Quels leviers pour le développement dans le monde arabe ? Quel rôle peut jouer le secteur privé dans la mise en œuvre des programmes de croissance et de développement ? S’il a échappé à une grave récession, grâce à une gestion macroéconomique dans l’ensemble judicieuse et une réglementation prudentielle du secteur financier, le monde arabe ne pourra poursuivre sa croissance que s’il arrive à mettre à profit la solide base de ressources humaines et physiques dans lesquelles il investit depuis des dizaines d’années.
C’est en gros le pronostic récent émis par la Banque mondiale sur les perspectives de croissance dans la région. Selon son dernier rapport(*), la Banque mondiale souligne que même si la reprise s’est amorcée dans la région Mena (Moyen Orient / Afrique du Nord), elle reste moins vigoureuse que celle des autres régions en développement. Le taux de croissance devrait s’établir, en moyenne, à 4 % en 2010, soit une augmentation d’un peu moins de 2 points de pourcentage par rapport à 2009, qui reste bien inférieure à celle enregistrée par les pays développés (5,6 points de pourcentage) et par les nations en développement (4,5 points de pourcentage). Il faudra attendre 2011 et 2012 pour que la région Mena puisse retrouver les taux de croissance moyens enregistrés avant les crises économique et financière. «La principale menace qui pèse sur la reprise dans ces pays est la faiblesse des marchés pétroliers causée par un ralentissement mondial, encore que ces pays aient un espace budgétaire suffisant pour amortir les effets de chocs négatifs des termes de l’échange. Mais le recours systématique aux dépenses publiques n’est pas sans risque. L’expansion budgétaire cessera en partie d’elle- même lorsque les projets auront été achevés, mais à moyen terme, la charge que représente la poursuite de l’augmentation des dépenses d’équipement et de fonctionnement risque d’accroître le coût du capital pour le secteur privé parallèlement à la baisse de l’épargne publique. L’accès limité des petites et moyennes entreprises (PME) aux financements et les distorsions du marché du travail, qui ont pour effet de décourager l’acquisition de compétences et l’entrée dans le secteur privé, menacent aussi la croissance économique à long terme des pays du CCG.» On peut étendre le constat à l’ensemble des économies de la région, pas seulement ceux du Conseil de coopération des pays du Golfe (CCG). Le secteur privé est au cœur d’une autre réflexion théorique que nous livre Arab Reform Initiative(**) sous le titre «A-t-il jamais existé et peut-il exister comme un des facteurs de la réforme ?». L’étude est conduite par Jiacomo Luciani et Stefan Hertung de Londres. Le poids et l’impact du secteur privé se sont considérablement accrus ces dernières années. C’est un fait constant qu’il a pris une place prépondérante dans la création d’emploi, la diversification économique, le développement des services et la croissance du produit intérieur brut. Il demeure néanmoins technologiquement faible et structurellement dépendant de l’Etat, obéissant par ailleurs à des logiques patrimoniales occultes. Les auteurs de l’étude relèvent une volonté d’étendre le champ d’action du secteur privé des affaires, sous forte direction étatique, alors même qu’ils ne lui reconnaissent aucune capacité à mener à bien «une activité sociale prospective». A ce stade de leurs travaux, l’équation serait : un Etat dirigeant, un privé dominant, un avenir incertain. L’amélioration du climat des affaires, dans le sens de la transparence et de l’intégrité, pour une saine compétition, reste, à leurs yeux, la formule idoine toujours introuvable. C’est la crise des années 1980 qui a contraint les Etats à laisser libre cours à l’initiative privée nationale et étrangère, souvent de façon progressive et non déclarée. Cette tendance semble irréversible. Nous assistons à un processus qualifié d’intégration, jusqu’à un certain point, de la politique économique totalitaire étroite dans les pratiques capitalistes internationales. Le secteur privé est devenu la source principale (ou à part égale avec l’Etat) de formation du capital dans l’ensemble de la région