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Contribution Le baccalauréat est-il devenu un concours ? Par Mohamed-Nadjib Nini

21 août 2010

Contributions

Ce qu’il faut savoir tout d’abord, c’est que cette épreuve tombe à un moment charnière de la vie du jeune, en l’occurrence l’adolescence qui représente un cap important dans l’existence où tout change : le corps, les émotions, les sentiments, les pensées. C’est une étape de grande vulnérabilité. Difficile pour l’adolescent de trouver la juste mesure entre son imaginaire et la confrontation au monde.


Comme le rappelle Coslin (2002), la croissance physique manifeste à l’adolescence un caractère dysharmonique susceptible de provoquer des réactions, voire même des perturbations psychologiques. La puberté retentit sur la croissance en accélérant et en intensifiant ses manifestations. Ces transformations sont également liées au développement sexuel. Outre la fatigabilité et une relative fragilité générale, elles se manifestent à travers l’image de soi et l’expérience subjective des transformations pubertaires. En fait, l’adolescence, c’est d’abord et avant tout une période, un cycle de la vie, un moment du développement impliquant différents secteurs aussi bien physiologique, cognitif que socio-affectif. Ces trois secteurs vont subir des modifications majeures entraînant chaque fois des exigences d’adaptation et de transaction en se succédant tout au long de cette période. C’est ainsi qu’avec la génitalité naissante et la nécessité de vivre dans un corps dorénavant sexué, l’adolescent va devoir faire l’apprentissage de l’intimité sexuelle ; les modifications des structures cognitives vont favoriser l’accès à la pensée formelle, l’élaboration de constructs moraux et d’aller de plus en plus vers des intérêts psychosociaux et politiques (Marcia, 1980) ; l’intégration progressive de l’adolescent au monde social, sa quête d’autonomie et d’indépendance vont l’obliger à faire des choix affectifs, parfois douloureux, nécessitant la rupture progressive des liens d’attachement ; enfin l’affirmation de l’identité va venir clôturer l’adolescence imposant des choix fondamentaux qui vont permettre à l’individu de se définir d’abord pour soi ensuite pour autrui, l’engageant désormais dans la vie adulte. Ce besoin de se séparer de ses parents, cette quête de l’autonomie est en fait l’expression d’un besoin plus fondamental encore chez l’adolescent : la recherche de limites. L’adolescence est, comme la qualifie Coslin (2003, p.9), «un mouvement en quête de limites», ou de conquête de ses limites aussi bien au plan de son corps propre (alimentation, style d’habillement, performances physiques), de ses compétences intellectuelles, que dans le domaine du lien social (Alvin et Danielli, op.cit), d’où l’importance des prises de risque. Pour Coslin (2003, p.10), «l’adolescent négocie son passage à l’âge adulte à travers de multiples comportements dérogatoires, empreints de risques, cherchant ses limites et quelles sont celles d’autrui». Cette interpellation des règles et des lois, interpellation resubjectivante au sens que lui attribue Gutton (op.cit.), dans la mesure où l’adolescent est tenu de construire d’autres valeurs, cherchant dans son entourage proche familial et lointain, les étayeurs nécessaires à ses constructions, cette interpellation vise donc, plus ou moins consciemment chez l’adolescent, à provoquer une réaction et a un sens de communication dialectique interactive (Coslin, 2003). Selon Coslin (2003), la recherche de limites et de prise de risque est en relation avec les transgressions adolescentes, transgressions pensées par lui comme dynamiques et s’apparentant à la progression. Pour Coslin (2003, p.7) en effet, «la transgression s’avère nécessaire à l’adolescence, dans la mesure où elle permet au jeune de progresser et de rompre avec ces images parentales qui étaient structurantes pour l’enfant mais qui ne suffisent plus à son actuel développement». En fait, toutes les conduites dérogatoires de l’adolescence, toutes les prises