Avec son livre sur Amirouche, Sadi a tenté un baroud d’honneur. Les jeunes générations et les moudjahidine, désenchantés aussi bien par les luttes de l’été 1962 que par les évolutions actuelles, avaient espéré des réponses à leurs interrogations. Beaucoup resteront frustrés d’une réappropriation sereine de l’Histoire, d’un consensus sur l’identité nationale et d’une critique conséquente du boumédiénisme permettant d’envisager un véritable pacte démocratique.
Pourtant, ils existent ces historiens demeurant des chercheurs sincères et ces authentiques combattants qui bataillent pour réunir une mémoire dispersée, piétinée et instrumentalisée par les pouvoirs successifs. Leurs efforts de transmission demeurent indispensables pour renouer avec l’avenir. Tout en alimentant la polémique, Sadi feint, maintenant, de déplorer la profusion des interventions autour de sa biographie du chef de la Wilaya III. Face à ses contradicteurs, de quel bord politique ou de quelle région d’Algérie soient-ils, il tempête, louvoie et sombre dans l’indignité politique. Entre autres, il n’aura pas été en état de réfuter les erreurs de fond et de démarche que je lui signale dans un texte publié par Le Soir d’Algérie. En laissant croire que c’est sur deux bilans du boumediénisme que nous nous opposons – il en dresse un globalement négatif en suggérant que j’en ferais un positif –, Sadi voudrait éclipser le fait que nous avons deux visions de l’Histoire et que je critique Boumediene d’un point de vue différent, tant philosophique, politique que socioéconomique. En pragmatique frisant l’opportunisme, Sadi accorde une grande importance au hasard, à la contingence, à l’expérience, ce qui est étonnant de la part d’un scientifique doublé d’un responsable politique national. M’inscrivant dans une conception basée sur l’universalisme, je m’intéresse à la signification historique des actes des protagonistes de l’Histoire plutôt qu’à leurs motifs. Au lieu d’approfondir ce débat, Sadi me reproche de l’attaquer. Mais sous prétexte de juger Boumediene, n’est-ce pas lui qui se fourvoie en accablant la gauche algérienne? Geste plutôt ingrat, car les militants du PAGS se sont mobilisés sans aucune arrière-pensée, contribuant à ce qu’il passe ses examens quand il était en prison. Sadi révèle un projet démocratique amputé d’une dimension éthique, ainsi qu’une conception de la lutte où s’entremêlent calculs politiques et ambitions personnelles. Toute critique de ses idées lui apparaît comme une attaque personnelle donnant lieu à des réponses personnelles. Dans sa réaction à ma contribution, il n’est plus question d’Amirouche, ou si peu, ni d’écriture de l’Histoire. On est dans la chicane politique et Sadi m’affuble aussitôt du qualificatif de «totalitaire». Il explique que c’est certainement parce que je n’ai pas lu Soljenitsyne. Il n’aura pas à perquisitionner dans ma bibliothèque pour vérifier les ouvrages qui la composent, certains étant, peut-être, destinés à être brûlés si notre courroucé président du Rassemblement pour la culture et la démocratie en avait un jour les moyens. L’auteur de L’archipel du goulag ne fait pas partie de mes lectures. Sa dérive ultranationaliste, son fanatisme religieux et son antisémitisme témoignent de l’ambigüité de la critique qu’il portait au système soviétique. Son attachement à l’autoritarisme lui vaudra d’ailleurs d’être décoré par un ancien officier du KGB, Vladimir Poutine. Voyons comment Saïd Sadi et Lahouari Addi – qui le rejoint en me qualifiant d’«utopiste totalitaire » – se laissent aller à la même pente, si peu démocratique, de la diabolisation. Le takfir n’est-il pas une méthode détestable qui vise à refuser le droit à la critique publique, à un débat entre démocrates ? Voudrait-on intimider le lecteur en éructant des paroles redoutables ou l’exhorter par des oukases? Mais aucun Algérien n’a jamais évoqué ma responsabilité dans un assassinat politique. Je n’ai pas jeté un mouvement culturel dans un cercueil pour en faire le berceau d’un parti devenu ma propriété privée. Je n’ai pas poursuivi devant les tribunaux un adversaire