La première fois que j’ai eu l’honneur de voir Fazia Belkacem, c’était un jour de mai 1959 au village Iguer Aouène (douar Illoula Oumalou), au sein du PC de la Région I (Fort-National, actuellement Larbaâ-Nath-Irathen), Zone 3, Wilaya III.
Le PC était alors installé dans les habitations de la famille des Hocine. Je venais d’y être muté pour assurer la responsabilité du secrétariat, après celle du PC du secteur 3 de la même région. Elle m’a, donc, précédé au PC de région où elle servait d’agent de liaison avec la boîte de région, implantée dans son village natal Kirrouche des Aït Itsouragh, faisant face au village Iguer Aouen, où elle est née le 04/06/1940. Outre Fazia, djoundia de l’ALN, étaient attachés au PC les frères et cousins Hocini (Mohand Arezki, Salem, Mohand Ouamar et M’henna), chargés de la garde et de la logistique, sans oublier le secrétaire Si Larbi du village Aït Boumahdi (Ouacif) ainsi que Da Mohand Oussalem de Tablabalt (Aït Oumalou) qui faisait office de secrétaire détaché du PC de wilaya, avec comme agent de liaison interzonal Amar Ouramdane. De mai au 22 juillet 1959, date du déclenchement de l’opération «Jumelles», la moudjahida Fazia, à peine âgée de 19 ans, encadrait les moussabilâte qui s’occupaient de la préparation des repas, de la lessive et des besoins en eau des moudjahidine du PC de Région et ce, en plus du transport de courrier, en aller et retour. Elle n’a jamais rechigné, ni rouspété, quand bien même elle se sentait fatiguée. A la question posée pour connaître le secret de son endurance, elle m’avait répondu qu’entre elle et l’armée coloniale, le combat ne pourrait s’arrêter qu’à sa mort ou à la défaite de cette dernière sur le terrain et à la reconquête de la souveraineté. J’ai su par la suite que son père était tombé au champ d’honneur et qu’elle-même avait souffert des sévices et tortures qu’elle a subis, une année auparavant, au camp militaire d’Aït Adela, tout proche de son village. Au début de juin 1959, nos effectifs au PC se sont enrichis de l’affectation de Si M’hiddine Amena, du douar Irdjen, et ancien camarade du collège moderne de Tizi-Ouzou. J’en étais très content, d’autant plus que nous avons été séparés, en juillet 1958, lors de son arrestation, dans le cadre de «la Bleuite», qui n’est, et il faut le souligner, qu’une répartie à l’opération «Oiseau Bleu» où l’armée française a été flouée du début jusqu’à la fin. Au PC de Région, nous avions comme officier de permanence l’aspirant Si Larbi Boudiba, de Seddouk, avec des passages inopinés du chef de région, Si Idir Hemki, et du lieutenant Si Sadek Ferrani. Voilà trois hommes que j’ai appréciés énormément, tellement ils avaient pris leur tâche à cœur, contrairement à cet autre officier de passage qui utilisait ses jumelles pour d’autres choses qu’à la surveillance de l’ennemi. Même ses déplacements, il les faisait à dos de mulet, sans oublier de confier son poste-radio à son escorte, Si Rabah Ouzaghar qui ne pouvait utiliser que «le train onze». Le 20 juillet, au petit matin, le frère combattant Si M’hidine Amena, ayant obtenu une permission de 15 jours, les délais de route y compris, me demanda de lui prêter mon «7 long», pour me laisser son colt. Il m’informa qu’il se rendait à Tizi-Ouzou pour demander la main de Cherifa B., une camarade de classe du collège moderne. C’est avec cette belle arme qu’il tombera au champ d’honneur à Timtengal, le 23 juillet, avec des compagnons d’armes dont Si Belaïd Boudiaf, secrétaire particulier de Si Ahmed Arab, aspirant à l’époque. Il comptait parmi ceux qui ont été touchés par l’opération «Jumelles». A ce propos, il est utile de parler, succinctement, de l’opération «Jumelles» dont le but était l’anéantissement des forces de la Wilaya III historique. Alors que nous prenions le petit-déjeuner chez les Hocine d’Iguer Aouene, en ce matin du 22 juillet 1959, voilà que la djoundia Fazia Nath Belkacem accourait haletante et essoufflée, pour nous annoncer