de risque, souvent à la limite de la déviance ou du pathologique traduisent, comme l’écrit Marty (2001), les recherches que font ces adolescents pour trouver une issue à leur mal-être, pour se sentir vivant, pour maintenir, via les éprouvés corporels liés à ces agissements, le sentiment d’une continuité dans leur existence. Ces conduites sont en fait, selon Marty, des manifestations à la fois de la difficulté ressentie par l’adolescent à entrer dans le processus d’adolescence mais en même temps de l’engagement dans ce processus par la voie d’une activité qui donne à l’adolescent l’impression de pouvoir lutter contre le sentiment d’être agi, contre l’envahissement pubertaire dont il se sent être la victime. Agir, quitte à ce que l’acte soit passagèrement «hors norme», ou encore «limite». C’est très souvent, pour reprendre l’expression heureuse de D.W. Winnicott (1967, cité par Marty, ibid.), un signe d’espoir : «quelque chose s’exprime et s’adresse à quelqu’un». Cette notion de prise de risque et de transgression, cette interpellation des lois et des normes à travers des conduites dérogatoires nous font clairement comprendre que, bien qu’étant un fait individuel, l’adolescence est aussi un fait social et qu’elle évolue parallèlement aux faits sociaux qu’elle interpelle (Coslin, 2003, p.4). Car les diverses tâches de l’adolescent, affirmer l’identité sexuelle ou accéder à l’autonomie sociale, se construisent à partir de réponses offertes par la société des adultes et des programmes sociaux qui définissent le passage au statut d’adulte. Cependant, l’adolescent étant un individu normatif qui choisit de créer ses propres normes, il est souvent amené à remettre en question ces réponses offertes par la société des adultes à travers une démarche de négociation souvent transgressive. Mais s’il y a transgression, il y a aussi transaction nous dit Coslin (1996), pour qui, en agissant ainsi, l’adolescent négocie en fait son identité et son autonomie, s’engageant dans une reconstruction sociale de négociation. Ainsi, la conquête de l’autonomie ne va pas sans poser de problèmes à l’adolescent car en s’éloignant de ses parents, il se retrouve en quelque sorte «dans la rue», selon l’expression d’Alvin et Marcelli (2005), obligé de s’intégrer à un nouvel environnement qui est le cercle social. Cela va nécessiter pour l’adolescent une adaptation à des situations nouvelles, adaptation qui peut être difficile, voire même impossible, pour un certain nombre de jeunes d’où le recours à l’expression corporelle et à toute cette cohorte de plaintes somatiques qui ont amené Coslin (1996) à qualifier cette période de la vie «d’état pathologique normal», manifestations symptomatiques qui ne sont en définitive que l’expression d’un mal-être dans une société où l’adolescent a de plus en plus de mal à trouver sa place, une société en perpétuelle mutation dans laquelle les normes et valeurs d’hier n’ont plus cours. Cela est d’autant plus vrai pour l’adolescent algérien chez qui les modifications importantes propres à cet âge, tant au plan biologique qu’au plan de son environnement social (familial et scolaire) exposent plus particulièrement à ce types de problèmes alors même que la notion d’adolescent et la réalité de l’adolescence, inexistantes dans les structures sociales traditionnelles, sont le fait historique de modifications sociales relativement récentes : allongement de la scolarité, report de l’entrée dans la vie active, report de l’âge du mariage induisant une dépendance économique et affective particulière à l’égard des parents, bien au-delà de l’âge de la puberté. L’importance de la prise en compte du fait social dans la compréhension de la problématique de l’adolescence est donc incontournable pour bien cerner les stratégies de faire face de l’adolescent aux prises avec ses difficultés internes et comprendre comment il arrive à «déplacer ses besoins insatisfaits et impossibles à satisfaire sur les relations aux autres ou sur des relations autres ; vers des liens de socialisation diversifiés avec