RSS

LES JEUX DE LANGUES Derrière le voile, le politique Par Ahmed Cheniki

18 septembre 2010

Contributions

Tout le monde est de la partie quand il s’agit de parler de langues sauf les linguistes qui se retrouvent marginalisés par les «politiques», des supporters passionnés de l’une ou de l’autre langue et des associations satellites, chacune se prenant pour l’espace tutélaire de cet instrument quelque peu malmené.

Ces derniers temps, une intervention du sociologue Ali el- Kenz sur le problème de la transcription de la langue kabyle a mis le feu aux poudres, donnant à voir des voix réduisant la culture nationale et la question de l’identité à une illusoire quête des origines et d’une authenticité biaisée, mythique.
Ce regard essentialiste, faisant dangereusement fi des données sociologiques et historiques, porte ainsi des oripeaux idéologiques mettant en opposition le kabyle à l’arabe et, subsidiairement, aux autres langues nationales. Ce déni volontaire de l’Histoire et la péjoration du kabyle ou de l’arabe par calculs politiques, sans réelle assise argumentative, correspondent au discours d’une minorité de lettrés qui chercherait à imposer par décret pour les uns ou par un singulier lobbying pour les autres certaines pratiques culturelles et linguistiques. Les discours intégristes neutralisent ainsi toute possibilité de débat et toute attitude distante, prudente par rapport à l’objet étudié. Le repli identitaire, au sens restreint d’origines, est l’arme absolue des intégrismes culturels. La question des langues est souvent occultée pour ne retenir que ces deux néologismes qui dominent ces dernières décennies le terrain culturel et politique : arabisation et amazighité, au sens apparemment de «kabylité». Les autres langues berbères (le chaoui, le mozabite…) sont comme exclues du débat, alors qu’elles devraient être au cœur de toute discussion. Comment explique-t-on ce paradoxe ? La dimension sociologique est carrément exclue. D’ailleurs, tous les lieux du savoir ne semblent pas retenir l’attention de ces contradicteurs d’un nouveau type. Linguistes, historiens, sociologues, psychologues et tous les chercheurs pouvant animer un débat sérieux et apporter une information crédible sont marginalisés, souvent installés dans une place inconfortable pour ne pas être tombés dans une sorte de tragique transe favorisant les préjugés idéologiques et politiques. Les étiquettes sont légion. La posture victimaire prend le dessus. La polémique est fondamentalement d’ordre idéologique. Poser le «débat» dans ces conditions avec une telle violence, c’est provoquer quelque part des césures et des ruptures préjudiciables à l’équilibre de la société. D’ailleurs, la revendication «amazigh» comme celle relative à l’«arabisation» sous-tendent souvent des projets idéologiques qui ne sont nullement opposés, mais se rencontrent en fin de compte. C’est vrai également que des forces intermédiaires latentes s’imposent dans la société et constituent en quelque sorte une zone-tampon empêchant toute confrontation sérieuse. D’ailleurs, les sorties de Abdelkader Hadjar, ancien président de la commission nationale de l’arabisation, ou de Othmane Saâdi, ancien ambassadeur, et les manifestations célébrant le «printemps berbère » sont désormais boudées par les populations ciblées. En poussant le bouchon un peu loin et en se faisant les porte-voix d’univers idéologiques précis, les deux parties en présence se neutralisent et se discréditent. Ainsi, une question qui aurait dû être calmement posée se retrouve au centre de passions et de pratiques quelque peu suspectes. La polémique est certes idéologique mais est parfois sous-tendue par des intérêts immédiats. Ainsi, n’avons-nous pas entendu dans le passé un écrivain (en arabe), en l’occurrence Tahar Ouettar, faire publiquement l’éloge des francophones vers les années 1970-1980 et s’attaquer outrageusement aux «arabisants», les traitant de tous les noms ; il change de fusil d’épaule dans les années 90 et se met à pourfendre ceux qu’il adulait auparavant. Des journalistes de la presse de langue française faisaient de cet auteur le plus grand écrivain algérien ; il eut fallu quelques déclarations déplaisantes pour qu’il se retrouve traité d’écrivaillon par ces mêmes plumes. Le discours