Edition du Dimanche 06 Janvier 2008
Reportage : Hadj
La “Baâtha palace”
PÈLERINAGE 2007-2008
Par : Mustapha mohammedi
11 morts dont 1 femme littéralement étouffés par les gaz toxiques à Arafat, 4 hadjis sains de corps et d’esprit atteints de démence subite et évacués de toute urgence au pays, 750 disparus puis retrouvés dans les dédales tortueuses des souks de la Médina, choqués, hébétés ; ce pèlerinage 2007-2008 est en fin de compte à l’image de ceux qui l’ont planifié et organisé : mal barré, très mal barré. De bout en bout de la chaîne.
Des millions de dollars sont partis en fumée à cause d’une “baâtha” défaillante à laquelle nous devons les premières tuiles qui nous tomberont sur la tête dès l’aéroport international de Djeddah.
Une fourmilière cette machine où se déversent chaque demi-heure des centaines de pèlerins venus des cinq continents.
Rien à voir avec les pistes molles de Dar-El-Beïda où nos Boeing décollent avec des bouts de ficelle et atterrissent en aérobaraka.
Mais cela est une autre histoire.
Passablement fatigués par 6 heures de vol continu et titubant de sommeil, les Algériens, dès leur arrivée, sont alors triés… en fonction de la couleur de leur passeport. Ton pastel ou nuance ocre, il n’en faudra pas plus pour faire naître la suspicion au royaume wahhabite.
Une cinquantaine de personnes, dont les cinq journalistes que nous étions, est aussitôt parquée dans une chambre-isoloir, à l’abri des regards indiscrets, comme des malfrats.
Un agent de la Police des frontières procède alors à l’appel des noms qu’il écorche au passage sans ménagement. Un peu plus tard, un autre en dressera la liste par écrit. Lentement, sans se presser.
Ici, le temps, c’est l’argent.
Une heure après, un troisième Bédouin qui semble être leur chef nous dévisagera un à un, sans nous adresser la moindre parole, l’œil absent.
Quelques-uns parmi nous paniquent.
Les heures s’égrènent. Les minutes s’allongent.
Le jour se lève et les nerfs sont à fleur de peau, puis changement de décor. Une seconde équipe prend le relais. Calmement, sans tambour ni trompette et reprend tout à zéro. Un groupe d’Algérois est au bord de l’explosion.
La moutarde monte peu à peu au nez de nos compatriotes. Mais, ils se ressaisissent en grillant cigarette sur cigarette, parfois à moitié.
De nouveau, les passeports sont contrôlés, recontrôlés, triturés, décortiqués, passés à la loupe, à la moulinette.
Selon les indiscrétions de certains passagers qui ont l’habitude de ce genre de “voyage”, la police saoudienne “aux aéroports est capable, à l’heure de la rupture du jeûne, de laisser choir tous les passagers uniquement pour aller manger un morceau à la maison”.
Lorsqu’enfin arrive l’heure de la délivrance et que nous sommes autorisés à rejoindre les bus, un autre parcours du combattant attend cette fois les journalistes à qui l’on fera voir toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, y compris l’indigo, le pourpre et le carmin.
Les autorités saoudiennes ont découvert, en effet, que nos passeports n’étaient pas griffés par le moutawaf, oubli que nous devons à notre “baâtha” qui a toutes les qualités du monde sauf d’être intelligente comme on le verra plus loin.
Elle en a d’autres qui ont assuré avec ténacité la faillite de ce “maoussem”. Nous voilà donc livrés une fois de plus au bon plaisir d’une administration tatillonne, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne laisse rien au hasard. Il est 4 h du matin et nous sommes lessivés.
Comment obtenir cette fameuse griffe du moutawef — une taxe obligatoire pour tous les pèlerins — dans une aérogare où 500 000 personnes se bousculent, qui compte une centaine de bureaux, autant de banques et 10 000 fonctionnaires en keffieh sollicités de toutes parts ?