les autres adultes, mais aussi avec les pairs, ou encore vers des investissements sublimés sportifs, culturel, artistiques, etc., ce qui peut lui permettre de découvrir différents rôles sociaux et de faire des expériences» (Alvin et Daniellei, op.cit., p.38). Cette expérimentation de rôle permet donc de comprendre les stratégies de faire face de l’adolescent dans une société insécure, une société qui le confronte de plus en plus au chômage et à la marginalisation. Le milieu social et culturel pèse donc lourdement sur le déroulement de l’adolescence et sur le comportement de l’adolescent (Origlia et Ouillon, 1977). La prise en compte du fait social et son incidence sur cette période de la vie est donc capitale à saisir, ce qui a fait dire à Gasch (1973) que «l’adolescence ne peut devenir une étape de développement significative que si elle est mieux assise sociologiquement». Dans cet «entre-deux» (l’enfance et l’âge adulte) qui est le propre même du processus adolescence, les réponses que peut ou ne peut donner l’environnement social à l’adolescent en quête de sa propre autonomie sont déterminantes à bien des égards. Parmi ces réponses sociales, l’examen du baccalauréat qui est une épreuve qui vient clôturer la fin d’un cycle scolaire vient se situer justement au beau milieu de ce carrefour déterminant dans la vie du jeune. Cette épreuve qui est un moment-clé dans l’évolution du jeune le préparant à ces futurs engagements adultes tend cependant à devenir un véritable challenge, un défi à relever pour accéder à un statut ou, encore mieux, pour conquérir un statut de plus en plus problématique compte tenu des difficultés que rencontrent les jeunes pour accéder à une formation de leur choix et s’insérer ainsi dans le monde des adultes. L’accès à l’université est de ce point de vue une étape capitale dans la vie du jeune pour s’affranchir mais aussi et surtout pour «devenir». Avec le baccalauréat en poche, le jeune cesse définitivement d’être considéré comme un enfant aux yeux des parents qui voient dorénavant en lui un adulte capable de prendre son destin entre ses propres mains. D’ailleurs, beaucoup de parents le disent clairement : «Maintenant qu’il ou elle a eu son bac, ma mission est terminée.» Ainsi, grâce à ce diplôme, l’adolescent est maintenant considéré comme un «initié», comme quelqu’un qui sait où il va et qui doit faire ses propres choix. D’ailleurs, la réussite à cet examen est vécue comme une véritable promotion sociale du jeune qui, dès lors, et jusqu’à un certain point, va être considéré comme autonome pour ne pas dire adulte. En effet, pour certains parents, dès que le jeune accède à l’université, il n’émarge plus sur le budget parental puisqu’il va être boursier. Par ailleurs, cette réussite au baccalauréat est suivie d’un autre rituel tout aussi significatif : les fêtes qu’on organise pour célébrer cet événement et qui lui confèrent une valeur plus symbolique encore, au même titre que les fêtes ritualisées des sociétés dites primitives à l’occasion des célébrations de la puberté. D’autre part, la manière dont cet examen est préparé, l’implication des parents dans sa préparation, tout le rituel mis en place tout au long de l’année pour apprêter le candidat (cours particuliers, préparation psychologique, etc.), lui confèrent une valeur toute particulière. L’examen du baccalauréat tend ainsi à devenir l’équivalent du rite initiatique de la puberté qu’on observe dans les sociétés dites primitives. En effet, dans les sociétés primitives, l’adolescent devenait adulte après avoir subi un rite de passage qui l’intégrait au sein de la communauté et prenait place dans son histoire. Ces rituels de puberté et de re-naissance avaient une place considérable dans l’histoire du sujet. Ces rites initiatiques supposaient l’abandon des positions archaïques primitives décrites par Bettelheim (1971). Dans ces sociétés, la puberté physiologique signait la nécessité pour l’enfant de changer de statut, changement qui était rendu manifeste grâce à ces rites et qui, au-delà de leur