opportuniste de l’écrivain est symptomatique de la déraison caractérisant le secteur de la production littéraire et artistique. Quand Rachid Boudjedra avait décidé d’écrire en arabe, il avait, on s’en souvient, dérangé de nombreuses personnes des deux camps, c’est-à-dire ceux qui s’acharnent à arabiser ici et maintenant et ceux qui rejettent férocement la langue arabe. Même un journal pourtant écrit en langue arabe, El Khabar, ne sort pas indemne des attaques des chantres de cette arabisation précipitée. Il est même considéré comme un quotidien «francophone bis». Quand Abdelaziz Bouteflika avait brisé un tabou en s’exprimant en langue française, les réactions ne se sont pas fait attendre et les deux camps, souvent les partis politiques, s’étaient mis à jaser, les uns soutenant le Président, d’autres le fustigeant. Cette manière de voir et ces grandes bastonnades se comprennent uniquement à l’orée de la lecture historique. C’est à travers l’histoire de la marginalisation de l’arabe par la colonisation, la mise en sourdine des langues berbères ou amazigh, l’«hypothèque originelle» du début du siècle qui provoqua une profonde césure dans la société, les hésitations et les discours populistes du mouvement national et les politiques ambiguës des différents gouvernements de l’après-indépendance, qu’on peut analyser cette situation. Il est évident d’ajouter les relations entretenues par des dirigeants politiques et des champions de cette «arabisation- prêt à porter» avec une tendance politique qui sévit mal au Machrek, le baathisme, version irakienne. Le grand cinéaste égyptien Salah Abou Seif nous disait en 1988 que le discours d’un grand nombre d’auteurs, d’universitaires et de dirigeants politiques algériens lui rappelait le discours arabiste intégriste d’une partie de l’intelligentsia proche-orientale souvent en porte-à faux avec les nouvelles réalités. Cette position se retrouve également prise en charge par des écrivains aussi célèbres que San’Allah Ibrahim, Jamal el- Ghittany, Youssef Idriss et Najib Mahfouz notamment qui estiment que ce discours «puriste» et essentialiste (il fait penser à la conception dépassée et fort rétrograde de Rivarol en France) est l’expression d’une pauvreté intellectuelle qui ne sert nullement les intérêts de cette langue momifiée et rigidifiée à l’extrême. Quand un Othmane Saâdi, ancien ambassadeur en Irak, ou un Abdelkader Hadjar reviennent tout le temps à ce discours porteur idéologiquement dans l’immédiat, ils semblent ignorer que la langue est, au même titre que le corps humain, un organisme vivant et dynamique. Il ne sert à rien de vouloir l’imposer à tout prix à toute une société sans interroger sa place réelle dans cet univers d’autant plus qu’il serait vain de «singer» sans cesse une France que pourtant, ils ne cessent d’attaquer et de fustiger dans tous leurs communiqués. Le Baath est paradoxalement issu, comme l’a bien montré son initiateur Aflaq, des acquis de la culture française et de l’Etat national. L’arabisme est avant tout un discours produit grâce aux apports européens. Une sérieuse lecture de l’histoire des relations du Machrek avec l’Occident nous enseignera toutes ces vérités. Donc, le francophonisme (au sens idéologique) est pris en charge par les arabistes qui, extrêmement séduits par ce discours, vont adopter la culture européenne sans prendre le soin de l’interroger. Ce serait instructif de lire les textes de Rifa’a Tahtawi ( Takhlis el-ibriz fi talkhis bariz), de Ali Moubarak, de Mohamed Abdou… La question ne se pose nullement en termes de puissance de la langue arabe ou de la langue française, mais investit également et sûrement l’espace idéologique. Toute langue est lieu et enjeu de luttes. Ce n’est pas uniquement la langue arabe qui a ses zombies. De nombreux dirigeants algériens pensent encore qu’on peut changer les choses à force de décrets et de lois. La société est beaucoup plus complexe. La même remarque est valable pour les défenseurs zélés d’un certain intégrisme amazigh (plusieurs variantes linguistiques) en Algérie, au Maroc et en Libye. Les uns et les autres citent l’exemple de l’hébreu en Israël, un pays développé par rapport aux Arabes, qui utilise pour ses grands travaux l’anglais. En Égypte, la médecine et d’autres disciplines scientifiques