Edition du Dimanche 20 Juin 2010
Chronique
Libérer l’Histoire ?
Par : Mustapha Hammouche
Le système politique issu du détournement putschiste de la guerre de libération a mis près de trente ans avant de libérer l’espace politique, au début des années 1990. Depuis,
il s’investit à le piéger pour enlever toute efficacité à cette ouverture. Pour ce faire, aucun moyen n’est ménagé : répression, enrôlement politique de l’administration, de la justice, du fisc, de l’armée, de la police, création et financement d’acteurs politiques, médiatiques, syndicaux et sociaux factices ou déférents, corruption salariale de certaines catégories d’encadrement et des élites sportives et culturelles, étouffement du mouvement syndical et associatif autonome… C’est dire que rien n’est laissé au hasard ou à la portée de la libre volonté citoyenne.
Mais tout système qui tend au totalitarisme laisse, par contrainte ou par inadvertance, quelques interstices où des éléments de liberté peuvent s’exprimer.
Le pouvoir a le souci permanent de détecter ces lézardes du contrôle total pour les colmater. C’est dans cet esprit qu’il a suspendu l’agrément de partis et de journaux autres que ceux qu’il suscite, pénalisé le délit de presse… écrite, prolongé l’état d’urgence et, récemment, créé la police d’Internet sous le couvert de lutte contre la cybercriminalité.
Depuis quelque temps, un livre de Saïd Sadi sur la vie et la mort du colonel Amirouche a mis en émoi l’establishment du pouvoir, en lui rappelant que les impostures imposées par le monopole historiographique peuvent à tout moment être révélées. Il n’en fallait pas plus pour qu’une cascade de “contributions” d’acteurs qui, parfois, n’avaient point consenti à témoigner, sont venues “rectifier” le récit subversif.
Le statut de l’auteur lui a peut-être évité le bûcher. Mais le sérail, qui se veut détenteur exclusif d’une vérité historique accommodée à la légitimité unique qu’il revendique, vient de se mettre en quête du pouvoir de prescrire la manière d’écrire l’Histoire.
Dans ce “sursaut” épistémologique, c’est Ali Kafi qui décréta, le premier, que l’Histoire doit être la matière des seuls historiens. Aura-t-on tout de même le droit de raconter un paysage sans être géographe ? Puis ce fut au tour du responsable de l’organisation de la promotion de la langue de nous promettre une redéfinition préalable des concepts pour encadrer les futures initiatives en matière d’Histoire.
Les représentants du système politique sont peut-être convaincus que celui-ci dispose de l’autorité de définir les concepts et ignorer que l’histoire, comme discipline scientifique, a vocation à adopter et à définir ses propres instruments, sans interdire les libres contributions de ceux que les expériences humaines du passé intéressent. Il n’en fallait pas plus pour que le président de l’association des anciens condamnés à mort revendique une école qui nous apprendrait à écrire l’Histoire !
En attendant de créer une section d’historiens en uniforme, les éditeurs de fatwas historiques jouissent des privilèges dus aux hautes fonctions de l’État. Libérer l’Histoire ? On ne peut pas le demander à un système de castes qui craint toutes les libertés, en ce qu’elles ont de commun de porter le risque d’évolution.
M. H.
musthammouche@yahoo.fr
13 août 2010
Contributions, Histoire