l’arrivée sur le village Mzeguene et le col de Chellata, au loin, de dizaines d’hélicoptères (Bananes, Sikorsky, Allouette) accompagnés de bombardiers et de T6. Vite, nous nous dirigeâmes vers la pièce qui nous servait de PC pour ranger matériel et paperasses, et les confier à Si Salem Hocini afin de les mettre à l’abri. Fazia, Si Larbi N’ath Boumahdi et moi-même, nous prenions le flanc de colline pour nous diriger vers les Illitten. Un «mouchard», avion de reconnaissance, nous empêchait d’évoluer normalement dans un maquis bourré d’épines et peu hospitalier de par sa hauteur et le peu d’arbres qu’il comportait. Au loin, nous entendions déjà des bombardements, les mitraillages et l’éclatement d’obus «105» envoyés à partir de la caserne de Djemmadi (Boubhir). Exténués, nous arrivâmes, enfin, à 16h au village Taourirt Boudlès, accueillis par une demi-douzaine de femmes pour nous emmener dans une maison se trouvant à côté de la djemaâ du village. Les minutes s’égrenaient lentement et la journée n’en finissait plus. Les forces ennemies n’avaient pas encore investi les Illitten et tant mieux pour nous qui ne disposions que d’un armement léger. Après un souper léger, nous nous nous sommes dirigés, la nuit, à travers le maquis et à flanc de montagne, ponctué de ravins, de chutes, de pentes et de côtes vers le village Taourirt N’Ali Ounacer. Dans cette grande agglomération, nous avons trouvé toute une section repliée des Imsouhal. Les nouvelles n’étaient pas bonnes du tout. Fazia se retira vers les pièces occupées par les femmes qui faisaient office d’attachées au refuge. Les dernières informations nous étaient rapportées par des agents de liaison qui arrivaient des quatre coins du secteur : l’ennemi occupait presque tous les villages et la montagne où le général Challe a installé son PC «Artois», à proximité du col de Chellata. Les villages, la montagne et les maquis ayant été tous investis par les forces coloniales françaises, nous nous demandions où fallait-il nous réfugier, d’autant plus que celles-ci, évalués à plus de 35 000 hommes en plus des casernes et postes militaires déjà existants, devenaient mordantes et ce, sur instruction précise du général De Gaulle, porté à la tête de l’Etat français, après les manifestations du 13 mai 1958. Il avait raison d’en vouloir à la Wilaya III historique qui l’accueillait chaudement, un certain 12 juillet 1958, lors de sa visite à Fort-National, par la compagnie ALN de la Région I qui avait fait subir aux troupes françaises de sévères pertes à Abouda (Aït-Oumalou), tout proche du lieu de sa descente d’hélicoptère. L’étau s’étant resserré sur l’ALN en Wilaya III historique. Il fallait trouver comment s’en sortir. Alors, nous nous réfugions, par petits groupes, dans ou en bordure de l’oued Boubhir, privés du minimum vital. Notre sœur Fazia affrontait la situation, au même titre que les autres combattants. Nous sommes restés avec un groupe commando pendant plus de quinze jours, économisant le peu de victuailles que nous nous procurions dans les hameaux et villages avoisinants (Azaghar, Ighil Igoulmimen, etc.). A cela s’ajoutaient les souffrances et les indispositions que nous subissions par des colonnes de poux, dans les replis des vêtements, et les vagues de moustiques de l’oued et ses confluents. Lorsque l’information du repli des forces ennemies nous parvint, nous avions pris le chemin du retour vers les Illoula où l’on a élu domicile à Agoussim, le 8 août 1959. Là, nous apprîmes le ralliement de l’agent de liaison Amar Ou Ramdane qui dénonça la maison et l’abri qui servait de PC de région et de cachette pour la machine à écrire, la planche à tirer et les documents. Tous les cousins Hocini, y compris Si Salem qui disposait d’une cache, sont tombés au champ d’honneur. En outre, Si Mohand Oussalem, parti quelques jours avant l’opération, a été arrêté dans l’Akfadou, nous avait-on dit. Mais le repli des hordes ennemies n’était que tactique, puisque le