Noir et blanc Par : Mustapha Mohammedi

Edition du Samedi 12 Juin 2010 L’Algérie profonde Noir et blanc   Par : Mustapha Mohammedi

Il était venu s’installer dans la grande ville quinze jours après l’indépendance. Il avait ramené ses deux brus, ses trois petits  enfants, ses fils et, bien sûr, sa vieille compagne qui ne se remettra jamais de la perte de son aîné, tombé au champ d’honneur. Elle en souffrait en silence et bien souvent on la surprenait essuyant pudiquement des larmes furtives de peur d’indisposer le vieux “lion”. Lui aussi en souffrait, encore plus secrètement peut-être, mais il réussissait toujours à garder derrière son masque imperturbable qui lui seyait si bien et qui lui donnait l’air d’un juste, la légitime sérénité des sages. Avec son port tout en noblesse, son burnous à large envergure, son sinueux turban noué autour de la tête comme un reptile apprivoisé et sa bâton taillé dans le plus vigoureux des oliviers, l’auguste vieillard ressemblait à un roi à la couronne d’étoffe et au sceptre de bois. C’était l’époque où les vieillards de son âge étaient écoutés, respectés, recherchés même pour la sagesse de leur médiation et leur sentence avait toujours pouvoir de verdict. Un verdict moral certes, mais sans appel. C’était l’époque où d’un seul mouvement de canne, il calmait les esprit les plus surchauffés, les plus excités sans que personne trouvait à redire. Et puis, le temps fera inexorablement et impitoyablement son œuvre. L’onde de choc des profondes mutations que connaît la grande ville ne tardera pas à frapper de plein fouet le tissu urbain et à modifier par petites couches successives l’esprit et les mœurs des hommes. Les uns prendront leurs distances avec le code d’une hiérarchie qu’ils estiment sclérosée et les autres adoreront dorénavant de nouveaux dieux tels que l’argent, les plaisirs et les postes bien en vue. Déchu désormais d’un ordre qu’il n’est plus le sien et d’une autorité qu’il tenait par la vertu de ses vieux ans, le vieil homme s’apercevra qu’il était au-delà d’un monde qui disparaissait. Il se rendra vite compte qu’il était en deçà d’un monde qui ne sera jamais le sien. Il comprendra dès lors, que ce n’était pas lui, mais le monde qui changeait et qu’il était inutile, parfaitement inutile de menacer le soleil qui se lève, lui, le vieillard qui se meurt…

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