Qui est le pire ennemi du Pouvoir ? Traditionnellement, c’est Aït Ahmed, les «mal-votants», le Makhzen marocain, les ONG internationales des droits de l’homme ou les opposants qui ont de l’audience et que les renseignements généraux suivent partout, même lors des mariages. Est-ce tout ? Non. Le Pouvoir a aussi une sorte d’ennemi «interne», non politisé, anonyme comme une banalité et que les forces intermédiaires et zélées du Pouvoir détruisent là où elles le trouvent, le découpent en morceaux, le broient et le dispersent.
Voici une histoire qui s’est passée à Chlef, selon le compte-rendu d’un journal confrère : un jeune Algérien amateur de rap a écrit et publié sur le net des chansons qui parlent de Bouteflika et du terrorisme. Pour bien compléter le tableau, il faut savoir que le jeune Algérien en question est un harrag et qu’il vit en Europe, clandestinement, et qu’il a donc déjà un bon coefficient d’inspiration et de représentativité. Ces chansons dissidentes seront donc reprises par son frère qui a le malheur d’habiter «ici» et feront un peu le tour des oreilles amusées jusqu’au moment où elles seront objet d’enquêtes policières. Le frère éditeur sera donc arrêté et présenté à la justice algérienne. Le verdit a été prononcé cette semaine : 10 ans de réclusion criminelle par contumace et 500.000 DA d’amende contre le rappeur, coupable d’être harrag et d’avoir porté atteinte à l’image du Président de la RADP et d’avoir fait l’éloge du terrorisme. Le frère du chanteur occasionnel écopera de trois ans de prison. Le plus curieux sera de noter que le procureur avait requis
la peine de mort. Une demande bouleversante !
Car si dans la presse, on vous apprend très tôt à ne pas commenter une décision de justice, ici, on ne peut pas éviter de reprendre l’histoire nationale par ses cheveux : ce verdict est lourd, la peine requise est incroyable et le crime est un verbe, pas une bombe ou un attentat. Le drame est que si cela choque autant, c’est que, aux yeux des Algériens, les fondements du sentiment de justice ont été fortement ébranlés par la dernière décennie et sa réconciliation nationale sans punitions ni aveux. Depuis, l’Algérien n’arrive pas à croire à la justice et n’admet pas ses balances et poids et mesures : parce qu’un homme qui a posé une bombe et tué des gens peut être pardonné, il devient incompréhensible qu’un autre qui chante soit destiné à la peine de mort. Parce qu’un homme qui vole un million de milliards peut être mis en liberté conditionnelle, celui qu’on condamne pour avoir volé un timbre devient un martyr. Ayant introduit l’impunité, le Pouvoir a consacré l’absurde : l’exception de la réconciliation a été si énorme qu’elle a détruit tout le reste. Pour le cas du chanteur de rap, il y a cette disproportion nationale mais aussi le zèle d’une classe de supplétifs du politique qui croit qu’on peut plaire encore mieux si on offre des têtes tranchées. Le chanteur de Chlef est un harrag en exil, il chante contre Bouteflika et pour le terrorisme. De quoi en faire une sorte d’ennemi exemplaire, un anti-citoyen, une mauvaise herbe et la cible de la colère d’un système qui déjà supporte mal l’opposition intellectuelle pour avoir à tolérer l’opposition «plébéienne».
17 juin 2011 à 9 09 51 06516
merci