Autant j’ai été indigné par les deux précédentes interventions où figurait la signature d’Arab Aknine, autant j’apprécie l’esprit qui a présidé à sa contribution du 25 octobre 2010 dans le Soir d’Algérie. Je n’alimenterai donc pas la polémique.
Sur le plan factuel, le récit qu’il fait des événements peut être enrichi en rappelant en particulier l’interpellation de Mustapha Bacha (durant toute une journée) au cours de la grève du premier semestre. Il était un des principaux animateurs des comités autonomes de l’Institut des sciences économiques d’Alger et de la cité universitaire de Ben Aknoun, et venait à Tizi-Ouzou dans la cadre de la concertation-coordination avec les animateurs étudiants de la «délégation» du centre universitaire. Mon intervention va porter sur les enjeux du débat. Avril 1980 constitue, en effet, une expérience démocratique exceptionnelle dans l’histoire de l’Algérie contemporaine. Arab Aknine serait d’accord pour dire que cette expérience mérite mieux que d’être le fonds de commerce de X ou de Y. Elle peut nous aider à mieux appréhender l’avenir. Je vais tenter, pour ma part, de préciser le point de vue à partir duquel j’interviens. Nous commémorerons dans quelques jours l’anniversaire du 1er Novembre 1954, et il est sain de s’interroger sur le devenir de la formidable promesse que représente cette date symbolique. Cela fait quelques années que je m’essaie à comprendre l’évolution de l’Algérie contemporaine en m’appuyant sur la théorie de la régulation (Michel Aglietta…). Cela m’a conduit à la conviction forte que notre pays va connaître dans un avenir prévisible (20 à 30 ans maximum) une crise économique, sociale et politique grave, susceptible d’hypothéquer jusqu’à son existence et d’engendrer de grandes souffrances à nos populations. En effet, à partir de 1962, la vie sociale a été progressivement réorganisée autour de la redistribution de la rente pétrolière, un revenu non produit. L’activité économique, politique et culturelle, les valeurs collectives, en un mot, tout le système de normalisation (qui dit ce qu’il convient de faire pour que les choses continuent de fonctionner normalement) en est gravement affecté. Cette «normalité algérienne», telle un monstre dévoreur, a besoin d’une rente de plus en plus importante pour se maintenir. Son effondrement inéluctable, par épuisement ou dépassement des hydrocarbures, fera monter les conflits et rivalités sociales (constitutives de notre société comme de tout autre) à des niveaux jamais égalés. Il en résultera un déferlement généralisé de la violence dont les acteurs revêtiront des couvertures idéologiques et politiques diverses. Sans excuser de leurs crimes le pouvoir néo- FLN et les islamistes, la décennie dite rouge (années 1990), avec son cortège de morts, destructions et souffrances, est une «répétition générale» qui donne un avant-goût de ce qui nous attend. Je rappelle que c’est l’effondrement des cours du pétrole qui l’a déclenchée et c’est la remontée des cours qui nous en a sortis (si l’on peut dire !). Pour sauvegarder l’Algérie, il est impérieux d’opérer le passage d’une société dominée par la rente, le populisme et l’inculture, à une société fondée sur le travail, la démocratie et la science. Cette transition demande du temps et de la détermination ; le pays a déjà perdu trop de temps à se chercher un cap, et il ne l’a pas encore trouvé. Loin d’être exhaustives, ces pistes de réflexion demandent à être considérées : Le débat «capitalisme-socialisme » ou «libéralisme-étatisme » est dépassé. Il n’y a pas de modèle pertinent hors de la société qui l’a inventé. L’Algérie doit trouver sa propre mixité entre marché et régulation. Le premier libère et mobilise les énergies, mais son excès détruit les cohérences économiques et la cohésion sociale. Ces dernières sont la raison d’être de l’État, mais l’étatisme engendre inertie, gaspillage des ressources et finalement grande injustice. La réforme de l’État est une des dimensions de la mutation qu’appelle la sauvegarde de l’Algérie. Au niveau infra-étatique, la formation d’ensembles régionaux homogènes, à la fois autonomes et solidaires, donnera au pays un cadre plus solide pour mobiliser les énergies sans détruire le lien entre les individus et les institutions. Cette question ne doit pas diviser ceux qui se reconnaissent dans la promesse de Novembre 1954 mais, au contraire, les rassembler. Au niveau supranational, l’unification du Maghreb est incontournable. Le produit national total de Tamazgha représente moins de 10% de celui de la France. Cette dernière estime qu’elle n’a pas la taille pour résister à la vague concurrentielle qu’induit la mondialisation sans s’unir aux autres pays de l’Europe. Nous devons nous unir entre