symbolique sexuelle manifeste, introduisaient l’individu dans l’ordre des réalités sociales et culturelles de son groupe permettant ainsi au jeune d’accéder aux fonctions sociales de l’adulte. Aujourd’hui, avec l’avènement de l’ère industrielle et la spécialisation de plus en plus poussée, avant d’accéder aux fonctions sociales de l’adulte, le jeune pubère est d’abord soumis à une période d’apprentissage de plus en plus longue qui retarde son accès au monde du travail et donc à la responsabilité économique. L’allongement de la durée des études, le temps de plus en plus long mis pour l’apprentissage d’un métier, l’accès tardif au mariage ont démesurément allongé l’adolescence et comme le dit Claes (op.cit., p.49) «dans notre société, le passage à l’état adulte n’est pas institutionnalisé et le programme qui régit la transition entre l’adolescence et l’âge adulte est plus flou, plus ouvert mais singulièrement plus complexe, puisqu’il est dicté par des règles de formation et de spécialisation professionnelles… » Ainsi, dans nos sociétés contemporaines, il n’y a pas de «passage institutionnalisé» entre l’enfance et l’âge adulte ; point donc de rites de passage comme c’était le cas dans les sociétés dites primitives. On ne peut de ce fait qu’observer l’absence de telles rites dans les sociétés modernes, à moins, comme le dit Claes (op.cit.), qu’on ne tienne pour des rites d’initiation les fêtes religieuses qui se déroulent à l’adolescence, comme la communion solennelle chez les chrétiens ou le Bahrmiza chez les juifs, ou encore certaines formes d’engagement dans les mouvements de jeunesse ou le passage de l’école élémentaire à l’école secondaire. De ce point de vue, l’examen du baccalauréat, qui est une épreuve à laquelle on soumet le jeune, même s’il survient un peu plus tardivement, remplit parfaitement cette exigence lui conférant la valeur d’un rite de passage, même s’il s’agit là d’un événement limité qui n’implique que des aspects partiels de l’individu, à la différence des rites d’initiation qui engagent l’ensemble de la personne, son corps, son esprit et son statut social, comme le souligne Claes par ailleurs. Le baccalauréat et les attentes qui lui sont inhérentes, aussi bien les attentes parentales que celles du concerné lui-même, du futur «initié», vont être déterminants à bien des égards dans la réussite ou l’échec des engagements socioprofessionnels du jeune. Tout peut donc se jouer autour de cet événement et tout peut basculer aussi si les choix et les attentes mis dans cet examen ne sont pas satisfaits. Or, il se trouve justement que ces choix ne vont pas de soi compte tenu du système d’orientation mis en place et qui est en train de transformer cet examen en un concours alors même qu’on parle d’examen du baccalauréat. En effet, le jeune qui vient d’obtenir son baccalauréat ne peut choisir que si sa moyenne lui permet d’accéder à ce choix. Une moyenne fluctuante qui change chaque année en fonction du taux de réussite. Mais ce système d’orientation est si mal fait que beaucoup de jeunes se retrouvent exclus d’emblée même si, par ailleurs, ils ont une bonne moyenne mais qui est en dessous de quelques centièmes de celle qui est exigée. C’est ainsi que parfois, même des bacs avec mention ne peuvent accéder au choix. L’aberration est telle qu’il n’y a pratiquement plus de différence entre un bac obtenu avec un dix de moyenne et un bac obtenu avec un quatorze ou même un quinze de moyenne si ce quatorze ou ce quinze sont en dessous de la barre de la moyenne butoir. Par ailleurs, ceux qui obtiennent de fortes moyennes ne sont pas forcément les meilleurs. A titre d’exemple et si on prend un bac science, compte tenu de la pléthore de matières qu’il contient, on peut très bien avoir une bonne moyenne sans pour autant cartonner dans les matières principales et l’inverse est tout aussi vrai, on peut échouer à cet examen-concours même si on obtient d’excellentes notes dans les matières scientifiques si on rate les autres matières. Quelle est donc la valeur de cette orientation biaisée