sont enseignées en anglais. Tout le monde sait qu’en «arabisant» aussi massivement et aussi rapidement les sciences sociales et humaines à l’université, le niveau de la recherche a dramatiquement baissé, faute d’une documentation sérieuse (trop peu de travaux sont traduits dans les pays arabes) et de la non-maîtrise des langues européennes. Le savoir scientifique a pour gîte l’«Occident». La langue ne peut pas vivre en autarcie, c’est-à-dire en dehors du tout social. Les jérémiades, les lamentations, le retour aux sources ne sont que des réalités factices d’un présent marqué par le sous-développement et la malvie. La langue arabe fut longtemps sujette à de multiples manipulations et à de sérieuses luttes idéologiques. Qui ne connaît pas les grandes joutes entre Ahl el-Koufa et Ahl el-Basra, les travaux de Jorjani ou de Sibaweih (tous les deux ne sont pas des Arabes) et cet incessant combat en Égypte depuis la Nahda pour promouvoir un outil linguistique libéré des scories du conservatisme aberrant et arrogant. Le grand penseur Malek Bennabi avait évoqué cette question dans son ouvrage Vocation de l’Islam (Le Seuil, 1954). Il parlait ainsi de l’usage fait à la langue arabe par les élites conservatrices : «Il en résulte que la langue arabe divinisée ne peut plus évoluer, et l’adoration de ses adeptes rend intangible une syntaxe irrévocablement réduite à une quinzaine de formes, au point qu’il est devenu sacrilège de constituer une forme nouvelle au moyen de préfixes appropriés, ce qui serait imparfaitement possible dans l’esprit même de cette langue.» lll Déjà, la langue arabe est sujette à un usage des plus outranciers excluant toute éventuelle réforme ou évolution. Cette manière de faire commence malgré tout à perdre du terrain avec l’apparition de journaux comme El Khabar, constitué essentiellement de journalistes bilingues et de cadres compétents maîtrisant les deux langues. De nombreux Algériens sont désormais à l’aise dans les deux idiomes. Lors du duel Lacheraf- Chériet, représentants de deux tendances du pouvoir, on eut le sentiment d’assister à un combat périphérique. La lecture des textes de cette période (1977) laissait entrevoir des luttes futures d’intérêts et de grandes joutes entre les deux groupes. Ce qui advint juste après les événements de 1988 où les conflits devinrent publics. Jusqu’à présent, aucun débat sérieux prenant en considération les pesanteurs sociologiques et les pratiques quotidiennes n’eut lieu. Les combats étaient d’ordre idéologique et l’expression de partis-pris manifestes. Aussi, ignorait-on les réalités complexes de l’univers culturel algérien marqué par l’hétéro-culture et la diversité linguistique. La situation linguistique est hétérogène. Les quatre idiomes (tamazight dans toutes ses variantes, l’arabe «classique », l’arabe «populaire» et le français) en présence dans le champ socioculturel s’affrontent, se heurtent en vue d’investir le pouvoir symbolique. Les grandes manifestations de 1980 (grèves des étudiants «arabisants» suivies quelque temps après par le mouvement de revendication des «cultures populaires» dominé par les étudiants à dominante kabyle des universités d’Alger et de Tizi- Ouzou) mirent sérieusement en relief la complexité de la question linguistique traversée par les querelles politiques agitant les cercles du pouvoir et des pans de la société. Au nom d’une arabisation marquée par la précipitation, les langues et les «cultures populaires» étaient souvent dévalorisées, voire interdites. La réponse à cette réalité était illustrée par un discours extrémiste qui rejetait l’arabe et la culture arabe. Deux extrémismes se querellaient et se lançaient des anathèmes comme éléments représentatifs d’un débat biaisé et espace d’un lourd héritage d’indécision et de manque de courage. 