Edition du Jeudi 13 Octobre 2005
Culture
Smail ne se plaint pas tant de l’abandon de la maison dont les autorités, sous d’autres latitudes l’auraient érigé en musée, autant sur le silence observé par l’Algérie officielle.
“C’est un immense plaisir, un honneur. Je suis très fier !” Du haut de ses 93 ans, les cheveux grisonnants, le regard vif, Mohamed Sahraoui Tahar ne dissimule pas sa fierté. Malgré le poids des ans, quelques vagues réminiscences des temps lointains, un début de surdité incommodant, il reste un homme heureux, jovial même. Pour cause : à sa grande surprise, il découvre, il y a quelque temps seulement, une photo de son père qui date de 1915, un père qu’il n’a jamais eu la chance de connaître. Celui-ci est mort alors que le môme avait à peine deux ans et quelques mois. “Celui que vous voyez ici est mon père”, dit-il, le sourire radieux. Dans sa maison qui lui sert aussi de bureau de travail, à quelques mètres de la mosquée Ar Rahmane, l’un des rares édifices à avoir résisté à l’usure du temps, un chef-d’œuvre d’architecture qui témoigne du passage de l’Empire romain, au cœur de la ville de Cherchell, la capitale du roi berbère Juba II, à quelques 97 km à l’ouest d’Alger, Mohamed Sahraoui Tahar semble comme retrouver une seconde jeunesse en découvrant cette photo de son père prise dans un village appelé jadis Tizi-Franco, à des dizaines de kilomètres de Cherchell, le montrant au pied d’un arbre, un fusil à la main et une panthère gisant au sol.
Une photo, témoigne-t-il, retrouvée dans une revue éditée à Paris, et dont il a pris la résolution de l’agrandir et de l’accrocher au mur. “Beaucoup de gens m’avaient raconté cette histoire selon laquelle mon père avait tué une panthère. Il était illustre et noble. C’était un brave homme”, raconte-t-il avec cette expression que seule peuvent procurer certaines circonstances de l’histoire. Mais ce n’était pas tant cette découverte à elle seule qui le fait frémir de joie autant que le souvenir de la noblesse de la famille et la conjoncture dans laquelle elle a eu lieu. C’est qu’aussi, la fille de sa sœur, donc la petite fille de son brave père, celle qui est née un certain été 1936, venait juste de rayonner à travers le monde après son admission à la prestigieuse Académie française.
Aujourd’hui elle est même nominée au prix Nobel de littérature en compagnie d’autres noms aussi prestigieux comme Ismaël Kadaré ou Milan Kundera. Son nom ? Imalayene Fatima-Zohra, plus connu sous le pseudo de Assia Djebar. “Assia, comme il l’appelle, était assise, ici, dans ce fauteuil, quand elle est venu la dernière fois, accompagnée d’un Français”, se rappelle t-il. Un séjour dont il ne précise pas la date mais qui probablement entrait dans le cadre du tournage d’un film. Et lorsqu’on se hasarde à l’interroger sur le long chemin de gloire emprunté par sa nièce, il esquisse un large sourire. “Mais qu’est-ce que vous voulez que je vous raconte d’elle ?” se demande-t-il, comme pour s’excuser de ne pouvoir remonter le fil du temps, de puiser dans les fins fonds et les recoins de la mémoire et raconter le chemin d’une dame qui a réussi l’exploit de faire partie des “immortels”. Et de surcroît, la seule femme écrivain, comme elle se définit elle-même, d’origine maghrébine à intégrer ce qui passe aux yeux des Français comme les gardiens du temple de la langue de Molière.
Mais Mohamed Sahraoui Tahar tient toutefois à apporter une précision : contrairement à ce qui est rapporté dans les livres, dans les manuels scolaires et dans toutes les publications, Assia Djebar n’est pas née à Cherchell. Elle est née au douar Ouled Hamou à Ain Bessem dans la wilaya de Bouira. “Son père enseignait là-bas en ce temps-là”, affirme le nanogénaire non sans rappeler que c’était du temps où il fallait se déplacer à dos de mulet pour rejoindre le douar. Originaire de Sidi Semiane, du côté de Sidi Ghilès, dans le pays chenoui, le père à Assia Djebar était instituteur et “traînait” sa fille dans tous ses déplacements. C’est ainsi qu’elle se retrouvera plus tard à Mouzaïa où son père y avait été muté. Après le lycée à Blida, elle entre à la fac d’Alger avant de se retrouver à l’École normale supérieure à Paris. Éclectique, s’intéressant beaucoup à la situation de la femme dont elle a décrit les facettes dans les films mais aussi dans ses livres, Assia Djebar n’a pas vraiment vécu à Cherchell, contrairement à l’idée assez répandue.
La maison familiale où elle a l’habitude de se rendre appartient à son grand-père. Coincée dans une petite ruelle dans le quartier Ain K’siba, cité turque construite aux alentours de 1842, à un jet de pierre de la mosquée Ar Rahmane, la maison des Imalayene est aujourd’hui en ruine.
Murs délabrés, bouteilles vides, pierres jonchant le parterre, chiendent : personne ne pourrait dire que la maison appartenait à une famille noble. Pourtant, ce quartier a vu aussi la naissance d’un certain Hadj Meghraoui, auteur de la fameuse chanson Qahwa ou latai, Cheikh Nador et Bâaziz. “Elle est revenue en 1991 et elle a pleuré lorsqu’elle a vu l’état de la maison”, se rappelle Sid Ali, 40 ans, un habitant du quartier. “C’est vraiment triste de voir un État qui ne reconnaît pas ses enfants. Pourtant c’est une fierté et un honneur pour le pays”, renchérit de son côté Smaïl, voisin de Sid Ali.
Smaïl ne se plaint pas tant de l’abandon de la maison dont les autorités, sous d’autres latitudes, l’auraient érigé en musée, autant sur le silence observé par l’Algérie officielle devant l’ascension de la femme écrivain, cette descendante, du côté maternel, de Sid M’hamed Benaïssa, un chef de zaouïa, l’un des quatre lieutenants de l’Émir Abdelkader.
Aujourd’hui encore, aucun lobbying, ni tapage alors qu’elle est nominée au prix Nobel. Mais qu’à cela ne tienne, si elle le décroche, elle fera au moins un heureux : son oncle. “Je serai le plus heureux sur la terre”, dit-il.
K. K.
12 octobre 2010
LITTERATURE