Edition du Dimanche 13 Novembre 2005
Culture
On a beau s’appeler Safy Boutella, traîner derrière soi une riche carrière artistique, avoir lancé le raï sur la scène internationale, avoir fait connaître la musique targuie, monter les plus beaux spectacles — on se souvient de La Source — et signer des musiques de film,
il n’est jamais évident de monter un concert, un vrai, en Algérie. Cavaler et frapper à toutes les portes deviennent le lot quotidien de tout musicien sérieux. Pour célébrer ses 25 années de carrière, Safy Boutella a l’ambition de réaliser un concert à la dimension de son talent, même si le montage financier de son projet relève du parcours du combattant.
Liberté : Parlez-nous un peu de ce spectacle que vous préparez pour vos 25 ans de carrière…
Safy Boutella : C’est avant tout, un concert avec un gros plateau de musiciens, 34 en tout, 20 danseurs et beaucoup d’invités. Je vais présenter une rétrospective de 25 ans de carrière. Donc, des musiques de film, du raï, des musiques de spectacles… des choses très différentes les unes des autres. Ce n’est pas comme monter juste un concert de raï avec six ou sept musiciens et un chanteur. Alors que là, il y aura du chaabi, puisque dans certaines musiques j’ai utilisé ce genre, il y aura donc le mandole, le banjo, la derbouka, tar mais aussi des violonistes orientaux, la partie jazz. Plus un mini-orchestre symphonique pour les musiques de film que j’ai faites. Il y aura sur scène une chanteuse d’opéra, Fadila Chebab, une Algérienne qui vit à Marseille et qui a chanté avec moi pour le Festival mondial de la jeunesse. Il va y avoir Selma Kouiret et beaucoup de surprises. Et quand je dis que la technique sera importante parce que le son doit être bon et la lumière doit être belle, les gens pensent que ça va être un grand spectacle. Ça sera un concert.
Est-ce que les dates sont fixées ?
On ne peut pas donner de date pour l’instant, parce qu’on n’a pas encore bouclé le montage financier du concert. Au début, il devait avoir lieu au mois de juillet au théâtre de Verdure, parce que j’aime beaucoup faire des spectacles en plein air, ensuite on l’a reporté pour les 28/29 septembre, entre-temps, il y a eu le référendum.
Justement, on pensait que le concert était organisé à cette occasion…
Non. C’était juste une coïncidence de calendrier. Nous avons reporté le projet pour le ramadan mais c’était trop tard. Maintenant, pour le faire en plein, c’est un peu délicat à cause du changement climatique. Actuellement, je ne sais pas, peut-être que je vais me retourner vers la Coupole. Pour l’instant, nous sommes en train de boucler le financement du concert qui reste très difficile.
Vous envisagez de monter ce concert avec les institutions de l’État ?
C’est ma boîte de production, Medjnoun Production, avec mes collaborateur, qui a fait les démarches pour trouver des sponsors nationaux, tout simplement. Nous prospectons depuis le mois de mars dernier. Il y a des gens qui tiennent plus au moins leurs promesses, notamment la Télévision algérienne et la Sonatrach. Et puis, il y a d’autres qui s’engagent mais ne vont pas plus loin, ce qui pose vraiment problème. Maintenant, il y a le ministère de la Culture qui a décidé de s’en occuper et de faire ce qu’il faut. Il faut dire qu’il ne s’agit pas d’un concert comme les autres, je ne dirais pas qu’il serait moins bon ou moins bien, ce sera différent. C’est surtout un parcours atypique et différent fait par une personne, sur une durée de 25 ans, qui s’est essayé à beaucoup de styles musicaux, qui a sorti le raï de sa conclave, qui a donné naissance à plusieurs musiciens qui jouent aujourd’hui sur des scènes internationales, Karim Zyad ou Youcef Boukela, et qui sont passés par le groupe de Safy Boutella à l’époque, une personne qui a fait tout un travail sur la musique des touareg dans différents spectacles, des musiques de film au moins une soixante-dizaine… C’est important pour moi de monter ce concert, ce qui me désole c’est que ma musique ne circule pas en Algérie parce qu’à l’époque il n’y avait pas d’éditeurs suffisamment sérieux pour sortir mes produits, 8 à 10 CD entre le raï, le jazz et les musiques de film… Ce sont des gens qui faisaient ça sur des K7 et, par exemple, quand j’avais 12 ou 13 morceaux, il n’ y avait que 9. Je veux que ma musique circule en Algérie, je veux que mes partitions soient éditées. Un travail que je vais faire, c’est pourquoi je fais ce concert, je sors un CD live et les partitions qui vont avec. Le concert est une façon de faire connaître mon parcours, parce que les jeunes d’ici ont besoin d’avoir, il me semble et j’espère, des exemples.
Le concert n’est, en somme, qu’un prétexte pour que les jeunes tirent exemple et leçon de votre expérience…
Dans le domaine de la musique chez nous, il y a l’école du chaâbi qui fait des choses nouvelles mais qui reste tout de même beaucoup dans la tradition, il y a le raï qui a changé d’allure complètement, même s’il y a certaines chansons sympathiques mais qui sont devenues un peu plus réductrices, même les chanteurs kabyles, à part les plus sérieux, les autres se lancent dans le raï parce qu’il faut bouffer, et ça peut être compréhensible, parce qu’ils n’ont que ça. Je pense que tout ce que j’ai fait pendant ces 25 années doit servir d’exemple, sans aucune prétention. Si ça ne donne pas à un jeune de faire tout ce qu’il veut, puisque ma musique est totalement ouverte, se servir de mon exemple et ouvrir sa musique et son imagination plutôt que de rentrer, tout de suite, dans le créneau du raï, je ne vois pas pourquoi ça existe. Et comme c’est le but, je veux que mon concert existe, dans la mesure où je ne suis pas dans un créneau commercial. Ma musique n’est pas commerciale, elle est accessible et pas concrète, que personne ne comprend, donc elle doit faire partie du paysage culturel algérien et doit exister. Mais c’est surtout parce que j’ai très envie de la donner ici d’abord.