politique, ni jamais prononcé d’exclusion ou liquidé des rivaux pouvant prétendre à des responsabilités auxquelles je m’accrocherais. Je n’ai jamais réuni de conseil de discipline pour trancher un désaccord politique. Il n’est pas sûr que Saïd Sadi puisse en dire autant, mais c’est moi qu’il traite de «stalinien ». Quant à Lahouari Addi, le totalitarisme islamiste qu’il voulait «insérer dans les institutions» parce que «c’est un moindre mal», ce n’est plus une utopie depuis longtemps. Il ne le fut que pour ceux qui feignaient de ne pas entendre les propos du GIA parus dans El-Ansar: «Le monde doit savoir que toutes les tueries, les massacres, les incendies, les déplacements de population, les enlèvements de femmes sont une offrande à Dieu… l’opinion de la majorité n’est pas référence de vérité. Seul Dieu est apte à nous montrer la bonne voie, celle qui mène à la justice.» C’est au nom de cette conception que Tahar Djaout a été assassiné. Un crime revendiqué par l’un des amis du sociologue. Libre à Sadi de s’y lier à son tour. D’ailleurs, dès 2007, il accueillait un des chefs du parti des assassins dans un meeting et acceptait la réhabilitation de son organisation. Tentant de masquer la nature réelle de ses amitiés, Addi ne peut pourtant pas réaliser un tour de passe-passe sémantique pour faire croire que «les opposants au Contrat de Rome se sont référés au mot char’i, traduction arabe du terme «légal» alors que le projet islamiste n’aurait rien eu à voir avec la chari’a. Le programme des théocrates était précis : «Ce qui est charia est loi, ce qui n’est pas chariaest mensonge et injustice.» En juin 1991, convaincu que le gouvernement des hommes n’est légitime que s’il se conforme au Coran, le parti des assassins faisait d’ailleurs défiler ses troupes au mot d’ordre «ni Charte ni Constitution». Enfin, en ce qui concerne «la compétition démocratique » dont Lahouari Addi se prévaut c’est, parfois, à force d’amalgames, une forme d’endoctrinement subtil qui se révèle aussi aliénante et porteuse de violences que le totalitarisme qu’il prétend dénoncer. L’exemple irakien est là pour nous convaincre que les mensonges et le seul marché, aussi «révolutionnaires» soient-ils, apportent souvent plus d’instabilité politique et d’inégalités sociales que de lendemains démocratiques. Sadi et Addi débattent de manière déplorable. Cette façon a une origine et un nom : la pensée unique. Toute pensée autre que la leur est insidieusement suspectée comme totalitaire ou réduite à une «rupture d’intelligence». C’est pourquoi ils ne répondent pas à mes raisonnements. Contrairement à ce que veut faire croire le suffisant professeur Addi, le débat, comme toute forme de confrontation, peut ne pas être démocratique. Vide d’arguments mais plein d’intentions grossières, il n’est que pur procédé rhétorique, charriant slogans, misère intellectuelle et univocité du point de vue. A ce propos, même si cela agace le dirigeant du RCD, qui croit que j’écris avec un dictionnaire de citations sous la main, je me permettrais de rappeler Michel Foucault qui disait que le savoir pouvait être l’instrument d’un pouvoir. C’est l’usage que Lahouari Addi en fait. Plus grave, il semble en être resté à une certaine perversion de la pensée de Rousseau qui assimilait la conscience politique à une figure supérieure de la raison. Devenir citoyen coïnciderait avec la totale expression du bien, de la vérité et de la liberté. En France, à l’époque de la Terreur, certains invoquèrent cette conception. Cependant, chez notre sociologue, le savoir et la raison peuvent se révéler approximatifs, puisqu’il n’hésite pas à se livrer à une contrefaçon du marxisme et à donner des leçons de dialectique alors qu’il n’a pas compris que la régression ne féconde que la régression. Et, quand le savoir vient à manquer, Addi n’hésite pas à faire valoir l’argument du nombre, celui de Staline qui – se questionnant sur le Vatican – demandait combien de divisions blindées le pape pouvait aligner. C’est ainsi que le sociologue tente d’invalider mes arguments en m’opposant la faiblesse électorale du MDS.