lendemain, 9 août, l’on nous a signalé le départ de la colonne de l’armée française, à partir du village Mzeguène. La combattante Fazia, qui avait passé la nuit avec les femmes du refuge, nous rejoignit et nous conseilla de nous diriger vers le maquis de Kirrouche, son village natal, qui était épargné jusqu’alors par l’ennemi. Arrivés au plateau se trouvant en contre-bas du village, nous recevions, mes sept frères, mes deux sœurs (Fazia et Ouardia, épouse du moudjahid Si Manseur) combattants et moi-même les premières rafales. Un déluge d’obus de canons et de mortiers s’abattit sur nous, même après la traversée de l’oued qui descend de Tifilkout et du maquis de Kirrouch. Un obus atteignit notre sœur Ouardia qui tomba, sans aucun cri, ni alarme. Nous prîmes le flanc de la colline du village pour éviter les forces ennemies qui nous étaient déjà signalées au village et le champ d’oliviers menant vers Azaghar. Là, le courage de notre sœur Fazia Nath Belkacem redoublait d’intensité. Devant une chute d’eau de plus de 5 m de hauteur, elle n’avait pas hésité un instant pour sauter dans le vide. Je la suivis, ahuri et bouche bée, du regard, craignant de la voir déchiquetée. A notre grande surprise, Fazia s’était relevée aussitôt. Mes compagnons et moi-même avions préféré faire le détour pour éviter toute cassure de tibia. L’ayant rejointe, nous entendîmes des soldats ennemis qui vociféraient et battaient les buissons épineux à l’aide de branches arrachées des oliviers. Nous nous abritâmes, à même le sol, et à l’ombre de ronces, jusqu’à la tombée de la nuit. La faim et la soif nous tenaillant le ventre et asséchant la bouche, nous nous jetâmes, Fazia la première, sur l’eau courante du ruisseau pour en boire jusqu’à étouffement. Alors, nous descendîmes vers la plaine pour nous diriger vers le village Ighil- Igoulmimène. C’est là où je fis la connaissance de Si Moh Chougar, infirmier de secteur, qui m’a informé de la mort de Si M’hidine Amena et de Si Belaïd Boudiaf, à Timtengal (douar Aït Bouchaïb) et de centaines d’autres compagnons de lutte. Le dîner pris, nous nous dirigeâmes vers Iguer Laqrar, chez les Aït Ouali, Moh et sa sœur Ouardia, tous deux chahids par la suite. Nous passâmes la nuit dans la forêt proche de ce village, jusqu’au petit matin. Une nuit très fraîche d’août, toute pleine de frissons, de rêves et de cauchemars. Le 10 août, nous quittâmes la forêt pour aller au refuge des Aït- Ouali à Iguer Laqrar. Le petit-déjeuner terminé, nous nous dirigeâmes, notre sœur Fazia et nos autres compagnons dont Si Larbi Nath Boumahdi, vers le village Takana, niché sur un piton, en bordure d’un oued. Fazia nous servait de guide avec sa robe traditionnelle et son foulard ( mendil) brodé. Arrivés au village, nous avons trouvé un agent de liaison, envoyé par Si Ahcène et Si Idir Hamki pour l’implantation du PC de Région, aux Aït Fraoucen, entre les villages Maaouia, Amazoul, et Laazib Aït Saâda. Je ne reverrai la sœur Fazia qu’après le cessez-le-feu, à Taqerbouzt (Bouira), où elle a eu deux garçons et une fille. Très jeune à son veuvage, elle a élevé ses enfants dans la dignité et sous la protection de ses proches des Aït Iken. Elle leur a inculqué l’honnêteté, l’amour du travail et de la vérité. Décédée le 20 septembre 2010, à l’âge de 70 ans, elle est enterrée dans la tombe de sa mère, à proximité de celle de son mari Larbi, nous laissant un grand vide. En la voyant, allongée dans son cercueil, avec un visage des plus sereins, tout en lui rendant un hommage mérité, je n’ai pu empêcher les larmes couler de mes yeux devant toutes ces femmes, proches ou lointaines, qui la veillaient. C’était une héroïne digne et «tsemetouch u nness» (une femme et demie, en traduction littérale). Elle nous quitte sur la pointe des pieds, elle qui nous avait toujours tranquillisés, malgré son mal profond.
O. A-A.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/10/23/article.php?sid=107748&cid=41
23 octobre 2010
Histoire