1980 marquait un important tournant dans la manifestation de la question linguistique. Tout revenait sur le tapis : le conflit de 1949 et les différentes chartes (Soummam, Tripoli, Alger et les deux versions de la Charte nationale) caractérisées par de dramatiques ambiguïtés et de profondes contradictions. Les rédacteurs de ces textes évitaient soigneusement de poser le problème ou d’en déterminer certains paramètres. Ainsi, en mettant en forme des manifestes syncrétiques, on préparait les explosions futures. On s’amusait pendant ce temps à conjuguer la question au futur antérieur. L’absence d’une politique linguistique transparente provoque de grands conflits et de profondes tensions qui opposent, pour reprendre un sociolinguiste, deux pôles, «celui d’une singularité déconnectée et celui d’une unité peu respectueuse des différences». On assista donc au début des années 1980 à un violent antagonisme entre les deux camps : celui représenté par les champions du particularisme et les adeptes des «cultures populaires», et celui incarné par les supporters de l’adoption d’une langue unique, supranationale, l’arabe «littéraire». Le maître-mot de ces deux tendances est l’exclusion. Mostefa Lacheraf mettait dos à dos les deux tendances dans un article publié dans Algérie-Actualité(14 mai 1981, N° 813) et fustigeait les uns et les autres. La presse prenait position pour l’une ou l’autre tendance qui travaillaient le trottoir politique. L’invective était souvent l’arme fétiche de ces nouveaux «tirailleurs». Mouloud Mammeri fut sérieusement attaqué par le rédacteur en chef d’ El Moudjahidde l’époque, Kamel Belkacem. Cette tradition du lynchage médiatique est toujours malheureusement présente. Le débat sérieux est encore loin. Les intégrismes linguistiques font fonction de fonds de commerce porteurs et altèrent la communication. La violence verbale et l’enfermement ethnique sont l’expression d’une situation explosive et le résultat de silences pervers sur les questions culturelles depuis l’indépendance. Trop souvent, les problèmes linguistiques sont politisés et chargés idéologiquement. La langue devient en quelque sorte le lieu où s’affrontent des clans politiques et où se règlent des comptes dans une société anémiée et où se manifestent de sordides calculs politiques. Ainsi, l’idéal démocratique disparaît dès qu’on commence à «jouer» avec les éléments identitaires traversés par un flou définitoire. Le dire prend une position transversale, c’est-àdire que les «promoteurs» réels ou supposés de telle ou telle manifestation utilisent tel ou tel discours pour exprimer beaucoup plus une revendication opaque, marquée par la politique. Le «langage vrai» déserte les travées et se cantonne dans les coulisses où se construisent et se déconstruisent les décisions. La culture dite populaire, réduite à une sorte de pratiques folkloriques, vassalisée et anachronique, correspondant à une stature essentialiste, est convoquée pour servir d’espace de civilisation à des postures politiques et idéologiques. Le lynchage médiatique et les déclarations haineuses dont a été victime le chanteur Lounis Aït Menguellet, il y a quelques années, s’expliqueraient tout simplement par cette propension à vouloir faire de la démocratie une entité à géométrie variable et d’instrumentaliser l’outil linguistique à des fins politiques. Ainsi, l’artiste, en homme libre, qui a vécu l’exclusion et aujourd’hui les tentatives de récupération, s’est toujours défini comme Algérien et n’a pas accepté de marchander sa liberté comme il a toujours cherché à défendre les langues amazighes dans une perspective historique refusant tout embastillement et toute excessive politisation. Du jour au lendemain, celui qu’on adulait s’était transformé en «traître» par des voix qui inscrivaient l’outil linguistique comme prétexte à des joutes politiques et à des rencontres violentes. Au coin de la «revendication les rédempteurs» d’un genre nouveau qui se gargarisent de discours enflammés, comme celui de Abdelkader Hadjar, l’ancien président de la commission nationale d’arabisation sous Boumediene, ou Othmane Saâdi, vivant profondément une sorte de singulière paranoïa dont on a fait une personnalité hors-pair (alors qu’il n’a jamais rien produit) excluant toute autre expression linguistique que l’arabe «littéraire» dans une société plurielle. L’ancien ministre de la Culture Mahieddine Amimour n’arrête pas de voir des «complots» francophones partout. L’écrivain Tahar Ouettar a, lui aussi, pris la même direction. Cette digression nous semble utile d’autant plus qu’elle nous montre que la question linguistique en Algérie n’a jamais été analysée à l’aune des contingences sociologiques. Tentons cette aventure. Tout le monde sait qu’en Algérie, nous