Vous pensez que la seule raison de votre absence du paysage musical algérien est due au seul problème d’éditeurs “professionnels” ?
Il y a plusieurs raisons. Quand j’ai quitté Alger (en 1987/88) on était en train de faire l’album Kutche avec Khaled, Nous avons enregistré à Alger, Paris et Londres. Quand nous avons fait la promotion de l’album, il y a eu les évènements du 5 Octobre, c’était mon premier album, alors que j’aurais pu enregistrer depuis longtemps, mais je ne pouvais pas le faire. Donc étant là-bas, j’ai enchaîné avec l’album Madjnoun (jazz), puis il y a eu proposition sur proposition et album sur album. Après, j’ai fait quelques musiques de film et je suis, souvent, revenu ici pour aller à Djanet travailler avec les touareg. J’ai travaillé sur le film de Malik Lakhdar Hamina Automne, octobre à Alger (1991/92), après il n’y avait plus rien à faire ici dans la musique. Je ne pouvais plus vivre ici ; il n’y avait plus de concerts, de film, il n’y avait plus rien. Ailleurs, j’ai continué à travailler et à faire de la musique. Dans le passé, j’avais fait le spectacle La Source, qui est un mélange de musiques du patrimoine et d’un savoir-faire technologique et une inspiration musicale qui m’appartient. Je ne dirais pas que c’était la musique du monde, qui est un terme utilisé par les étrangers et qui ne s’applique pas à nous. On aurait pu sortir l’album du spectacle ici, un spectacle qui appartenait à l’ONCI et au ministère de la Culture, qui devaient eux faire la promotion du spectacle et le rentabiliser. Malheureusement, il eut un coup et au revoir. C’est un spectacle qui a coûté cher et tout le monde avait critiqué à l’époque le coût du spectacle. Si La Source a coûté cher pourquoi ne l’avoir pas rentabilisé en droit d’auteur ou en la faisant tourner dans les différentes villes du pays. C’est un spectacle qui n’a pas été capitalisé parce qu’on fait un coup pour des anniversaires puis plus rien. Et qu’on ne vienne pas me reprocher d’avoir participé, parce que moi en tant qu’artiste ou créateur, je dois être partout où je peux être.
Mais il faut dire qu’il y a toujours eu polémique autour de cette création et culture des occasions…
Oui, il y a toujours eu ses clichés “artiste du pouvoir”, mais si on s’en tient à ça il ne se passera jamais rien du tout. De tout temps, il y a eu des œuvres qui ont été commandées par des rois et cela ne veut pas dire que ce sont des œuvres qui font l’apologie du pouvoir. Et puis, on est loin du cas où l’État fait ce qu’il faut pour que la culture aille bien, on en est loin et pour plein de raisons. Le ministère de la Culture travaille énormément mais on a cumulé beaucoup de retard. Il y a un décalage entre ce qui devait être fait depuis 1962 et ce qui doit se faire maintenant.
C’est parler quelque part d’absence d’une politique culturelle depuis 1962…
Tout à fait. Il n’y a pas eu de politique culturelle jusque-là, sinon, aujourd’hui, on serait en train de parler de ce qui doit être fait pour aujourd’hui. Alors que là, le ministère de la Culture est, très probablement, en train de s’occuper d’un passif qui est terrible. Sur le plan de la formation on n’a pas fait ce qu’il fallait et on se retrouve dans une situation de marasme totale parce qu’un pays n’avance pas sans culture. Le pays a été sauvé par le pétrole et sur le plan culturel à la limite, on va pouvoir dire qu’on aura été sauvé par le raï, car c’est tout ce qui a existé pendant la décennie de terrorisme. Quoi que l’on pense.
Vous avez travaillé sur la situation de la musique et de la chorégraphie dans les années 1980, quel constat en faites-vous aujourd’hui ?
C’est le même constat. On peut même sortir le même document (rire). Vraiment, je ne peux pas me permettre de dire ça, car il y a beaucoup de gens qui font et essayent de faire des choses. Donc, il y a des individualités qui tentent de faire bouger les choses, autrement il n’y a pas grand-chose. Le budget de la culture n’est pas à la hauteur de ce qu’il devrait, la culture devrait être une priorité des priorités ; il y avait celle de la sécurité et là, si on fait une réconciliation on avance et puis c’est tout. On doit investir dans ce qu’on n’a jamais investi, c’est-à-dire la culture parce que les gens se réconcilient quand ils sont cultivés.
Et vous pensez qu’après le référendum, l’Algérie est dans cette phase, vous, qui étiez militant pour les droits de l’homme ?
Oui, et aussi j’étais pour la réconciliation, parce que pour moi il n’y avait pas beaucoup d’alternatives, même si beaucoup de choses peuvent être ou paraître fausses. Moi, j’étais pour la paix quel que soit X, sans pour autant être contre la justice. J’ai voté pour la réconciliation pour ce que je pensais être la route sur laquelle ça doit devenir. Que les politiciens et les gens de justice s’occupent de la réconciliation en tant que telle et de ses effets réels et positifs et que justice se fasse. Autrement, pour moi, je veux mettre ma pierre à l’édifice en appuyant sur la culture et je n’arrêterais pas de le dire pour monter des écoles, faire de la formation, s’occuper des jeunes.
W. L.
15 octobre 2010
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