Autant dire impossible !
C’est au détour d’une aire quasi déserte que nous tombons par le plus grand des hasards sur quatre “valeureux” agents de notre “baâtha” qui dormaient sur des cartons. Ils sont théoriquement censés venir en aide à tous les Algériens qui débarquent à Djeddah, encore faudrait-il que ces Algériens les débusquent là où ils se terrent.
Le premier de ces planqués qui émarge en bons et royaux rials à la “baâtha” nous sommera de cesser de fumer, le second un peu plus cool nous indiquera d’un doigt boudiné le premier service saoudien à contacter. Manifestement, là s’arrête sa “compétence”.
Ballottés de bureau en bureau, il nous faudra presque une heure pour accomplir au pas de course toutes les formalités nécessaires et faire agréer ainsi nos passeports.
Coût de l’opération : 1 029 rials, l’équivalent de 200 euros, lesquels ne seront jamais remboursés par la “baâtha”, dont nous étions les hôtes. Elle se fera par contre un réel plaisir de prendre en charge les frais du moutawaf des journalistes de la télévision, le message est clair. Vous l’avez tous compris. Il est 5 heures, et l’aube pointe au firmament. Nous tremblons de froid sous nos minces serviettes blanches qui nous couvrent la taille et les épaules. Éreintés et au bout du rouleau, nous décidons de piquer un somme sur place à une centaine de mètres du tarmac.
Perdre sa qibla à la Mecque !
À peine avions-nous fermé l’œil que le muezzin de l’aéroport appelle déjà les fidèles à la prière du fadjr. Les salles d’eau sont prises d’assaut. Groggy par tout ce qui nous arrive, mon ami Hassan d’El Watan qui, le premier perdra sa “quibla”, fera sa prière face au Nord, juste sous l’étoile du berger. En toute bonne foi. À quelques mètres de lui, je ferai la mienne dans la direction exacte de la Kaâba, c’est-à-dire la direction opposée. Voyant le spectacle insolite de deux fidèles se prosternant dans tous les sens, un Algérien sans doute aussi paumé que nous, et qui ne manque pas d’humour, aura cette réplique : “C’est un véritable train espagnol ma parole.” Le jour se lève et nous n’avons plus rien à faire dans cet aéroport sinon récupérer nos bagages. On en a ras la casquette de ces tribulations. Et physiquement nous sommes “out”. Première surprise, le bus qui devait nous conduire à La Mecque avec le reste des passagers n’est plus là. Avec en prime la moitié de nos bagages à bord. Ils seront déposés, nous assure-t-on, dans l’un des 50 hôtels habités par nos pèlerins et gérés, sur papier, par la “baâtha”. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Avec ce qui nous reste de cabas sur les bras, nous nous mettrons sur-le-champ en quête d’un hypothétique bus qui aurait la “gentillesse” d’avoir cinq places en trop. Nous ne tenons plus sur nos jambes. Nos corps se vident minute après minute de leurs forces. Et nos membres ne répondent plus. C’est finalement un car de pèlerins somaliens qui nous offrira l’hospitalité ! Et c’est leur chauffeur, un Égyptien, qui s’offrira la nôtre. Nous prenons vite place dans l’espoir de dormir pendant le trajet. Mais peine perdue, le bus refuse de démarrer. L’Égyptien a une idée derrière la tête. Il nous compte une première fois puis descend. Il nous recompte une seconde fois et disparaît pour faire ses courses. Puis il revient à la charge pour nous recompter une troisième fois et quitte l’engin.
Au bout d’une demi-heure, il reparaît, nous compte encore une fois et, voyant que le bakchich ne venait pas, nous invite à descendre pour prendre un “chay” (un thé) que nous lui payons évidemment, ainsi que la “halawiya” qui va avec. Heureusement qu’il n’a qu’un seul pancréas.
C’est apparemment tout ce qu’il pouvait gratter pour l’instant : une infusion qui n’a même pas réussi à lui brûler les lèvres ou le palais. Et fouette cocher !
