Edition du Mardi 02 Novembre 2010
Culture
“Le seul complexe que j’ai, c’est celui de Dib, pas d’Œdipe”
L’ÉCRIVAIN ABDELKADER DJEMAÏ À “LIBERTÉ”
Par : Sara Kharfi
L’écrivain Abdelkader Djemaï revient, dans cet entretien, sur les thématiques qui traversent sa littérature, son choix de la concision dans l’écrit ainsi que son rapport à la langue française et à Mohammed Dib. Né en 1948 à Oran et installé en France depuis 1993, il est un auteur discret d’une œuvre importante.
Liberté : Vous êtes un écrivain qui a eu deux vies littéraires ; entamant votre carrière en Algérie et confirmant votre talent de l’autre côté de la Méditerranée. Et votre œuvre est axée sur deux thèmes : l’Algérie et l’exil…
Abdelkader Djemaï : Je crois que lorsqu’on a la passion de l’écriture et qu’on en fait son métier exclusif, la vie littéraire, quand elle se concrétise avec la publication régulière de livres, forme un tout, une continuité, quel que soit le pays où l’on se trouve. Cela vous oblige aussi à être attentif à d’autres sujets, à d’autres thématiques que celles qu’on attend généralement de quelqu’un venu d’ailleurs, à savoir la terre où vous êtes né, la question de l’exil, etc. Il faut sortir du sentimentalisme, du dolorisme et de la géographie étriquée. Il y a d’autres territoires à explorer, d’autres centres d’intérêt, d’autres incitations à l’écriture. Il me semble qu’un vrai écrivain, c’est celui qui s’ouvre à l’universel et qui se sent en exil, même chez lui.
Pourtant, dans un Moment d’oubli, il y a comme un éloignement de vos thématiques habituelles…
Non, je crois qu’on a aussi le droit d’écrire sur d’autres sociétés. Une certaine littérature européenne, particulièrement coloniale, nous a regardés et mis en scène souvent d’une façon complaisante, exotique, voire méprisante. Nous pouvons nous aussi exercer, si j’ose dire, notre droit de regard, mais d’une façon honnête, juste et respectueuse des autres. Je suis content d’avoir écrit un Moment d’oubli et des livres sur des régions comme la Bigorre avec Pain, Adour et fantaisie et sur le Nord-Pas-de-Calais avec Nos Quartiers d’été.
Écrire sur un pays où on n’habite plus, comment cela devient-il possible ?
Chaque écrivain porte un pays en lui et avec la littérature, croyez-moi, tout est possible.
À chaque nouveau roman, vous proposez une nouvelle écriture ; vous racontez vos histoires de manières différentes…
ll À chaque livre, il s’agit de trouver la meilleure manière d’avancer dans mon travail pour continuer à construire, petit à petit, une cohérence d’ensemble qui refléterait mes préoccupations et mes choix esthétiques. Il faut éviter aussi de se répéter et proposer des histoires, des textes divers et ouverts à la liberté du lecteur.
Vos romans sont courts, votre style concis et sans artifices. Pourquoi écrire un court roman plutôt que des nouvelles ?
Pour moi, l’écriture doit être sans graisse, ce serait plutôt du muscle, de l’os, du rythme. Ce n’est pas le nombre de pages qui fait la qualité d’un roman, mais sa limpidité, sa concision, son sens du raccourci, son atmosphère et son contenu bien sûr. Il faut aller à l’essentiel et faire le choix de la simplicité, qui est difficile à atteindre. J’aime beaucoup la nouvelle. J’ai publié un recueil qui a pour titre Dites-leur de me laisser passer.
Avant de devenir écrivain, vous vous étiez installé dans les mots par le journalisme. Qu’est-ce que ce métier a apporté au romancier ?
Il m’a fait comprendre la nécessité de l’efficacité, de l’économie et de la clarté. Avec une poignée de mots, on peut faire beaucoup de choses.
Comment le besoin de l’écriture s’est-il manifesté ?
À l’âge de dix ans après avoir lu un livre de la Bibliothèque verte qui racontait les aventures de gamins de mon âge qui voulaient, entre autres, apprendre à sauter en parachute.
Vous êtes également auteur de théâtre, mais pas aussi prolixe que dans le roman. Est-ce parce que vous vous sentez plus à l’aise dans ce dernier ?
Dans le roman, mais aussi dans la nouvelle et le récit de voyage, comme celui que j’ai consacré au Caire.
Contrairement aux jeunes auteurs d’aujourd’hui, vous appartenez à une génération qui entretient un rapport conflictuel avec la langue française. Quel est le vôtre ?
Mon rapport est serein, le seul complexe que j’ai, c’est celui de Dib, pas d’Œdipe. J’ai une grande admiration pour lui, il a construit, comme un artisan, une belle, forte et solide œuvre, sans jouer les martyrs, les donneurs de leçons et les moralistes patentés.
Pourquoi, selon vous, ce n’est que maintenant qu’on commence à s’intéresser sérieusement à votre littérature, en Algérie ?
J’ai exercé pendant vingt-cinq ans le métier de journaliste, j’ai écrit sur plusieurs secteurs de la culture et interviewé beaucoup d’artistes et d’intellectuels algériens, notamment pour le journal la République d’Oran. J’ai même publié des livres, des nouvelles et des poèmes. Je suis en train d’achever mon dix-septième ouvrage, l’important c’est toujours le prochain livre, et cela ne me dérange pas d’être parfois oublié…
À lire impérativement : Gare du Nord, le Nez sur la vitre et Camping. Parus en un seul volume, aux éditions Barzakh, en mars 2010, ces trois romans forment une trilogie de l’émigration. Prix : 500 DA. Lire également 31, rue d’Aigle, Sable rouge et un Été de cendres.
2 novembre 2010
LITTERATURE