par un programme qui ne reflète nullement la valeur scientifique du baccalauréat obtenu ? Comment peut-on, sur la base d’une moyenne qui ne reflète nullement le niveau réel du candidat, orienter ce dernier vers telle ou telle filière et que fait-on des attentes et des espoirs de tous ceux qui n’ont pas eu la chance d’obtenir cette moyenne qui a transformé le baccalauréat en un véritable concours ? Car c’est bien le cas, nous ne sommes plus face à un examen mais bel et bien face à un concours extrêmement sélectif qui peut laisser sur le carreau des milliers de jeunes, brisant ainsi un élan vital prometteur et tuant dans l’œuf cette volonté d’émancipation naissante. Pour contourner cet écueil, beaucoup de jeunes vont tout simplement repasser cet examen autant de fois que nécessaire jusqu’à l’obtention de la «moyenne-sésame». Mais combien sont-ils ces jeunes qui vont se soumettre ainsi à la récapitulation de cette épreuve ? Ils sont certes nombreux, mais la masse écrasante de ceux qui n’ont pas pu obtenir la moyenne-sésame vont tout bonnement se soumettre à cette injuste fatalité et traîner leur insatisfaction d’une faculté à l’autre jusqu’à épuisement de tout leur potentiel pour finir, et ils sont nombreux, par abandonner toute volonté de poursuivre des études supérieures. D’autres essayent de partir à l’étranger, mais est-ce une solution ? C’est ainsi qu’après la joie de la réussite et le sentiment d’avoir triomphé d’une épreuve capitale, l’épreuve ultime menant à l’agrégation sociale et à l’émancipation, le réveil est brutal et tous ceux qui n’ont pas eu le choix, et ils sont les plus nombreux, vont se sentir floués. En effet, que fait-on de leurs souhaits, de leurs désirs d’advenir ? Comment peut-on décider à leur place de ce qu’ils ont toujours rêvé de faire ? A quoi cela sert-il d’avoir un baccalauréat si, par la suite, celui-ci ne leur permet pas d’aller de l’avant, d’achever ce processus d’émancipation par des choix qui méritent l’engagement. Le baccalauréat n’est donc plus un examen, c’est un concours, mais est-ce normal qu’un examen généraliste qui boucle la fin du cycle secondaire devienne aussi sélectif ? Bien sûr que non. Le baccalauréat est un examen et doit le rester. Maintenant et si on doit à tout prix sélectionner, cela ne doit pas se faire par le biais du baccalauréat, mais à l’université, par le biais d’années préparatoires. Ainsi, le jeune qui décidera de s’engager dans telle ou telle filière le fera en connaissance de cause parce qu’il sait dans quoi il s’engage et sur quoi il va être jugé, c’est-à-dire un programme conforme au choix décidé ce que le baccalauréat ne peut en aucun cas permettre. Le baccalauréat reste un profil général qui nécessite un affinement par la suite dans le cadre de classes préparatoires au terme desquelles le candidat saura véritablement s’il est fait ou non pour cette filière puisqu’il aura été confronté aux prémices, aux bases de ce qu’il aura à apprendre par la suite s’il passe avec succès le cap de l’année ou des deux années préparatoires. Maintenant et si l’épreuve du baccalauréat est cet équivalent de rite initiatique, de rite d’agrégation émancipatrice et si le jeune découvre en définitive que cette épreuve à laquelle il s’est préparé et qu’il vient de subir avec succès ne lui permet pas de faire les choix qui ont motivé son engagement, il va croire qu’il a été leurré, que le monde social auquel il rêve de s’intégrer avec une identité nouvellement acquise, une identité qui lui donne une visibilité sociale refuse en fait de l’admettre dans son giron en multipliant les obstacles, exactement comme cet oisillon arrivé à maturité, à qui on vient de rogner les ailes et qui sera par conséquent incapable de voler. C’est ainsi que ce formidable processus d’identisation va brusquement tourner court donnant lieu à un intense sentiment d’incompréhension, d’incomplétude et même de solitude. Le jeune va se sentir rejeté. Livré à lui-même, il va devoir se réinventer. Et pour exister, pour «être» dans un environnement qui le renie, il est