Edition du Dimanche 18 Juillet 2010
Dans les années soixante-dix, les étudiants algérois avaient, eux aussi, leur quartier latin délimité en bas par le boulevard Amirouche et le Bout’mitch et en haut par la fac centrale, le Marhaba, la Brasserie et le Cercle des étudiants pour n’en citer que les plus fréquentés.
C’est dans ces hauts lieux de débats et de libations (gazeuses au cercle) qu’on croisait le fer entre étudiants. On était heureux, car on inventait chaque jour le monde à défaut d’inventer l’Algérie qui, déjà, se passait de sa jeunesse juste bonne à entonner les slogans. Heureux, vraiment ? Je ne sais pas. Mais comme on avait la jeunesse, nos matins étaient toujours ensoleillés. On dormait tard, on se levait tôt. Nous n’avions ni Sartre ni Beauvoir à nous mettre sous la dent. Juste Bourdieu et Samir Amine qui pointaient de temps en temps leurs museaux pour nous mettre en appétit en nous distillant quelques bribes de concepts. Mais on avait Maurice et sa douce musique qui était notre cri de reconnaissance à cette époque. Le refrain sonne encore et encore à mes oreilles : “Maurice… Maurice… il faut que tu réussisses…” Maurice ? Qui est Maurice ? Les quinquas connaissent sûrement. Plus jeunes, ce n’est pas sûr. Maurice était notre héros du Cercle des étudiants. Il était serveur. Et dans son genre, un maître. De ceux qui en impose. Un artiste comme on en a plus revu. Il fallait le voir zigzaguer entre les tables, plateaux à la main gauche, alors que la droite jonglait avec une bouteille de limonade. Il faisait notre délice. Tout était pénurie à cette époque. Sauf le rire qu’on trouvait à profusion grâce à Maurice. Le terrible Maurice pour ceux qui ne le connaissent pas et qui ont le malheur de le héler : “Hé garçon !” d’abord il les ignore. Et quand ces impertinents reviennent à la charge, il vient vers eux avec sa démarche sautillante et sa tournure de danseur de tango. Bien campé sur ses deux jambes, sourcils levés, longue chevelure rejetée en arrière, il les toise de son regard d’encre, les regarde de haut, les pèse, les soupèse. Et leur susurre d’une voix d’aristocrate s’adressant à la plèbe : “À votre service Messieurs !” Ceux qui l’ont confondu avec un garçon de table réalisent à son élocution, son ton et son style, que l’homme n’est rien de tel. Pire, il leur fait comprendre que s’il est lui garçon de table, eux viennent d’en dessous, de l’étable ! La leçon apprise, il fallait les voir, commander tête basse leurs consommations avec un tel respect qu’on croirait qu’ils s’adressent à une idole. Et il était une idole. Notre idole. Comme tout mythe, Maurice était entouré d’un halo de mystère. On se disait qu’il avait servi au Café Flore, Bd St Germain, haut lieu de l’intelligentsia parisienne. On murmurait qu’il avait connu Sartre et Beauvoir. Et qu’ils exigeaient, oui monsieur, d’être servi par le seul Maurice. On chuchotait que la grande Simone lui a même fait les yeux doux. En vain. Car Maurice ne mélangeait pas les torchons avec les serviettes. Et puis, hein, trop vieille pour lui, n’est-ce pas ? Pour en avoir le cœur net, entre deux consommations, on posait mille questions à notre artiste. Il nous répondait par le sourire, un sourire énigmatique qui ajoutait à son mystère. Comme son surnom d’ailleurs : Maurice alors qu’il avait sûrement un nom à consonance algérienne. Et puis, le cursus universitaire prenant fin, on oublia le Cercle des étudiants pour la vie active. On s’éloigna de Maurice. Et de nos idéaux de jeunesse. Et quand on revint sur les traces de notre vie d’hier, on ne trouva point notre homme. Volatilisé. Disparu comme il était apparu. Bien plus tard, j’apprendrai qu’il est mort dans son village de Kabylie, là où il y a de l’altitude. De la hauteur. Sa vraie place. Comme elle est aussi dans les cœurs de tous ceux qui ont croisé sa route.
H. G.
hagrine@gmail.com
18 juillet 2010
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