Repositionnement politique
Sadi et Addi voient, déconfits, la société se radicaliser et s’orienter à gauche, dans un monde en pleine crise du néolibéralisme. Sadi fait alors mine de regretter que les bons communistes soient ou morts (Bachir Hadj Ali, Abdelhamid Benzine) ou à l’étranger (Sadek Hadjerès). La famille de Bachir Hadj Ali avait déjà repoussé l’hommage du vice à la vertu, quand le tortionnaire du dirigeant du PCA et du PAGS prétendait témoigner de son respect pour le défunt. Ne revenons donc pas sur ce procédé. En opposant communistes et «néo-communistes », Sadi voudrait contrarier des convergences dans la mouvance de gauche. Il incite Hadjerès à intervenir, non pas sur la base sur laquelle se sont exprimées les divergences entre deux courants issus du PAGS, à savoir la rupture avec l’islamisme, mais sur l’attachement au communisme. Sadi espère faire de Hadjerès un communiste utile et l’amener à prendre parti en sa faveur, alors que durant l’affrontement avec le terrorisme islamiste ce dernier était un réconciliateur voué aux gémonies. Nul étonnement au reniement de Sadi. Il était un temps où le FLN menait la propagande contre la gauche algérienne, puis ce fût l’islamisme terroriste, soutenu par des ministres s’indignant de l’assassinat de policiers qui n’étaient pas communistes. Aujourd’hui, Sadi revendique cette tâche. L’anticommunisme a enfin une enseigne démocratique, même si sur la façade à peine ravalée on perçoit encore les traces de sang laissées par les précédents occupants de la boutique en faillite. En vérité, les attaques contre la gauche ont toujours accompagné la répression de toutes les forces démocratiques. Si cette équation est avérée avec l’islamisme, elle est toute aussi saisissante sous Boumediene puis Chadli. L’article 120 ne servira pas seulement contre le PAGS. La répression du Printemps berbère comme l’instauration du Code de la famille, dans le sillage d’un vaste mouvement orchestré par l’Arabie Saoudite, seront d’autres expressions de cette régression. Cela se terminera dans le carnage du 5 octobre 1988, en préparation duquel le pouvoir avait arrêté de nombreux militants du PAGS qui subiront la torture, comme des centaines de citoyens quelques jours plus tard. Sadi se déshonore donc en reprenant les combats du parti unique et du parti des assassins. Il se retrouve déjà à fustiger toujours plus de segments démocratiques puisqu’après ses «amis de la presse» et le Mouvement citoyen, le CCDR n’échappe pas à ses foudres. On comprend mieux les échecs du rassemblement des démocrates. Se révèle un Sadi aux abois et sans autre perspective stratégique que de rejoindre ceux qu’il dénonçait hier. Isolé, il n’a plus ni la confiance des forces avec lesquelles il avait accepté de gouverner ni celle des autres pans démocratiques. Sadi espère, alors, superposer nature anticommuniste de sa ligne et pseudo-radicalité démocratique, en devenant le plus grand opposant à Boumediene… 32 ans après sa mort. Il se fait passer pour subversif alors que la plus banale conversation de café est tout aussi critique que son livre sur Amirouche. Mais tout en jouant au radical, il se charge de rendre leur lucidité aux égarés auxquels il reproche de verser dans l’utopie. Car pour Sadi, l’utopie est une injure. C’est la montée du radicalisme dans la société qui oblige les politiciens comme lui, les hommes de compromis, voire de compromission, à se déguiser en radicaux. Dans le même temps, il réduit toute lutte autonome à une manipulation des services de sécurité, le «cabinet noir» qu’évoque Lahouari Addi, lequel à défaut d’accuser la main de l’étranger trouve quand même une main coupable, refusant aux Algériens l’intelligence du raisonnement. Tous deux semblent plus craindre les forces radicales que les forces conservatrices. Ils ne se rendent pas compte que c’est là l’origine de leur impuissance politique, car les concessions accordées aux réformistes sont toujours déterminées par les victoires des radicaux. Sadi cherche à imposer à la société ses étroitesses, rejetant sur elle la responsabilité de son propre refus de considérer les sources du despotisme et de l’absence de libertés. Il passe ainsi à côté de la nécessité d’une démocratisation de toutes les institutions. Alors qu’il prétend faire la critique du boumédiénisme, Sadi veut laisser l’ANP telle que l’a forgée Boumediene : un élément du noyau dur de l’Etat lié aux seuls partis-Etat comme le FLN et le RND. Il refuse que l’ANP devienne transpartisane. Lahouari Addi tente de venir au secours de Sadi incapable d’argumenter. Mais on le sent lui aussi en pleine confusion avec son idée de «dépolitiser l’armée» tout en maintenant son caractère