souvent amené à adopter des conduites parfois à la limite de la pathologie, de la déviance ou de la défiance. Car, et si comme l’écrit Erikson (1972, p.135), «si un jeune doit s’apercevoir que l’environnement tente de le dépouiller trop radicalement de toutes les formes d’expression qui lui permettent de développer et d’intégrer l’étape suivante, il pourrait résister avec la sauvage énergie rencontrée chez les animaux qui subitement sont contraints de défendre leur vie». Devant le hiatus extraordinaire entre leurs aspirations et la réalité qui leur est imposée, victimes d’un système éducatif obsolète, un système éducatif moribond qui est en vérité le seul coupable de cette situation de non-droit à laquelle on soumet le jeune qui devient la victime expiatoire d’une institution éducative dépassée, périmée et dont nous n’avons pas encore fini d’en subir les contrecoups, pour faire face et pour ne pas succomber à des formes encore plus mortifères d’affirmation de soi, il reste à ces jeunes auxquels on a confisqué même leurs rêves, à ces jeunes qui ne rêvent plus, une seule idée en tête, en fait le seul rêve ou encore le seul choix que ce système a échoué à leur confisquer : fuir ce pays, quitter l’Algérie dans le but d’une situation meilleure en Europe, au Canada ou même en Australie. Ainsi, en l’absence de perspectives viables, quand on se sent spolié dans ses choix les plus fondamentaux, des choix qui méritent l’engagement, beaucoup de jeunes songent ou plutôt rêvent d’obtenir le fameux visa pour l’étranger, le visa de tous les rêves. Sinon, en l’absence d’autres perspectives et à cause de la retraite anticipée à laquelle ils sont contraints, comme l’écrit Rouag (op.cit.), retraite qui leur ôte leur raison de vivre et parce qu’ils ne se sentent plus désirés ni dans leur vie intime, ni dans leur existence sociale, ils finissent par éprouver d’intenses sentiments de solitude et de désespoir, sentiments qui les poussent à vouloir donner corps, coûte que coûte, à ce rêve impossible en jouant avec leur vie pour se prouver, à eux-mêmes et aux autres, qu’ils méritent d’exister. Flirtant avec la mort, sur de frêles esquifs, ils n’ont plus d’autres choix que de brûler leur vie pour ainsi dire et le terme utilisé ne signifie rien d’autre que ce qu’il veut bien signifier «harraga». Brûler quoi ? Sinon leur propre vie.
M.-N. N.
Références
Alvin, P. et Danielli, D. (2005), Médecine de l’adolescent,2e édition, Paris, Masson.
Bettelheim, B. (1971), Les blessures symboliques, Paris, Gallimard.
Claes, M. (1986), L’expérience adolescente, 2e édition, Bruxelles, Pierre Mardaga.
Coslin, P.G. (1996), Les adolescents devant les déviances, Paris, PUF.
Coslin, P.G. (2002), Psychologie de l’adolescent, Paris, Armand Colin.
Coslin, P.G. (2003), Les conduites à risque à l’adolescence, Paris, Armand Colin.
Erikson, E.H. (1972), Adolescence et crise, la quête de l’identité, Paris, Flammarion.
Guach, G.P. (1973), L’adolescent et son corps, Paris, Ed. Universitaires.
Gutton, Ph. (2000), Conduite à risque, in D. Houzel, M. Emmanuelli et F. Moggio, Dictionnaire de Psychopathologie de l’Enfant et de l’adolescent, Paris, PUF.
Marcia, J.E. (1980), Identity in adolescence En Adelson, J. Handbook, adolescent psychology. New York, Wiley 1980).
Marty, P. (2001), L a psychose pubertaire, une impasse du processus d’adolescence, revue de psychothérapie psychanalytique de groupe 2001-1, n°36, p. 153- 166.
Origlia, D. et Ouillon, H. (1977), L’adolescent : La croissance, la formation de la personnalité, la vocation professionnelle, la sexualité, le sens moral, le rôle du milieu et de l’école, ESF.
Rouag, A. (2002), Les ZHUN et la marginalité sociale chez les jeunes, Actes du Séminaire Les jeunes en difficulté du 15 mai 2002, Revue du Laboratoire d’analyse des processus sociaux et institutionnels (LAPSI), n° 00, pp.38-51, décembre.

Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/08/21/article.php?sid=104836&cid=41

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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