sommes en présence d’une situation de bilinguisme avec diglossie. Définissons les termes. Le bilinguisme suppose la présence d’un locuteur ou d’une communauté maîtrisant deux systèmes linguistiques tandis que la diglossie se définit par l’utilisation de deux idiomes de manière alternative et complémentaire dans des conditions culturelles différentes. Quatre langues (arabe «littéraire», arabe «populaire », le français et le tamazight (avec ses variantes) se partagent le marché linguistique. Nous empruntons au sociolinguiste Ahmed Boukous sa répartition des attributs aux langues en présence (la situation sociolinguistique du Maroc s’apparente à celle de notre pays). 1- Tamazight n’est pas standardisé mais il est doué d’autonomie, d’histoire et de vitalité. 2- L’arabe «populaire» n’est pas non plus standardisé. Il n’est pas également autonome car il entretient des rapports d’hétéronomie avec l’arabe littéraire : il y est cependant vital. Ces deux idiomes sont les plus utilisés dans la vie sociale et constituent donc les outils les plus employés en situation de communication. Tout le monde, ou du moins la majeure partie de la population, s’exprime en tamazight (différentes variantes) et en arabe «populaire». Même dans les œuvres artistiques, on utilise ces deux idiomes. Ces dernières années, romans, films et pièces de théâtre sont écrits en kabyle. Nous pouvons citer notamment le cas des films de Meddour ( La Montagne de Baya), de Hadjadj ( Machaho) et de Bouguermouh ( La colline oubliée). Il existe même un festival de théâtre en kabyle à Tizi Ouzou. 3- L’arabe «littéraire» est évidemment standardisé, il est autonome et historique, mais ne fonctionnant pas comme langue maternelle. 4- Le français est une langue étrangère imposée par le colonialisme, standardisé, historique, mais non vital. Cette classification s’inspire largement de l’étude du linguiste marocain Ahmed Boukous (Bilinguisme, diglossie et domination symbolique, in Du bilinguisme, Denoël, 1985) qui expose, de façon très pertinente, la situation linguistique au Maroc qui est sensiblement proche de celle de l’Algérie. Ces attributs s’appliquent donc bien aux langues en présence en Algérie. Tamazight et langues «populaires » appartiennent à des catégories linguistiques et culturelles bien précises. Orales, apprises dans le milieu familial, souvent considérées par certaines catégories de pouvoirs comme «basses» par rapport au français et à l’arabe «littéraire», elles servent de moyen d’expression aux contes, aux légendes, à des poèmes et, désormais, à d’autres formes artistiques «modernes» comme le cinéma et le théâtre. Qui ne connaît pas les qsaid de M‘hand u M’hand, de Abderrahmane el Mejdoub, de Ben Khlouf, de Ben M’saieb ou de Mostefa Ben Brahim et bien d’autres bardes de ce Maghreb pluriel. Elles sont utilisées dans la vie quotidienne. Souvent péjorées, ces deux langues restent encore en dehors d’un certain nombre de pratiques sociales. Les manifestations de 1980 mirent en avant cette question poussant les dirigeants à faire des concessions en acceptant dans un premier temps de rétablir la chaire de tamazight supprimée en 1973, en insistant sur l’importance du patrimoine populaire et en créant le Haut- Conseil à l’Amazighité tout en permettant l’enseignement de cette langue. Ainsi, le tamazight se voit tolérer à la télévision alors qu’il existait depuis longtemps une radio en kabyle (Chaine II). On institua un secrétariat aux arts et aux cultures populaires. Ainsi, subitement, le pouvoir algérien découvrait les arts et le patrimoine national. Aujourd’hui, plusieurs travaux de linguistes montrent la possibilité de transcrire ces langues. Dans le passé, les textes du tamazight étaient écrits en caractères arabes ou latins. Un problème se pose tout de même : tamazight comprend des phonèmes (lettres ?) qu’on ne trouve pas dans les systèmes phonétiques et phonologiques arabe et latin. Peut-on transcrire cette langue en utilisant l’alphabet phonétique international ? Certains linguistes semblent privilégier le tifinagh comme moyen de transcription. Le tifinagh est une langue très ancienne qui s’est maintenue dans quelques îlots montagneux au Maghreb. D’ailleurs, le problème linguistique se pose encore dans les pays du Maghreb. La Libye et le Maroc