partisan actuel. Alors il rejette l’idée de la fusion entre l’armée, le peuple et l’Etat. C’est la définition du totalitarisme, assène-t-il, en agitant l’épouvantail léniniste du peuple en armes. Pourtant, le peuple en armes c’est sa victoire contre le colonialisme et celle des patriotes qui ont fait barrage au projet d’Etat théocratique. Le peuple en armes, c’est l’armée de conscription avec toutes les contradictions d’une société démocratique mais qui a permis et permet aux jeunes Algériens de toutes les régions et de toutes les classes sociales de se rencontrer, d’échanger et pour les plus pauvres de se former, voire d’être, demain, un creuset des pratiques citoyennes. A l’étranger et au cours de différentes époques, ce furent aussi bien les révolutionnaires de 1789 battant les armées royalistes, que les communards défaits en 1871. C’est George Washington et «les dents de la liberté du peuple», c’est James Madison qui déclarait que «pour préserver la liberté, il est essentiel que toute la population entière possède des armes en tout temps», c’est Lincoln intégrant les Noirs dans l’armée nord-américaine pour combattre le Sud esclavagiste. A cette conception démocratique de l’armée, Addi semble préférer le mercenariat. Une armée au service de ceux qui paient, comme la vantent les néolibéraux ? Pourtant, les résistances aux plans néoconservateurs pour le monde arabe sont bien le fait de peuples en armes, en Irak, au Liban, en Palestine. Il est vrai, aussi, que le Fatah, dont se revendique Sadi, a renoncé à la lutte armée. Cependant, il n’y a pas que le Hamas qui poursuit dans cette voie. Il ignore ainsi la gauche démocratique de Palestine, reproduisant là-bas son attitude ici, en Algérie, où il a choisi d’accompagner le pouvoir contre l’islamisme au lieu de prôner la double rupture avec le système rentier et l’Etat théocratique. En prétendant rejeter le boumédiénisme, Sadi tente de propager l’impression qu’il se radicalise. En vérité, tout en se livrant à une diversion tapageuse, il marchande avec l’aile la plus réactionnaire du FLN au prétexte qu’elle aurait «pris du recul». Comme d’autres, au nom du rejet du système, justifiaient leur rapprochement avec la réaction islamiste. C’est autour de son aversion de Boumediene et de la gauche que Sadi espère conclure un nouveau contrat. Il voudrait ainsi pousser les forces démocratiques dans le troupeau sociallibéral. Bel échantillon de la manière dont Sadi boucle ses affaires politiques. Il ne constitue aucune union ouverte, mais il est prêt à une répartition des rôles afin de mystifier l’opinion. Pour montrer qu’il est prêt à assurer sa part du marché, il prend la défense de Djeghaba, cacique du FLN. En procédant ainsi Sadi s’est admirablement dépeint lui-même : je veux être partout. Il tisse des alliances en dehors du gouvernement, y compris avec ceux qu’il prétend avoir quittés. De son côté, Addi, polémiste empressé, formalise une nouvelle entente entre le RCD et les signataires de San Egidio que Sadi, embarrassé, ne voudrait pas si ostensible. Ne reste à ce dernier que l’esquive molle, en faisant passer pour «intellectuellement symétriques» ma position et celle d’Addi. Pourquoi Sadi tourne-t-il le dos à une alliance dans laquelle était durant l’affrontement avec le terrorisme islamiste ? Parce qu’il prend conscience que cet affrontement est devenu secondaire, que son issue dépend de la lutte contre un autre adversaire. Soit, mais ceci autorise-t-il des alliances contre-nature ? L’exigence démocratique voudrait que non. En fait, Sadi essaie de retourner les nouveaux termes de la contradiction qui traverse l’Algérie en associant les forces démocratiques les plus radicales, à un homme du passé, Boumediene. Celui-ci est présenté comme l’incarnation du totalitarisme ou d’une «situation pré-politique » selon la conception de Lahouari Addi qui ne voit pas que le despotisme, lié à l’existence même de l’Etat, au nom duquel prétend faire régner l’arbitraire, relève au contraire d’une entrée dans la modernité politique. Comme hier en Occident, la monarchie absolue avait instauré la toute puissance de l’Etat et annoncé la possibilité de révolutions démocratiques ultérieures. Lahouari Addi refuse de voir que s’il ne peut pas y avoir de démocratie sans modernité, par contre il peut y avoir une modernité sans démocratie. A moins qu’il ne s’agisse pour lui, comme pour Sadi, de s’approprier une forme de radicalité associée à la modernité en rejetant Boumediene et la gauche dans l’archaïsme. Cette façon de faire n’est pas sans rappeler l’islamisme qui s’est présenté comme la force la plus radicalement opposée au système alors qu’elle en était l’expression paroxystique.
