Qu’est-ce que la nuit nationale? C’est la moitié perdue du pays. Depuis les années 90, la nuit n’a pas la nationalité algérienne. Pendant ce temps, qui n’est pas un temps, le pouvoir se contente d’assurer des rondes de police et de surveiller les ambassades et les résidences d’Etat et les chauffeurs de véhicules retardataires.
Donc, ce n’est même pas la moitié du pays, mais une sorte d’espace perdu, un terrain vague où les lois sont suspendues et l’histoire rendue à sa préhistoire. La nuit, les nuits algériennes font peur, on s’y hâte de rentrer chez soi, de s’enfermer. Ce n’est pas un moment pour «sortir» mais pour «rentrer». Tous les Algériens ont vécu cette sourde peur de circuler de nuit dans leurs propres villes qui ne leur appartiennent pas pendant cette parenthèse. Depuis la guerre civile des années 90, la nuit nous y a été enlevée. On ne s’y amuse pas, on y a peur, on s’y hâte. Les femmes y sont pourchassées, volées les uns aux autres, entourées puis mises dans des sachets et emportées vers les montagnes. Malgré une ministre transfuge des démocrates et quelques milliards, le pouvoir n’a pas réussi à peupler la nuit, à la rendre habitable et à y ouvrir des magasins, des soirées, des concerts et des vitrines. Tout juste des milliers de lampadaires dans tous les villages du pays et qui seront vite cassés. La raison ? Elle est claire : on n’a pas encore trouvé ce consensus national qui permet à un pays de laisser sortir ses femmes dans la nuit sans les perdre. C’est encore un «pays du bras», de la force, de la violence. Des milliards ont donc été dépensés pour repeupler le pays pendant le jour, mais la nuit reste encore un domaine de l’instinct et du rapt.
Pourquoi en parler ? Parce qu’on l’a tous vécue : le soir, quand la nuit tombe et l’humanité aussi, les places publiques et les jardins sont investis par les fous, les alcooliques, les sniffeurs de colle, les agresseurs errants. Même les centres-villes, cœur de l’urbanité et des villes arrachées aux colons, n’appartiennent pas au peuple : on y entend des hurlements, des gens qui courent, une mâchoire qui demande un prénom, etc. Cela fait peur. Pour le pouvoir et les conservateurs, on a réussi à déposséder l’Algérien de la nuit et il ne reste que le jour. C’est déjà ça quand on veut enfermer un peuple, absolument.
Pourquoi ce sujet donc ? Parce que, avant-hier, à Oran, certains ont tenté le coup de rapatrier la nuit aux habitants de la ville : «Nuit Blanche» sera un programme lancé par un centre culturel et quelques enthousiastes proches. L’APC d’Oran y sera invitée pour aider à rendre la nuit aux Oranais mais elle se dérobera à la dernière minute : «A cause du nouveau wali qui devait être installé» et donc de cette culture qui veut qu’on n’est obligé de s’occuper de ce pays que durant le jour. La nuit, il faut dormir. Sur la liste des acteurs de cette opération, il ne restera que des cafés «libanais», quelques Algériens, des groupes de danse et de musique, des animateurs et des expositions. Tant bien que mal, un morceau de la nuit a été arraché aux ténèbres pour être rendu aux habitants. L’effet sera d’avoir fait rêver de ce pays si on n’avait pas connu les années 90, les coups d’Etat, le socialisme et l’islamisme. Sauf que cela n’a duré qu’une nuit, une demi-nuit à peine. Le lendemain, le pays nocturne devait être rendu à ses propriétaires féroces : le pouvoir, le gyrophare, le malade mental, l’errant sans maison, l’agresseur et la femme pourchassée. Mis à part cette nuit-là et les derniers jours du Ramadan, la nuit algérienne reste un monde sauvage et un pays sans loi. On pourra lancer de grandes autoroutes, importer des avions et des Suédois, cela ne servira pas à faire de nous un pays fréquentable et moderne tant qu’on n’a pas reconquis la nuit algérienne pour la redonner aux Algériens.
4 octobre 2010
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