nous, et établir une alliance stratégique avec la communauté européenne. En particulier, le Maroc ne doit pas être appréhendé comme un rival mais comme une des profondeurs stratégiques vitales de l’Algérie. À chaque fois que notre pays a traversé une turbulence politique, les détenteurs du pouvoir d’État n’ont pas hésité à recourir aux langues populaires (arabe algérien et tamazight) pour communiquer avec nos populations. Ils savent en effet qu’elles sont, et resteront, un ciment précieux de l’Algérie réelle. Les défis à venir commandent de redonner à ces langues leur place centrale dans les institutions, une place qu’elles occupent déjà dans la vie de tous les jours. Pour réaliser la transition vers la société de la démocratie, du travail et de la science, le pays a besoin d’un large front patriotique à même d’en faire partager la nécessité à la population. Une population où l’intérêt individuel incite les éléments les plus dynamiques vers des pratiques destinées à capter une part de la rente, confortant ainsi les logiques parasitaires et prédatrices. Tel est, de mon point de vue, «le meilleur combat» pour reprendre le titre d’un livre écrit par Amar Ouzeggane, un grand patriote aujourd’hui disparu. L’intérêt principal d’un débat sur le printemps 1980 est d’y rechercher les enseignements à même d’éclairer l’action face à ces grands défis qui nous interpellent. Que voyons-nous ? L’espace politique algérien actuel est caractérisé par un émiettement extrême des forces patriotiques et démocratiques, en même temps que par une pauvreté préjudiciable des débats sur les questions de fond, celles dont dépendra l’avenir du pays. Par ailleurs, nous assistons impuissants à la multiplication de luttes populaires prenant le plus souvent la forme de jacqueries sans lendemain. Elles sont plus le signe d’un désarroi généralisé que de la montée d’un mouvement d’émancipation des populations. Or, si le pays a connu des révoltes d’une ampleur et d’une intensité dramatiques beaucoup plus importantes (octobre 1988, le Printemps noir…), Avril 1980 reste une source incomparable d’enseignements, car il fut un mouvement pacifique, qui a permis l’alliance de segments différents de la famille démocratique algérienne et a réalisé une jonction précieuse avec la population, le tout expliquant son dénouement heureux. Les déchirements et la perte progressive de crédibilité qu’a connus le MCB par la suite soulignent a contrario l’exception d’Avril 1980. Plutôt que d’aborder la question en termes «c’était moi hier, donc suivez-moi aujourd’hui», n’est-il pas plus judicieux de rechercher ce qui a donné sa force au mouvement et ce qui a pu le fragiliser, et ce, afin d’éclairer les chemins de l’union ô combien nécessaire pour les temps à venir ? L’action en commun d’acteurs aux parcours militants différents a été en effet le moteur du mouvement d’Avril 1980. Leur rencontre ne s’est pas faite dans un salon mais «sur le terrain». Une initiative en apparence aussi anodine que l’invitation d’un grand écrivain national a pu déboucher sur une avancée démocratique significative. Encore aujourd’hui, la prise d’initiative dans l’esprit d’ouverture aux autres demeure une excellente recette pour qui veut «semer l’espoir», pour utiliser un qualificatif utilisé en son temps par Mohamed Harbi, à propos du Printemps amazigh. Pour se transformer en un engagement unitaire durable, la convergence sur le terrain demande un accord sur le cap à suivre. Après beaucoup de discussions, nous avions débouché en 1980 sur trois axes (langues populaires, démocratie, justice sociale) qui restent d’actualité mais demandent à être actualisés à la lumière de débats, hélas, encore insuffisants sur les défis de l’heure. Par ailleurs, l’accord sur les orientations générales doit avoir une traduction concrète : la plateforme de revendications que nous avions adoptée en 1980 a été un facteur puissant de mobilisation et de rassemblement «qui parle aux gens». Ce programme commun délimite le champ de l’action collective, favorise les convergences et réduit les rivalités intestines. Beaucoup des points de la plateforme de 1980 sont aujourd’hui acquis et nous changeons d’échelle si notre but est de favoriser les convergences au niveau national. À titre indicatif, quelques objectifs, partagés par différents segments de la mouvance démocratique, peuvent être, en plus de l’instauration d’un débat permanent sur les défis qui se posent : l’officialisation des langues populaires, l’autonomie-solidarité des grandes régions du pays, l’information et le contrôle démocratique sur la rente, la lutte contre la corruption, l’instauration d’une saine concurrence dans les branches de l’économie nationale, la protection sociale, la liberté