Inflexion néolibérale
S’engageant sur une nouvelle ligne, Sadi assume son anticommunisme et réaffirme son social-démocratisme. Il demande à revenir dans la maison paternelle et exprime son désir impudent de prendre, très rapidement, tout l’héritage. Il frappe à la porte de l’Internationale socialiste gardée de l’intérieur par le FFS et devant laquelle piaffe aussi le FLN. En revanche, il semble troublé de se voir reprocher une forme d’anti-arabisme déplacée auprès de ses nouveaux amis. Mais s’il y a une défroque que Sadi refuse d’endosser c’est celle du néolibéral. Un homme honteux lorsque Lahouari Addi, néolibéral décomplexé, souhaite que les gens puissent «s’enrichir sans autorisation » pendant que d’autres n’ont plus que la harga «sans autorisation ». Quelles sont les caractéristiques des néolibéraux algériens ? Ils ne sont ni pour l’Etat théocratique ni conséquents dans leur engagement démocratique. Ils défendent l’islam de leurs aïeux, celui des zaouïas, si chères à Bouteflika, et parfois ils plaident et deviennent les avocats des salafistes. Ils hurlent à l’étatisation dès qu’on parle de régulation du marché. Ils récitent des litanies sur la liberté d’entreprendre quand d’autres pointent les inégalités sociales et se soucient de protection des individus et du respect de la planète. Les néolibéraux accepteront la démocratie… si d’autres la conquièrent. Leur progression au sein de la classe politique, les succès de certains hommes d’affaires et leur intégration du discours sur la réconciliation nationale sont les différents indicateurs des encouragements qui leur sont prodigués. Une partie du néolibéralisme s’est pratiquement vu attribuer le monopole de l’opposition tolérée ou légale. Bouteflika voudrait en faire son opposition, sociale-libérale et stérile, après avoir renvoyé dos-à-dos le pôle radical de l’islamisme et le pôle radical de la démocratie. Peut-être que cette évolution explique pourquoi Sadi a tourné le dos à la mémoire de son camarade Bacha? Dans la conjoncture actuelle, il faut moins relever le remplacement d’un Zerhouni par Ould Kablia et le resserrement des forces islamo-conservatrices que la recomposition de la classe politique contrariant les aspirations démocratiques et sociales. D’où cette concurrence entre néolibéraux. Une partie de l’opposition conteste le pouvoir en se présentant comme authentiquement libérale, de manière frontale pour Lahouari Addi, par la bande pour Sadi. Une autre partie reste à distance des uns et des autres, prête à favoriser la réconciliation et assumer un destin national. Mais les différences entre les factions néolibérales sont aussi instables et imprécises que le sont les divergences à l’intérieur du courant islamo-conservateur. Cependant, cette différenciation qui affecte les forces néolibérales accompagne un processus les démarquant toujours plus de l’aile islamo-conservatrice devenue encombrante face à la radicalité qui monte. L’ensemble indique l’hégémonie grandissante des forces néolibérales au sein du pouvoir. La question qui se pose donc à ceux qui appellent au changement est : une deuxième république doit-elle permettre d’anéantir le despotisme néolibéral ou obliger les forces qui dominent le système à partager le pouvoir, à en faire un despotisme «éclairé» ? Sadi, comme Addi, est prêt à se résigner à la seconde alternative, car réduire la crise de la nature de l’Etat à une «crise de légitimité» c’est accepter de maintenir le caractère néolibéral du système tout en prétendant pouvoir lui apporter un supplément de légitimité. Derrière le débat sur la vérité historique, il n’y a finalement que le débat sur qui détient la légitimité historique, pas la