Parce qu’il trompa les instincts profonds, les lois de la nature ou les dieux grecs (leur anciens synonymes), un homme qui s’appelle Sisyphe a été condamné à pousser vers le haut d’une colline un énorme rocher qui irait rouler vers le bas dès que le but est atteint et ainsi de suite. Sans fin. Pas même la mort, car le châtiment a lieu après la mort justement.
Albert Camus en fit un mythe encore plus moderne et l’illustration de la condition humaine absurde, sauf avec la dignité de l’effort. L’homme était l’homme, et le rocher son univers : condamné à faire n’importe quoi, le plus longtemps possible dans un monde qui n’a pas de sens. Fascisante illustration qui laisse deviner un abîme de variantes.
On s’imagine par exemple un Sisyphe croyant : il refuse de pousser la pierre, y sculpte un Dieu et s’agenouille devant lui pour que la pierre roule d’elle-même, sans effort, dans le calme miracle de la transgression de la pesanteur. On s’imagine aussi Sisyphe refusant de pousser la pierre, s’assoir en haut de la colline et attendre que quelqu’un passe, comme le font les tiers-mondistes depuis les décolonisations. Ou faire le contraire : s’assoir en haut de la colline, coloniser un pays, prendre ses hommes et les obliger à pousser la pierre à sa place comme le fit l’Occident. On s’imagine aussi la grosse pierre roulant sur Sisyphe, le tuant sans le faire mourir, l’écrasant et lui passant dessus sans fin pendant qu’il essaye de se relever, comme c’est le cas de tous ceux qui vivent dans des pays sales, pauvres et méchants et sans droits de l’homme ni démocratie. On s’imagine, enfin, un Sisyphe plus intelligent : s’attaquer à la colline pour l’aplatir au lieu de pousser sans fin une pierre. C’est la solution de l’Occidental, la source de son développement technologique qui va de la pioche au satellite. On peut aussi trouver un genre de Sisyphe qui, pour échapper à son sort, dynamite la pierre en se dynamitant lui-même par une ceinture d’explosifs au non d’Allah ou de Jéhovah ou de Jésus combattant : la peine étant liée à la pierre, on ne peut changer sa condition qu’en y mettant fin et en la refusant. Une sorte de fast-bouddhisme au TNT.
Il y aussi des Sisyphe encore plus malades : le genre de celui qui s’interroge sans fin sur le poids de la pierre, le diamètre de la colline ou la nature de la gravité. Est-ce que la pierre a un poids ou est-ce que la colline a une fin ? D’où vient la pierre et où va la colline ? Un Sisyphe politicien irait s’assoir au sommet de la pente et ferait un discours à la grosse pierre pour la soulever avec sa langue ou la convaincre de rouler dans sa paume.
Une énigme : que fais donc Sisyphe quand il dort ? Il se retrouve sous ses propres paupières, avec une autre pierre et une autre colline : les Dieux ont veillé à fermer la brèche du côté du sommeil comme du côté des herbes hallucinogènes.
Dormir n’est pas une solution contre l’absurde. C’est une reconduction de la condition humaine, mais sans le muscle et la mobilité. D’où des éclairages plus nets sur des questions bêtes et méchantes : avec une barbe, on ne pousse ni plus rapidement ni plus lentement sa pierre. Avec un livre, on peut la caler un moment, le temps de se donner des raisons. Avec une corde, on ne fait pas mieux : face à l’univers, on est seul. Avec une machine, la pierre devient plus grosse et la colline plus difficile. Même la géologie n’y peut rien : la pierre est explicable mais pas plus transportable.
Dernière question : pourquoi le mythe a fait de Sisyphe un homme ? Et un homme seul ? Parce que chacun l’est, intimement. Le rocher de Sisyphe, c’est comme les toilettes ou la mort ou la naissance ou l’amour (c’est-à-dire l’essentiel) : on ne peut y aller que seul et ne pas en revenir parfois. Rien ne permet de porter la pierre à la place de l’homme : ni les livres célestes, ni les prêcheurs, ni les idéologies de masse, ni la fuite en avant. Seul peuvent aider des décisions d’homme : la foi, le sens de la dignité, le défi face au vide ou la transgression de la solitude par le chant ou l’entraide.
28 octobre 2010
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