arabe. Il s’agit là d’une «mutation fondamentale», rarement soulignée, confirmée jusqu’au lendemain de la crise des subprimes. La formation du capital fixe au cours de la période 2005-2007, quoi que extrêmement variée d’un pays à l’autre, confirme cette tendance dans des Etats comme le Maroc, l’Egypte, le Koweït, le Qatar, le Bahreïn, la Syrie (tiens !), Oman, l’Arabie saoudite et la Malaisie. Pour l’essentiel, elle tient à un transfert discrétionnaire de ressources rentières aux princes et familles héritières de trônes sanguinaires. Les rapports privé-Etat sont de moins en moins hostiles et l’Etat interfère de moins en moins dans le secteur des affaires, à l’exception notable de l’Algérie, la Libye, la Syrie et l’Egypte. Il se met en place une économie de marché qui a la particularité d’être occulte et spéculative – qu’il s’agisse de ses trois composantes que sont le capital, le travail et la terre, d’une part, ou qu’il s’agisse de biens ou de services, d’autre part. Un faible retour sur capital pour les placements à l’étranger, associé à l’éclatement de la bulle boursière, née et alimentée par l’occupation de l’Irak, et la désertion des structures immobilières posées sur le sable du désert ont fini par discréditer le capitalisme arabe au-delà des monarchies vieillissantes des pays du Golfe, atteignant la Jordanie et l’Egypte. C’est l’occasion pour l’Etat de retrouver sa vocation première de principal détenteur de richesse. L’année 2009 constitue une date charnière dans le renversement des rapports entre les Etats et les milieux d’affaires, dans la répartition des richesses et, corollairement, du pouvoir. Par ailleurs, et on n’est pas à une contradiction près dans le monde arabe, c’est l’Etat qui revient au-devant de la scène comme acteur et ordonnateur des réformes. Cela ne signifie pas que les milieux d’affaires sont totalement étrangers à l’élaboration des politiques en vigueur. Ils ne cessent d’accroître leur pouvoir de négociation tout simplement parce que l’essentiel de leur investissement se fait à l’étranger et lorsqu’il se fait localement il l’est à court terme. C’est dire que la confiance règne ! Les cartes dont disposent ces milieux pour peser sur les choix politiques sont d’ordre corporatiste et institutionnel. Elles l’autorisent à aller au-delà des consultations informelles. Les chambres de commerce sont associées à la préparation des projets de lois qu’elles étudient dans des commissions spécialisées, nombre d’hommes d’affaires sont des parlementaires (notamment en Egypte où la bourgeoisie a très tôt assis son pouvoir politique, mais aussi en Syrie). L’ingéniosité du capital a donné naissance à une multitude d’autres formes d’organisation, comme les lobbies ou groupes de pression. Les auteurs de l’étude déplorent que le capital privé demeure beaucoup plus réactif et revendicatif que constructif et disposant d’une force de proposition. Les initiatives liées aux politiques économiques émanent beaucoup plus d’individualités ou de personnalités que d’organisations patronales. Ils relèvent, par ailleurs, que les préoccupations liées à l’égalité des chances d’accès au marché, à la qualité de l’administration économique et des relations avec les pouvoirs publics émanent davantage des «nouveaux venus» ou des petits et moyens entrepreneurs. L’impact du facteur institutionnel, notamment la relation Etat-secteur privé jugée à l’aune du dynamisme des chambres de commerce, est évident : les meilleurs taux de croissance sont enregistrés dans les pays, pourtant moins riches, où ces organismes sont plus actifs (Egypte, Algérie, Syrie).
A. B.
(*) Banque mondiale, «Regional Economic Outlook : Mena Sustaining the Recovery in Times of Uncertainty (Perspectives économiques de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord : Maintenir la reprise en période d’incertitude), communiqué de presse:2011/130/Mena, 9 octobre 2010.
(**) Arab Reforme Initiative, projet de recherche : le secteur privé et la réforme, octobre 2010.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/11/02/article.php?sid=108168&cid=8
2 novembre 2010
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