L’évènement du jour ? C’est un bruit. Un rire lancé par Chakib Khelil, l’ex-ministre de notre pétrole, lors de la célébration du 50ème anniversaire de l’OPEP avant-hier à Alger. Interrogé sur d’éventuelles poursuites judiciaires et de possibles convocations par la Justice pour répondre de sa gestion de l’affaire
Sonatrach et autres affaires annexes, l’ex-ministre a ri. Puissamment. Longuement. Avec une sorte d’hilarité joyeuse et d’amusement non dissimulé. Avec l’évident bonheur d’un cerveau face à des attardés mentaux. Du windows face au dinosaure. Et on aura tous compris : lorsqu’un rire est aussi puissant, aussi « public », aussi tonitruant et heureux, il ne s’agit pas d’un signe ostentatoire de bonheur et de joie partagée, mais la preuve matérielle d’une moquerie. Khelil a ri en indiquant du doigt quelque chose ou quelqu’un : le peuple. Nous tous, affabulés du même nez clownesque et du même ridicule « one, two, three ». Ce rire était national et était la forme en italique d’une seule phrase : « ah la bande d’idiots ! ».
C’est le même rire que pourrait pousser un PDG d’une multinationale pétrolière responsable d’une marée noire océanique lorsqu’il est menacé par la kasma de Aïn-infini de poursuites judiciaires. Ou le rire hilarant d’un dictateur sanguinaire lorsqu’il est menacé par la section locale d’une ONG des droits des mouettes. Un rire national contre une nation qui n’existe pas. Khelil a ri de la question car elle est posée par un peuple sans bras ni jambes, qui ne sait rien de rien, qui ne possède qu’un intestin en guise d’organe d’expression, qui n’a ni partis qui le défendent, ni presse libre, ni société civile non vassalisée, ni moyens de sortir dans la rue, ni même une rue, ni possibilité d’élire ou de choisir, ni droit de poser des questions.
C’est le rire d’un homme qui sait ce qu’est le pouvoir, comment il décide, qu’est-ce qu’il veut, comment il procède et de qui il dépend. C’est le rire d’un commis du pouvoir qui sait que nous ne savons rien, nous, les journaux, les gens, la rue, le peuple, la peuplade. Qui est seul à savoir pourquoi il a été appelé, pourquoi il a été ministre, pourquoi il est parti et qui sait que ce ne sont pas les Algériens qui l’ont éjecté ou qui l’ont appelé.
C’est donc le rire d’une multinationale, d’un ordre mondial transcendant ou d’une mécanique globale où des pays comme le nôtre ne sont que des pompes à essence affabulées d’un drapeau et d’un souvenir de décolonisation. Et le plus insultant, le plus blessant, le plus marquant, ce n’est pas que Khelil se rit de notre question collective. Non. Le plus meurtrier est que l’ex-ministre rit de notre prétention à croire qu’il puisse être jugé lui ou quelqu’un d’autre, qu’un peuple puisse être aussi idiot pour se poser ce genre de questions et pousser la bêtise jusqu’à croire à la possibilité d’une réponse. Le plus amusant, ce n’est pas le slogan de la vache qui rit, c’est celui de la vache qui se prend au sérieux au point d’interroger un ex-ministre du pétrole.
D’habitude, en effet, on traite la vache qui pose des questions en lui interdisant de poser des questions, ou en lui servant un long discours sur la vertu de l’herbe et du train qui passe ou en installant une commission d’enquête ou en lançant des réformes ou en publiant des articles sur des enquêtes d’un CTRI quelconque. Sauf que cette fois-ci, Khelil a été sincère, franc, direct : il s’est esclaffé. Parions que c’est ce que font beaucoup des « actionnaires » de ce pays dans l’intimité, en lisant les journaux ou en se rencontrant dans l’un de leurs salons ou à l’étranger : ils rient. Grassement. Pendant les élections, après ou bien avant. Ils rient pour se détendre de l’effort incroyable qu’ils dépensent à garder un visage ferme, en inaugurant un chantier ou en lançant des réformes.
Le chroniqueur n’oubliera jamais en effet cette phrase, lancée par un haut cadre de l’Etat, un jour, que les deux partageaient un repas en regardant une fantasia lors de la waâda d’un wali : « L’Etat n’existe que dans la tête de ces gens-là ! », avait lancé le haut cadre en montrant la bousculade du peuple, les gens qui s’affairaient à approcher le wali, les gardes du corps, les cortèges de policiers et les élus qui jouaient du coude. Il faut donc remercier Khelil : son rire est presque contagieux : on en rit encore de nous-mêmes.
13 octobre 2010
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