentiment du secrétaire d’État aux Forces armées, Max Lejeune et du ministre de l’Algérie Robert Lacoste – ce fut l’un des premiers détournements aériens de l’histoire. D’après Ben Bella, « ils nous ont vendus » (les Marocains), de connivence avec les services secrets français et le commandement militaire français en Algérie pour que la conférence n’ait pas lieu. Les cinq Algériens sont appréhendés à leur descente d’avion – ils passeront tout le reste de la guerre en prison. La conférence de Tunis avait bien été sabotée. Malgré ses protestations au gouvernement, Alain Savary ne parvint pas à les faire libérer. Il démissionna donc, la mort dans l’âme. L’appareil militaire français dirigeant exulte. De son côté, d’après un témoignage de Salah Boubnider et les mémoires inédits de Lakhdar Ben Tobbal, colonel de la wilâya II (Constantinois), à l’écoute de la radio ce dernier aurait fumé, dans l’attente fébrile, sept paquets de Bastos ; et, lorsqu’il comprit que les cinq Algériens prisonniers ne seraient pas libérés, on aurait fait la fête au commandement de la wilâya II ; explication entendue dans la bouche d’Algériens : on ne pouvait pas trahir l’engagement du 1er novembre 1954 en acceptant un compromis qui ne reconnaîtrait pas d’emblée l’indépendance et la souveraineté totales de l’Algérie. Autre lecture possible : en un temps où l’armée prétorienne des frontières de Boumediene et son État-Major Général n’existaient pas encore, l’appareil militaire en formation dans les maquis espérait alors encore être maître du jeu dans l’Algérie indépendante à venir, ce qu’une paix négociée aurait entravé car elle aurait mis au premier plan les politiques.

    Alors, occasions manquées ? Ou occasions non tentées ? Car il ne peut y avoir d’occasions manquées que s’il y a des occasions tentées : le Front populaire n’osa pas affronter le lobby colonial ; le gouvernement Paul Ramadier, le premier de la IVe République, ne prit pas la mesure de l’acuité de la question algérienne en faisant voter le statut de 1947, Guy Mollet plia sous l’hostilité de la foule européenne d’Alger, puis céda au coup des services français qui avaient (à son insu ?) mis un terme à un espoir de paix le 22 octobre 1956. Au total, rien ne fut vraiment entrepris par les gouvernants français pour empêcher le dénouement violent : comme système, le colonialisme restait prévalent dans l’imaginaire nationaliste français.

    -c- Le primat des armes

    La conquête de l’Algérie, commencée en 1830, dura près de deux décennies, ce fut une conquête militaire. Et la résistance algérienne s’est manifestée dans le temps moyen (à partir de 1830) par la résistance armée. Plusieurs révoltes, toutes durement réprimées, scandèrent l’histoire, depuis l’insurrection d’El Mokrani – Bel Haddad en 1871 jusqu’à la tentative du printemps 1945 du Constantinois, en passant par des révoltes en Kabylie orientale, l’insurrection des Oulad Sidi Chaykh qui embrasa l’Algérie du Sud Oranais au Titteri en 1864, la révolte de l’Aurès en 1879 , celle de Bou ‘Amama dans le Sud Oranais en 1881-1882, la révolte plus circonscrite dite de Marguerite, près de Miliana, en 1901, l’insurrection du Belezma/Aurès de 1916-1917 dont la répression dura six mois, 38 ans avant l’infijâr du 1er novembre 1954.

    L’ALN de 1954-1962 avait été esquissée par la création, au congrès du MTLD de février 1947, de l’OS (Organisation Spéciale), organisation paramilitaire, à laquelle, par esprit de consensus, avait finalement consenti Messali Hadj, lequel croyait de son côté davantage à une voie politique. Mais au sein du parti existaient aussi des forces qui se défiaient d’une voie politique marginalisant la perspective d’un recours aux armes, dont le docteur Mohammed Lamine Debaghine, qui fut politiquement éliminé par Messali en 1949. A la tête de l’OS, se succédèrent Ahmed Ben Bella et Hocine Aït Ahmed. A la réunion de Zeddine, fin 1948, dans le Haut Chélif, à la ferme familiale de l’instructeur chef militaire Djilali Belhadj, dans le Haut Chélif, le rapport d’Aït Ahmed insistait sur la nécessité de mettre au premier plan la lutte armée, et des dirigeants comme Hocine Lahouel firent leur cette perspective. Sans moyens réels et sans organisation d’ampleur, l’OS ne put, au mieux, que conduire un Kriegspiel peu menaçant pour l’ordre colonial : un scoutisme d’apprentis guerriers dont Aït Ahmed décrit savoureusement les pérégrinations en montagne dans ses mémoires.