d’organisation syndicale et politique, l’interdiction de l’utilisation de la religion en politique… Les patriotes et démocrates algériens ont besoin d’une plateforme nationale et d’innombrables plateformes locales pour se rassembler. Enfin, il y a la mise en place d’un cadre organisationnel qui assure la régulation du mouvement en disant la norme : ces institutions démocratiques recueillent nos points de vue différents lors des débats et les transforment en orientations et consignes auxquelles chacun de nous accepte volontiers de soumettre ses comportements, car il se reconnaît en elles, il les considère légitimes. Ce faisant, elles instaurent la cohésion qui nous fait exister comme être collectif. La mise en place d’institutions démocratiques et le respect de leurs décisions est indispensable à la continuité de toute action collective qu’elle soit au niveau national ou local. À l’université de Tizi-Ouzou, cette organisation a évolué de comité contrôlé par le pouvoir à délégation autonome, coordination étudiants-enseignants, comité anti-répression, coordination du CUTO, et a culminé en comité de coordination populaire. Il n’est d’ailleurs pas anodin de rappeler que la décision de briser le mouvement a été prise par les autorités juste après la mise en place du comité coordonnant l’université, les lycées, les unités de production et autres établissements de la région. Au total, je crois que les principales orientations politiques expliquant l’exception démocratique du Printemps 1980 sont :
- l’unité d’action sur le terrain ;
- l’accord sur le cap à suivre, les grandes orientations ;
- la définition d’une plateforme concrète pour l’action et la revendication ;
- la mise en place et le respect des formes organisationnelles de régulation démocratique.
Ces orientations nous indiquent des axes à mon sens importants pour rassembler et agir avec succès pour concrétiser les objectifs patriotiques et démocratiques hier comme aujourd’hui. Les insuffisances du mouvement dans sa globalité et de chacun des acteurs peuvent être mesurées à l’aune de cette grille de lecture. À chacun d’en tirer ou non les enseignements pour s’améliorer. De fait, hier comme aujourd’hui, en plus du contexte et de l’action des forces négatives externes, le principal obstacle à l’édification de mouvements démocratiques et pacifiques puissants est dans le faible enracinement de la culture moderne chez nos élites politiques et de la culture scientifique dans l’appréhension des problèmes qui se posent à la société. En particulier, l’existence de courants politiques différents est une réalité irréductible, elle fait la richesse et la force de notre société. Pour en surmonter les inconvénients, il est temps d’explorer les voies du rassemblement dans le respect de nos différences. En ce sens, le Printemps amazigh demeure une source d’enseignement incomparable. En retenant cet éclairage, ce qu’il y a de plus important à retenir à propos de la nuit du 19 au 20 avril 1980 est l’iniquité et la violence de la répression dont nous fûmes les victimes, indépendamment du segment démocratique auquel nous nous rattachions. Je ne sais si quelqu’un en a déjà fait le récit, mais pour ce qui me concerne, voici ce qui s’était passé : nous nous sommes séparés à l’aube, entre deux ou trois heures du matin. Dans ma chambre du bâtiment G, réservé aux salariés, il y avait deux camarades, dont Aziz Tari. Je dormais quand la porte s’ouvrit brusquement avec un bruit effroyable. Je me souviens qu’Aziz avait dit «Ramdane, qu’est-ce qui se passe ?» Des hommes encagoulés, en tenue «cosmonaute», se ruaient sur nous. Je reçu un grand coup sur la tête, le sang gicla sur le mur. J’ai vécu le reste des événements comme dans un rêve : je voyais ce qui se passait mais c’était comme si j’en étais spectateur. Je n’avais plus revu Aziz jusqu’à notre première visite à Berrouaghia. Les encagoulés qui attaquaient les chambres et ceux qui se trouvaient dans les couloirs nous contraignaient à sortir du bâtiment, mais d’autres qui se trouvaient à l’entrée nous empêchaient de sortir. Toujours sous les coups, nous fumes rassemblés à l’entrée du bâtiment. Nous nous bousculions pour nous rapprocher du mur et mettre le plus de distance entre nous et les coups qui pleuvaient. À un moment j’ai regardé celui avec qui me bousculait, c’était mon ami Boudjema Houfel. J’ai eu le temps de penser : c’est ridicule tout ça ! À l’extérieur, nous étions encerclés par deux rangées au moins de militaires. Un étudiant a tenté de fuir, un militaire lui lança quelque chose entre les jambes et il tomba. Ils se ruèrent sur lui et le ramenèrent, avec de grands coups, dans le groupe. On nous rassembla sur le talus situé face à la bibliothèque et au rectorat. Il y