KIOSQUE ARABE
Brûler des pneus, faute de calories
Par Ahmed Halli
halliahmed@hotmail.com
Imam attitré de plusieurs quotidiens nationaux, cheikh Chems-Eddine n’est pas ce qu’on appelle un opposant furieux au régime. Il va même dans le même sens que le ministre du Culte, Ghoullamallah,
lorsqu’il dénonce le fondamentalisme wahhabite.
Normal, c’est un aîné autocratique et un vigoureux concurrent pour le salafisme local, dit malékite. A trop vouloir dépasser le maître, on s’essouffle et on perd du terrain. D’abord, en oubliant ce très vieil adage, sans doute biblique : ventre affamé n’a point d’oreille. Or, en appelant ces derniers jours au boycott de la viande indienne, il risquait fort de ne pas être entendu. D’abord, parce qu’il s’adressait à un public qui en veut uniquement pour son argent, en cette veille de Ramadan. Et l’argent des Algériens, on sait ce qu’il vaut aux étals des fruits et légumes et aux comptoirs réfrigérés des bouchers. Le buffle indien, pour nos consommateurs, c’est un pis-aller, mais c’est mieux que rien, c’est-à-dire une viande hors de prix et inaccessible. Au rayon boucherie, le mieux reste encore l’ennemi du bien. Ensuite, quelle mouche (à buffle) a donc piqué le cheikh de la simplification contre la complication, pour qu’il s’oppose ainsi à la volonté nationale ? Car, il s’agit bien de volonté nationale, puisque, pour une fois, le peuple est d’accord pour manger, n’oublions pas que c’est le Ramadan, et que le gouvernement consent à le nourrir. Dans ce pays où tout est géré en fonction de l’urgence, et dans l’urgence, on peut obliger le bon peuple à se serrer la ceinture durant toute l’année, sauf durant la période du jeûne. Aucun gouvernement, aussi peu compétent qu’il soit, ne peut ignorer que nos concitoyens ne se résoudront jamais à manger maigre pendant le mois de carême. Or, on peut brûler des pneus, autant par manque de calories que par déficit en logements décents. Grâce à l’expérience acquise sur tous les théâtres d’émeutes, dites populaires, les experts peuvent établir désormais un barème national. Ils peuvent dire, avec une précision diabolique, combien de pneus de camions il faut brûler pour un F3 et comment se surpasser pour avoir l’interphone et la TNT. Oui, ils peuvent faire cela, nos experts, mais demandez-leur combien de roues de vélos partiront en fumée, pour un steak ou pour un brik, et vous les verrez rester bouche bée. Non, il n’y a pas un seul gouvernement musulman, au monde, qui soit prêt à livrer des équipements anti-émeutes tout neufs à la vindicte de citoyens qui ont la dent ! Chems-Eddine a choisi de faire de l’opposition, en période de pénurie cruelle d’opposants, et de matières à s’opposer. Il fait front contre un consensus national qui ne se réalise que durant le mois sacré, mois de l’abnégation et de l’effort sur soi, qu’ils disent. D’accord ! Dites-moi un peu comment convaincre un estomac qui a déserté les talons et s’installe durant trente jours dans les orbites oculaires ? Avoir les yeux plus gros que le ventre, c’est l’exercice diurne de tous les Algériens, à charge pour eux d’inverser la tendance à la tombée de la nuit. Cheikh Chems- Eddine a perdu de vue, semble-t- il, ces réalités, à moins qu’il n’ait obéi à d’étranges injonctions d’origine inconnue. Il devrait savoir, comme nous tous, que lorsque le ventre est plein, la tête se met à chanter (bien lire chanter, et non psalmodier). Comment aller à contre-courant de cette communion spirituelle et digestive, lorsque gouvernants et gouvernés salivent devant une chorba à l’indienne? Peut-on ignorer superbement, drapé dans sa gandoura pakistanaise, les vertus alimentaires de ce buffle indien ? Nos dirigeants, omnipotents et ventripotents, savaient certainement ce qu’ils faisaient en optant précisément pour