Il n’y a pas que les marches, les manifs, les partis opposants, les meetings et la liberté qui sont empêchés par les polices, les agréments et l’état d’urgence. Il y a pire : la mobilité. C’est-à-dire la possibilité de voir son propre pays, de le traverser, le connaître, lui tenir la main et le croiser. Depuis deux décennies presque,
les Algériens ne voyagent presque plus chez eux, se connaissent de moins en moins et se renferment de plus en plus. Depuis deux décennies, on a perdu les forêts, la nuit, la vie nocturne saine, les villes, certains quartiers, les jardins publics, les routes et les ruines splendides et même les hôtels et les plages libres. L’une des définitions du pouvoir est celle de « la régence de l’immobilité » : les Algériens ne se déplacent plus dans leur propre pays qui, du coup, n’existe plus, n’est plus un pays mais des régions, des coins, des quartiers. A l’époque, malgré sa facture et sa peine, le « service national militaire » permettait aux Algériens, à l’âge de la découverte, de se connaitre. Chaque Algérien de la génération d’avant 2000 avait un ami jijli, un autre oranais, un dernier de Biskra, un autre de la Kabylie. Aujourd’hui, non. Les Algériens sont immobilisés. C’est l’idée développée par un ami économiste brillant à Oran : il faut au moins spécialiser les universités algériennes et abandonner l’idée horrible d’une université par wilaya. A l’époque, expliquait-il, avec des universités spécialisées par exemple, il y avait obligation de se déplacer pour les étudiants, de se croiser, de connaître autre chose que le périmètre de la mère et du village, d’aller vers l’autre : créer l’altérité et pas le cantonnement. L’identité et pas l’exclusion passive. C’était donc aussi le cas avec le service militaire. Le voyage, le déplacement permettaient le brassage, la connaissance de l’autre, le relativisme des préjugés, l’idée d’une nation et pas celle d’une région, l’imagination et la création. Ce n’est plus le cas, et les Algériens, à force d’être interdits de mobilité, ont opté pour la vie assise. Le même interlocuteur fera remarquer qu’il est devenu naturel aujourd’hui qu’un Algérien naisse dans une ville, y grandisse, y étudie, y fasse ses universités, s’y marie et y meure sans avoir jamais vu le Sahara, Timgad ou simplement une autre ville plus loin que celle de son S12. Du coup, le pays est disloqué, morcelé, réduit à des miettes car c’est le sort du peuple qui vit dessus : émiettement, dislocation, morcellement. Il n’y a pas meilleure quiétude, d’ailleurs, pour un Pouvoir que de gouverner le peuple, un par un, et chacun dans son coin. La facture est bien sûr énorme : le pays lui-même est réduit à des cailloux et ceux qui y vivent ont le choix terrible de vivre seul, de ne pas être un peuple ou de prendre la barque et la mer pour vérifier que le monde est vraiment peuplé et qu’il peut être délicieux.
Et c’est cet immobilisme qui est la base du nihilisme le plus profond des Algériens, leur perte de sens de la vie et du partage, leur intolérance et leurs maladies de pouvoir et leur propension à remplacer le désir de vivre par le désir d’une antenne parabolique. C’est ce qui explique cette tristesse nationale des villes et des villages, cette libido retournée vers elle-même, les mains et le corps vides, et ce jumelage invraisemblable mais prononcé avec la Corée du Nord. Les Algériens connaissent de moins en moins leurs propres pays et ont fini par croire qu’il n’existe pas, n’est pas beau, n’a pas survécu à la guerre de Libération ou se trouve ailleurs, loin, très loin, qu’il faut y aller le plus vite possible.
24 octobre 2010
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