avait des tas de fumier déposés là avant l’occupation pour une plantation d’arbres en vue d’une visite (finalement reportée) du président Chadli à Tizi-Ouzou. Là, des militaires situés en haut du talus nous tapaient pour nous contraindre à descendre, et d’autres positionnés en bas nous obligeaient à remonter. Nous étions entre 100 et 200 étudiants et salariés. La vague montait puis descendait puis remontait et ainsi de suite. Nous étions, pour beaucoup d’entre nous, couverts de sang, n’avions pas mis de chaussures, une grande partie était torse nu. Au bout d’un temps interminable, toujours sous les coups, on nous fit entrer en rangs par l’arrière dans le bâtiment face à la bibliothèque. Il y avait des «civils», en fait des policiers qui remplissaient un formulaire d’identification pour chacun de nous. L’un d’eux, qu’Arab Aknine dit qu’il s’appellerait Khellaf, désignait effectivement les individus. Trois escogriffes me prirent par le bras et me firent monter l’escalier jusqu’au premier palier. Là, ils se mirent à taper. Je me souviens qu’ils me demandaient tout le temps en arabe : «Qu’a dit Chadli dans son discours ?» A ce jour, je ne sais pas ce qu’a dit Chadli dans son discours. Ils me frappèrent jusqu’à ce que je tombe et m’évanouisse. Ils me donnèrent des coups de pied pour me réveiller puis me firent rejoindre la file qui sortait du bâtiment. Si mes souvenirs sont bons, les policiers qui nous prirent en charge alors ne nous ont plus frappés. Ils nous firent monter dans des bus ramenés pour l’occasion, disant que nous allions être transférés au Sahara, que nous serions fusillés… Nous étions abattus. Les bus démarraient quand le courage nous revint et nous commençâmes à crier des slogans. Remontant la côte qui mène vers le stade et la ville, nous rencontrâmes les femmes de ménage venues comme à l’accoutumée effectuer leur travail. Elles comprirent immédiatement ce qui se passait et se mirent à pousser des youyous pour nous soutenir. Nous fûmes transportés à l’hôpital où nous reçûmes les premiers soins par un personnel compatissant. Ma blessure à la tête fut cousue avec du fil, on me mit un bandage autour de la main, on me donna un cachet d’aspirine… et un lit mobile pour me reposer au milieu du couloir. J’avais une douleur aux côtes qui resta plus d’une année après. Bientôt la population de la ville commença à affluer vers l’hôpital. Après conciliabules, les «décideurs» choisirent de se débarrasser de nous au plus vite, avant que les «émeutiers» n’envahissent l’établissement. Ils nous remirent dans les bus, sans que nous sachions où ils nous emmenaient. En fait, ils nous renvoyaient dans nos villages. Avec les salariés et étudiants du bus où je me trouvais, nous fûmes déposés à Boghni et dûmes rentrer à pied chez nous. Arrivé à Mechtras, je n’avais pas besoin d’expliquer quoi que ce soit aux jeunes et aux moins jeunes. Spontanément, ils venaient à moi m’exprimer leur soutien. Nous formâmes rapidement un groupe qui, à la nuit tombée, s’était retrouvé dans une mansarde abandonnée à une centaine de mètres de chez moi. Nous y avions confectionné des banderoles et préparé la manifestation du lendemain. Ce fut la première manifestation populaire antigouvernementale depuis l’indépendance à Mechtras ; le gardechampêtre Messaoudi, père d’un héros local qui donna du fil à retordre à l’armée coloniale, ôta son chapeau et s’inclina devant le cortège de manifestants. Le lendemain, je reçus la visite d’Ali Zamoum que je ne connaissais que de réputation. Il avait été contacté par Kateb Yacine qui s’inquiétait pour moi. Ce fut le début d’une longue amitié. Avec son aide, je pus reprendre contact avec quelques collègues et amis encore en liberté. Partout ailleurs, l’arrivée des blessés de l’université avait suscité la même indignation qu’à Mechtras. De partout les jeunes commencèrent à affluer vers Tizi-Ouzou. Mais ça, c’est connu de tous. A la réouverture de l’université, j’ai retrouvé notamment Arab Aknine, et nous organisâmes ensemble le formidable mouvement pour la libération des détenus. Durant tous ces moments, la couleur politique des uns et des autres était le dernier de nos soucis. Je ne terminerais pas sans revenir sur une bêtise que j’ai écrite à propos de l’arrestation de Saïd Sadi. De la réponse d’Arab Aknine, je comprends qu’il ne faisait pas partie des militants qui avaient provisoirement échappé à la répression le matin du 20 Avril et s’étaient réfugiés dans les hauteurs de Tiziouzou. J’en prends acte et exprime publiquement mes plates excuses au docteur.
R. H.
Mon blog : Algérie en Questions
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/11/02/article.php?sid=108173&cid=41
2 novembre 2010
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