Le bus pétarade, s’ébranle et s’arrache au quai du terminus pour foncer droit sur la ville sainte.
Cette fois, c’est parti. Nous nous endormons d’un seul trait comme des enfants pendant que les Somaliens entonnent un vibrant “leybek allahouma leybek” repris en chœur pendant tout le parcours. Agréable moment de répit, mais de courte durée.
La chaleur est intenable et le soleil d’Arabie, en ce jour naissant, ne fait pas de quartier. Il faut s’y habituer. Nous nous sentons tellement lourds que c’est à peine si nous ouvrons les yeux au moment des arrêts, ce qui nous coûtera d’ailleurs très cher.
Le bus se vide peu à peu. Nous arrivons à l’entrée de La Mecque. C’est le moment que choisira le chauffeur égyptien pour réclamer avec un culot désarmant un bakchich collectif.
Un Marocain perdu au milieu des Somaliens se proposera de faire la tournée des passagers et ramasser la dîme imposée par ce branquignol.
Au fur et à mesure que le bus avance, les arrêts se multiplient et les bagages sont déchargés souvent n’importe comment. Au pif. Pourvu qu’on s’en débarrasse.
Au terminus, nous nous apercevrons que nous n’avons même plus nos cabas. Nous ne possédons plus rien. Que dalle. Des clopinettes.
Le peu qui nous restait a été déchargé pendant notre sommeil. Et bien sûr, personne ne bougera le petit doigt à la “baâtha” pour nous orienter. Personne ne bougera le petit doigt pour nous aider. C’est tout juste si l’on tolère notre présence. Apparemment, nous dérangeons, nous faussons des calculs. Nous sommes la quantité négligeable qui n’a rien à faire ici.
Bref, nous sommes les empêcheurs de tourner en rond, et on nous le fera bien sentir.
Nous sommes entassés à quatre dans une chambre dans laquelle nous passerons 24 heures pour émerger de notre “coma”. Il nous faudra une journée entière remballés d’hôtel en hôtel et de point de chute en point de chute pour mettre enfin la main sur nos valises. À la mission, on en a cure et on s’en tamponne les paupières.
Et curieusement, depuis notre arrivée, tous les fax de la “baâtha” sont tombés en panne. Impossible de communiquer avec l’extérieur.
En fait, tout dépend de quel extérieur il s’agit. La mesquinerie va plus loin. Le bureau d’Internet a été fermé. C’est un jeune Saoudien d’origine algérienne qui en détient les clefs. Et comme il n’est jamais là, vous pouvez toujours courir, gambader ou hurler. Parce qu’au niveau du staff, on a d’autres chats à fouetter que d’écouter les jérémiades des pèlerins. On fait de la politique. On reçoit des ministres, des anciens Premiers ministres, des walis venus laver eux aussi leurs os des petits et des grands péchés terrestres. On fait de la diplomatie par la même occasion. On s’invite entre “baâtha”, on s’échange des présents, des cadeaux.
On fait de la logistique évidemment pour permettre aux “courageux” employés de la “baâtha” de manger, de boire, de roter et de prendre des forces. Il leur en faudra pour faire les boutiques, vider les bazars et les échoppes d’Ali Baba de leur or, “jaoui” et safran. Il leur en faudra même beaucoup à ces “malheureux” pour lécher les vitrines dans les quartiers cossus de Aziza et Otaïbya et ramener au bled tout ce qui peut faire plaisir à la “houma”. Mais parviendront-ils un jour à se faire pardonner la morgue et le mépris dont ils ont fait preuve à l’égard de dizaines de pèlerins pour lesquels ils ont détourné la tête ?
Certes, nous avons aussi croisé dans le lot des personnes admirables, charitables qui ont donné au cours de ce hadj sans compter, particulièrement les imams, les hommes de culte, en général, et surtout les médecins.
M. M.
6 septembre 2010
M. MOHAMMEDI