vivent une situation très difficile. La contestation est publique alors que la revendication est souterraine et clandestine dans le pays de Kaddafi parce que violemment réprimée. En Tunisie, les choses étaient rentrées dans l’ordre depuis le départ de l’ancien premier ministre Mohamed Mzali qui a entrepris une désastreuse politique d’arabisation forcenée dont souffre jusqu’à présent le pays. Mais ici, le statut officiel de la langue française évolue au gré des humeurs politiques. C’est en Algérie que les passions sont tellement exacerbées que, souvent l’intelligence est mise aux vestiaires, laissant place aux rancunes, aux rancœurs et aux intérêts des uns et des autres. L’Égypte fait côtoyer plusieurs langues sans problème. Le Président Hosni Moubarak s’exprime en arabe «littéraire» ou «dialectal» et en anglais sans complexe. Même les intellectuels parlent aisément en arabe égyptien à la télévision sans subir les foudres de l’animateur ou des dirigeants des chaînes. Quand Bouteflika s’est exprimé en français, tous les chantres de l’arabisme ont réagi et se sont mis à parler de dangers «supposés» tout en quémandant, par allusions à peine voilées, des postes au chef de l’Etat. Boumediene ne s’est exprimé en français que dans une seule interview avec Francis Jeanson, d’ailleurs non rendue publique. Lotfi El Kholi et Ahmed Baha’Eddine me disaient, il y a quelques années, qu’ils ne comprenaient pas du tout le fonctionnement de certains intellectuels «arabisants» qui, au lieu de profiter d’une autre langue de civilisation, le français, veulent l’exclure du champ culturel algérien. «C’est le complexe du colonisé qui les harcèlent, me confiait Lotfi el Kholi, comme si le français, l’arabe et le berbère devaient obligatoirement entrer en guerre. » La politique berbère concoctée par les officines colonialistes utilisa cette question dans le but de diviser les Algériens (voir l’excellent ouvrage de Charles- Robert Ageron, L’Algérie algérienne, De Napoléon III à De Gaulle, Sindbad) et de favoriser les conflits et les tensions entre les arabophones présentés comme des nomades venus d’Arabie et les berbérophones, prétendument originaires d’Europe. Cette manœuvre n’avait pas réussi et n’avait aucunement démobilisé les militants de la cause nationale qui, malgré la gravité de la crise de 1949 que sous-tendait cette question, s’étaient réunis en groupe pour déclencher ensemble la lutte armée. Les neuf premiers combattants de la révolution qui déclenchèrent la lutte de libération, venus des quatre coins de l’Algérie profonde qui s’insurgèrent contre leur propre direction (celle du MTLD), parlaient aisément la langue française et l’avaient utilisée contre le colonisateur qui voulait les diviser. Aucun complexe. C’est un peu l’histoire de Prospéro et de Caliban de La Tempête de Shakespearequi se trouve ainsi mise en pratique en Algérie. L’arabe «littéraire», langue officielle écrite mais non utilisée dans la vie courante, présentée comme unique et unificatrice, est affublé du statut de langue nationale et officielle. Ce qui est paradoxal, c’est la reproduction de l’expérience française où on a vu une langue minoritaire, celle de l’Ile de France, devenir nationale. Le modèle sclérosant français de l’Etat-Nation fut reproduit sans aucune interrogation. Ainsi, ceux qui s’en prennent souvent à ce qu’ils appellent «hizb frança» reproduisent tout simplement le modèle linguistique et idéologique français. Une lecture de la littérature algérienne écrite en arabe nous permet de déceler l’obsédante présence des lieux littéraires et culturels français dans ces textes. Ce qui est peu visible par exemple dans des romans rédigés en français comme ceux de Dib, de Boudjedra ou de Kateb Yacine où la présence de la littérature américaine (Dos Passos, Joyce, Fidgerald et Faulkner, entre autres) et latino-américaine est importante. L’explication est simple ; elle est à chercher du côté de la Nahda et des nombreux contacts du Machrek avec la France. Prenons le cas de El Afghani et de Abdouh qui s’insurgèrent contre les conservateurs de l’époque et qui appelèrent à un développement qui ne rejetterait pas les acquis de la culture européenne. L’arabe est une langue supranationale. Elle est le lieu d’expression employé dans un grand nombre