remise en cause de son principe même. Sadi révèle ainsi de manière admirable sa parenté profonde avec Bouteflika et le véritable caractère de leur «dispute », simple querelle d’amoureux… qui ont passé ensemble «les deux plus belles heures de leur vie». Certains de ses ministres, plus conséquents, préfèrent, selon sa propre formule «entrer dans l’Histoire plutôt que de poursuivre l’aventure». Car pendant que Sadi fait des vœux, des déclarations, un programme qui reste sur le papier, il ne propose pas les moyens de les voir se réaliser. La complaisance de Bouteflika vis-à-vis des courants islamo-conservateurs et des rentiers a, quant à elle, assuré le partage à l’amiable du pouvoir et des richesses nationales. Le Code de la famille qui maintient le tutorat, même formellement, le moratoire sur la peine de mort, qui n’y renonce pas, ou la chasse aux non-jeûneurs sont des signes en direction de ces milieux. Et lorsque le ministre des Affaires religieuses proclame que si les libertés politiques sont admissibles, la liberté religieuse est interdite, Sadi est coincé, il ne pourra pas surenchérir. Il ne suffit pas d’aller inaugurer une mosquée à Aghrib pour nuancer son engagement laïque d’autrefois et donner des gages de tolérance… à l’islamisme. D’un autre côté, le patriotisme économique de Bouteflika c’est une manière d’associer, maintenant, le secteur productif au partage des bénéfices de sa ligne néolibérale. Ce n’est pas la remise en cause de cette ligne. Car le capital productif demeure soumis à la domination du capital spéculatif et les milliards de dollars provenant du pétrole restent placés aux USA. Il apparaît donc que du point de vue néolibéral et conservateur, les réformes de Bouteflika sont beaucoup plus «recevables» que celles que propose Sadi. L’évolution en cours est une condition et un symptôme de la cohésion et du renforcement du camp démocratique radical. Car si tout le monde prétend vouloir en finir avec la rente et construire un Etat démocratique, les partisans de la rupture et du développement durable doivent contester, sur tous les terrains, en particulier sur celui de la démocratie, l’hégémonie que tentent d’imposer les néolibéraux. Tout le fond du problème de la liberté politique est donc d’expliquer que ce ne sont pas deux mais trois camps qui sont en lice et que seul le camp radical a la force de réaliser la démocratie la plus complète. La lutte politique ne porte plus sur la nécessité de changer de système, mais sur l’éveil, le renforcement, la cohésion d’un camp radical indépendant, libre des sympathies islamo-conservatrices du néolibéralisme. Une certaine conception de la démocratie se meurt. Elle était liée à une classe politique obsolète. Une nouvelle conception est en train de grandir, porteuse d’aspirations au changement social et politique profond. Les grèves et protestations populaires favorisent de nouvelles décantations et le rassemblement des forces radicales, leur préparation aux batailles futures. Finalement, s’il est vrai que la pensée politique de Sadi est morte, Bouteflika s’en étant emparée, comme il s’est saisi de la réconciliation nationale si chère à Lahouari Addi, les espérances portées par les moudjahidine du 1er Novembre 1954, les mouvements culturels berbères, les syndicats autonomes, les mouvements citoyens, les patriotes en armes et les démocrates sont, elles, bien vivantes. A Sadi et Addi, il ne reste que le ressentiment. En philosophie, c’est une école.
Y. T. —————
* Membre du Mouvement démocratique et social
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/10/04/article.php?sid=106875&cid=41
4 octobre 2010
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