    De toute façon l’OS fut démantelée en 1951 par les services français et les rescapés de la répression rongèrent leur frein dans la clandestinité ; jusqu’à ce que, notamment sous la conduite du maître organisateur Mohammed Boudiaf, soit préparée la logistique de l’allumage de la mèche du 1er novembre 1954. Le contexte mondial était celui de la toute récente guerre d’Indochine, et de la victoire de Dien Bien Phu du Viet Congh sur l’armée française où combattaient des soldats algériens. Revenus en Algérie, ils furent les porteurs de la bonne nouvelle : une guerre de libération anticoloniale pouvait se terminer par la victoire des colonisés. Nombres d’initiateurs du mouvement de novembre 1954 provenaient de l’OS : Le FLN voulut renouer avec la logique de l’OS, en faisant cette fois de l’ALN un instrument efficace

    Pendant la guerre de libération algérienne, nombre d’officiers français furent de leur côté persuadés de l’avoir emporté par les armes, et donc d’être trahis par le gouvernement du général de Gaulle. Ce fut le général Salan et le putsch des généraux d’avril 1961, ce fut aussi l’OAS, dans son combat désespéré à contretemps. Le récent album de Patrick Buisson, déjà cité, chante encore le mythe du triomphe de l’armée française sur les « fellaghas ». Du côté algérien, le recours à l’action armée est célébré en Algérie par les descendants des mujâhidûn, desmujâhidât et des shuhadâ’. Cela permet aussi de magnifier un pouvoir dirigeant se légitimant par la lutte armée de libération nationale et l’invoquant en toute occasion pour consolider l’appareil militaire – appareil issu de l’armée des frontières et de l’EMG de Boumediene créé par le CNRA début 1960, appareil longtemps maître du jeu. Cela permet d’escamoter le rayonnement du FLN de par le monde et à l’ONU que de vrais politiques s’acharnèrent à édifier ; cela pour aboutir, à partir de 1960, et surtout de l’été 1961, avec le GPRA de Ben Youssef Ben Khedda, aux décisives négociations d’Évian, auxquelles Mohammed Harbi fut désigné comme expert. Seule une solution politique était viable, et ce furent bien des civils qui gagnèrent la paix, même si la commotion initiale des armes avaient été le préalable obligé conduisant le pouvoir colonial à lâcher du lest, à négocier : dénouement d’une résistance à l’ordre colonial que l’historien doit étudier sous toutes ses facettes, dialectiquement. Mais avant de tenter de l’analyserin fine, il importe, ce qui est bien peu tenté dans l’historiographie courante, de remonter à ce qui précède la colonisation de l’Algérie, de situer au préalable l’histoire algérienne dans son ancrage profond à l’histoire de longue durée, et plus largement à l’histoire de la Méditerranée dont elle est partie prenante.

    -3- L’évolution historique sur la longue durée

    Cette question de fond renvoie en effet inévitablement à l’histoire de la Méditerranée telle que la conçut et la réalisa Fernand Braudel, historien renommé de l’École des Annales, dans la lignée de Marc Bloch et de la revue des Annales Économie, Sociétés, Civilisations, avec notamment Lucien Febvre et Ernest Labrousse, – ce dernier fut aussi le maître à penser du grand historien ottomaniste algérien Lemnouar Merouche. Braudel, Lorrain d’origine, fut nommé à 22 ans en 1923 professeur à Alger où il enseigna pendant dix ans. Il fut notamment le théoricien des différents temps de l’histoire : du temps court au temps long ou temps de longue durée. Il faut y insister parce que l’histoire de l’entité spatialo-humaine qui deviendra l’Algérie n’a pas commencé en 1962, non plus en 1830 et pas davantage en 1518, quand Aoudj Barberousse est investi par le sultan ottoman du gouvernement d’Alger. Il faut, pour comprendre le présent et le passé proche, un bref temps d’arrêt sur la longue durée.

    -a- Société segmentée et emprises étatiques

    Partons des réflexions de Benjamin Stora sur les différences entre Maroc et Algérie : le Maroc, qui a connu une durée et une forme de colonisation différentes de celles de l’Algérie, cultive d’après lui un rapport à l’histoire qui « s’enracine dans la tradition et insiste sur la continuité ». En revanche, pour les Algériens qui ont vécu la présence ottomane avant l’arrivée des Français, c’est « l’histoire (anti)coloniale [qui] invente le territoire […], ces perceptions distinctes entraînent deux formes de légitimation de l’État-nation : elle passe, au Maroc, par l’histoire longue, tandis qu’elle transite, en Algérie, par la puissance géographique ».

    Il est vrai que, sur la longue durée, perdure dans al-Maghrib al-awsat (le Maghreb médian, aujourd’hui l’Algérie) une société segmentée en qabâ’il (tribus), familles élargies et clans. L’identité de base y fut longtemps celle de communautés patriarcales, régies par une norme solidariste et unanimiste, l’identité large étant depuis douze siècles fondée sur la référence à al-umma-al-muhammadiyya (littéralement la communauté mahométane [universelle]). Dans la patrie Algérie, al-watan, c’est étymologiquement le lieu natal, référé aux hommes d’un territoire, et non à un groupe humain en soi (al-qawm) : wataniyya peut être traduit en français par nationalisme alors que patriotisme serait stricto sensu plus exact. Mais ailleurs, en Égypte et dans le reste du monde arabe, c’est le terme de qawmiyya qui est plus souvent utilisé (qawmiyya miçriyya, qawmiyya ‘arabiyya : nation égyptienne, nation arabe). Pour société nationale, on dit sharika wataniyya en Algérie, mais sharika qawmiyya en Tunisie.

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