d’appareils idéologiques (télévision, radio, presse, justice, enseignement…), elle est considérée comme un espace du pouvoir. Boualem Benhamouda, alors ministre de l’Intérieur, alla jusqu’à débaptiser les noms de villes et à chercher à arabiser les noms de familles, ce qui avait choqué à l’époque de nombreux membres du gouvernement qui remirent en question la fameuse arabisation des villes et des enseignes commerciales donnant lieu à des séances de rire dans un pays qui en manquait sérieusement. La légitime récupération de la langue arabe, en dehors des sournois jeux de pouvoirs, obéit à une logique historique. Longtemps marginalisée, détruite par les siens, elle devrait prendre une importante place dans le paysage culturel national. Ce n’est pas en usant de décrets qu’on la développe ou qu’on l’impose dans la société mais en mettant fin à la corruption, au «mégotage» antiéconomique et en la libérant des scories et des tournures emphatiques qui l’embastillent. Le travail fait par un certain nombre de linguistes et d’écrivains égyptiens et moyen-orientaux qui, depuis des décennies, luttent pour transformer cette langue est exemplaire. C’est pour cette raison que de nombreux «francophones» ne doivent pas réduire la langue arabe au baragouinage de certains lettrés arabisants algériens arriérés, encore égarés du côté de Koufa, mais doivent s’intéresser aux littératures du Machrek. Comme il ne faudrait pas se tromper sur les situations diglossiques qui ne caractérisent pas uniquement la langue arabe, mais la majorité des langues. Comme la graphie ne fait pas forcément une langue. Le langage est naturel, les langues, espaces de convention, sont fortement marquées par l’Histoire et la société. Lire Najib Mahfouz, Jamal el Ghittani, San’Allah Ibrahim, Zakarya Tamer, Jabra ou Hanna Minna est une entreprise indispensable pour comprendre comment ces grands écrivains arrivent à ciseler la langue arabe et à la remodeler, lui apportant de nouveaux sens et l’investissant de nouvelles significations. Cette génération d’écrivains talentueux est le produit d’un travail de longue haleine entrepris notamment par le vice-roi d’Égypte, Mohamed Ali Pacha, qui expédia des missions en France (la première était dirigée par Rifa’a Tahtawi qui écrivit un ouvrage évoquant ce séjour, De l’or parfumé au résumé de Paris) chargées de déceler les secrets du développement et de traduire le maximum de textes possibles. Il y créa un institut des langues en 1835. En Algérie, le verbe creux semble s’ériger en règle de conduite. D’ailleurs, Mouloud Kassim Naït Belkacem me disait quelques années avant sa mort que de nombreux défenseurs de l’arabisation manquaient dramatiquement de culture et qu’ils faisaient de la langue arabe qu’ils ne maîtrisaient d’ailleurs pas un juteux fonds de commerce. Ces paroles désabusées de Mouloud Kassim qui avait été à l’époque injustement attaqué par un journaliste dans les colonnes d’ El Moudjahid hebdomadaire (en arabe, organe du FLN) sur la question de l’arabisation (selon lui, l’article aurait été soufflé au journaliste par M. C. Messadia) montrent à quel point les responsables manquaient de conviction. Aujourd’hui, la question linguistique est l’otage d’enjeux et de luttes politiques particuliers. Evoquer le point de vue selon lequel le kabyle pourrait être transcrit en caractères arabes ou enseigné uniquement dans les régions kabylophones, c’est s’attendre à de graves levées de boucliers, comme d’ailleurs parler, comme l’avait fait Mostefa Lacheraf, de bilinguisme ou de trilinguisme, c’est connaître les dures invectives teintées de contrevérités. Comme la langue est un substrat sociologique et un moyen de communication fortement marqué par les jeux historiques et idéologiques, ne serait-il pas possible d’engager des procédures référendaires ?
A. C.

Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/09/18/article.php?sid=106074&cid=41

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

Voir tous les articles de Artisan de l'ombre

S'abonner

Abonnez-vous à notre newsletter pour recevoir les mises à jour par e-mail.

Les commentaires sont fermés.

Académie Renée Vivien |
faffoo |
little voice |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | alacroiseedesarts
| Sud
| éditer livre, agent littéra...