cette viande-là. Soucieux de la santé du peuple, autant que de la leur, et comme le berger veillant à son troupeau, ils ont choisi une viande à faible teneur en cholestérol, cette malédiction algérienne. Voilà encore un argument majeur que cheikh Chems- Eddine a occulté : tous les Algériens accumulent des performances en matière de cholestérol. Ce ne sont pas seulement nos routes et nos rues qui bouchonnent, mais nos artères aussi. Le cholestérol, c’est tellement nouveau en Algérie, qu’on s’en réclame comme d’une médaille acquise sur de douteux champs de bataille. C’est nouveau, et donc adorable, comme toutes les maladies qu’on attrape au filet à papillons. On ne s’attardera pas plus longuement sur les autres qualités nutritives de cette viande exceptionnelle, nous assurent des confrères bien informés, comme sa richesse en magnésium, un bienfait pour nos chérubins scolarisés. Voilà donc qui devrait ravir nos deux caricaturistes du moment, Dilem et Le Hic, au lieu de susciter chez eux ce que je perçois comme une sourde inquiétude(1). Il ya quelques années, à l’époque de la «décennie grise»(2), le gouvernement avait eu recours à l’importation massive de viande australienne pour faire face aux besoins nutritionnels autant que rituels. Les imams, proches du Front islamique du salut (FIS), ou s’en rapprochant, avaient décidé que le mouton australien était «haram», au prétexte que son appendice caudal n’avait pas les mensurations légales. À ce moment-là, j’avais commis, dans un hebdomadaire disparu, une chronique dans laquelle je suggérais aux imams anti-queues de s’intéresser plutôt à l’authenticité des moutons vendus dans le pays. Il suffisait pour cela de vérifier, dans une petite ville de l’est, que les mâles attributs attachés à la bête n’avaient pas été cousus par la main experte du boucher sur une carcasse de brebis. Une pratique à laquelle certains marchands s’adonnaient régulièrement et massivement de notoriété publique. Mais, comme ils donnaient généreusement lors des quêtes du vendredi, à la sortie des mosquées, personne n’y trouvait à redire. Le boycott aurait donc presque réussi si l’appel s’était adressé à des citoyens repus, espérant aller au paradis, tout en étant heureux ici-bas. Las, le peuple était aussi mal luné, aussi mal nourri, quoique moins sujet à des poussées de fièvre qu’aujourd’hui. Le mouton australien a donc fait son office, en attendant que notre cheptel se reconstitue et que nous entreprenions de le décimer encore et encore. L’appel de Cheikh Chems-Eddine aurait sans doute eu plus de chances d’être entendu, lors de la «décennie grise» qu’aujourd’hui. Hier, le FIS tenait la rue et les quartiers, mais il avait affaire à une forte résistance, autant au sein du gouvernement que dans la société civile, encore balbutiante, mais étouffée depuis. De nos jours, jeter l’opprobre sur le buffle indien, c’est souder davantage un peuple qui s’enflamma jadis pour le FIS et un pouvoir qui applique le programme du même FIS. Le gouvernement et le peuple tiennent à vivre un Ramadan sans encombre et surtout avec viande, d’où qu’elle provienne. C’est juste une nouvelle expérience à tenter, dans l’urgence, après avoir fait l’essai de produits, certes avec l’étiquette d’origine, mais sans date de péremption. Alors, le buffle indien…
A. H.
(1) Je ne comprends pas cette méfiance vis-à-vis de la viande indienne et des plats indiens en général. J’en ai mangé régulièrement durant des mois et je n’en suis pas mort. Enfin, pas encore…
(2) Que les médias ont baptisée hâtivement «décennie noire», ne pouvant lire dans le marc de café et deviner ce que serait la suite.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/08/09/article.php?sid=104273&cid=8
9 août 2010
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