Edition du Lundi 10 Octobre 2005
Culture
Dans “Mes hommes” (Grasset), Malika Mokeddem explore par le souvenir sa difficile condition de femme née et élevée dans un environnement régi par les hommes et où leur regard est “comme une vermine qui court sur les corps”.
Elle nous avait habitués à cette écriture exploratrice et confessionnelle. Malika Mokeddem rompt le cou à cette tradition qui dit qu’une femme ne peut pas écrire sur tout, où d’une façon pudique et réservée. Dans Mes Hommes, l’auteure peint non pas le portrait mais le profil de plusieurs hommes qui ont compté chacun à sa manière dans sa vie. Tayeb (le petit frère chétif), Jamil, Saïd, Mus, Nourrine (les premiers amours ou amis en Algérie), Jean-Louis (le mari durant dix-sept années), Bellal le philosophe, Jean-Claude le peintre canadien, Jean Dubernard (le libraire et romancier de Montpellier, récemment disparu)… et Cédric, un jeune homme trop tôt enlevé à l’affection des siens. Mais aussi, le médecin Shalles, venu la voir parce qu’elle avait cessé de manger et qui lui a donné le désir de devenir médecin. Puis, vient celui par qui et pour qui est né ce récit bouleversant.
Le père, qui émerge des souvenirs de Malika Mokeddem dans le premier chapitre “La première absence”, menaçant, sévère, rude, celui qui ne lui accordera guère un regard, ni à elle ni à ses sœurs. Celui qui, s’adressant à sa femme, disait “mes fils” et “tes filles”, souhaitant ainsi se soustraire de la paternité de ses filles. Dès l’enfance, Malika a su et vu qu’elle place lui était réservée dans cet environnement hostile aux femmes et régi par des hommes qui avaient mis en place un infaillible ordre depuis des décennies et où aucune transgression n’était admise. Alors, révoltée, écœurée, Malika va lutter, va rentrer en guerre, déclarant ses hostilités au père et à tous ceux qui tenteront d’entraver son chemin. Il n’est pas question pour elle de se soumettre, de devenir une chose. Elle finira avec son entêtement par arracher, au détour d’une bataille, un “ma fille” au père. “J’ai bu le ciel, mon père. C’était la guerre et je découvrais, émerveillée, les chants de résistance des femmes”, écrit-elle. Et elle a continué, depuis, à dire non à ce père. Elle lui a toujours dit non. Et puis, elle lui a tourné le dos. Des années et des années de séparation. C’est pour retrouver ce père que Malika écrit, écrit sans s’arrêter, sans respirer. “Le silence entre nous remonte à dix ans avant mon départ de l’Algérie. À mes quinze ans fracassés. J’écris tout contre ce silence, mon père. J’écris pour mettre des mots dans ce gouffre entre nous. Lancer des lettres comme des étoiles filantes dans cette insondable opacité”, écrit-elle encore. Cette émotion nous est restituée intacte et nous lie fortement au récit dans lequel beaucoup de femmes retrouvent un pan de leur existence, de leur déchirement et de leur propre expérience. ce cri de cœur est partagé même quand elle évoque la responsabilité des femmes, et écrit que “ce sont les perfidies des mères, leur misogynie, leur masochisme qui forment les hommes à ce rôle de fils cruels. Quand les filles n’ont pas de père, c’est que les mères n’ont que des fils. (…) qu’ont-elles fait de la rébellion ?” Il est ainsi le récit de Malika Mokeddem, libérateur, salvateur et elle n’a pas peur des mots qui deviennent des alliés pour dire et exprimer ce qui a longtemps, sans doute, comprimé sa poitrine. D’abord de gamine rebelle puis d’une adolescente anorexique et enfin de cette femme en colère qui écrit : “Mon père ignore tout de ma vie intime depuis l’adolescence. Il ne connaît même pas les prénoms des hommes que j’ai aimés. Il ne veut surtout pas savoir. Jamais. Car tous les mots qui s’appliquent à ma vie de femme libre relèvent de la honte, du péché, de la luxure. C’est ce silence exorbitant sur ma vie qui est à l’origine de ce texte.” Et ce texte relate des rencontres éphémères, des échecs, des retrouvailles, des joies, des déceptions… “J’ai quitté mon père pour apprendre à aimer les hommes. Ce continent encore hostile, car inconnu. Et je lui dois aussi de savoir me séparer d’eux. Même quand je les ai dans la peau”, et c’est ainsi qu’elle évoque ses dix-sept ans de vie commune en France avec Jean-Louis. “Cet homme-là m’a apprivoisée, arrachée au désespoir.” Ce dernier l’a encouragée à écrire. Mais lorsqu’elle devient un écrivain reconnu, il ne le supporte pas. Il y a beaucoup d’hommes dans le récit et dans la vie de Malika Mokeddem. Elle nous livre un texte puissant par ses intonations et ses vérités.
Nassira Belloula
12 octobre 2010
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