Retour aux jours ordinaires. L’escapade du football ayant duré à peine deux semaines, l’on a presque envie de dire que ce sentiment d’inachevé est dans l’ordre des choses. Les grands-messes des stades n’étant que des euphorisants du patriotisme sectaire, fallait-il souhaiter y succomber plus longtemps ? Certes, les temples du sport constituent d’excellents lieux de communion mais, ont-ils jamais été les bons repères où vient se ressourcer un pays ? Hormis les cimetières où trouve-t-on trace d’une identité sinon dans les manuels d’histoire ? Loin du tumulte médiatique auquel nous ne sommes plus conviés, le pays retrouve sa raison, son humilité et sa mémoire.
C’est qu’en cette fin de mois de juin, deux gisants nous donnent rendez-vous. Boudiaf (le 29) et Maâtoub Lounès (le 25) nous interpellent au sujet de cette amnésie rampante qui ronge et altère le souvenir. En effet, dans le compagnonnage pesant de la mort nous avions appris, depuis vingt ans, à banaliser sa présence jusqu’à escamoter les commémorations. De plus en plus discrètes, celles-ci ne réunissent plus que quelques fidèles qui se rendent à El-Alia ou bien à Taourirt-Moussa. L’homme politique et le troubadour révolté s’installent désormais dans la confidentialité de l’éternité. Terrible signe des temps pour ce pays dont les dirigeants ont perdu le sens de la grandeur afin de n’avoir pas à sanctifier les pères fondateurs. L’homme du 1er Novembre 54 inhumé dans le très officiel carré des héros, là où paraît-il l’immortalité a pris ses quartiers depuis l’indépendance, subit la censure officielle tout comme il fut de son vivant effacé des livres d’histoire. C’est que ce leader de la première heure, quasiment inconnu dans l’opinion au lendemain de son retour de l’exil marocain (11 janvier 1992), a réussi à se faire admettre et se faire aimer par les petites gens tant il rayonnait par la sincérité. Il touchait par son style nourri plus d’interrogations que de certitudes, prenant ainsi le contre-pied de ses prédécesseurs. Cela a rapidement suffi pour capter l’intérêt des jeunes générations jusqu’alors maintenues dans l’ignorance totale de pans entiers de l’histoire du mouvement national. Instance morale plus que chef d’Etat, il ne nourrissait par ailleurs aucun complexe vis-à-vis de l’étiquette de sa fonction. Moins compassé dans la communication, il avait fait sienne la langue vivante du petit peuple quand il s’adressait aux élites formatées par le discours univoque du parti unique. S’exprimant avec une spontanéité inhabituelle pour l’opinion, il parvint à marquer l’imaginaire collectif. En six mois de présence à la tête de l’Etat, il avait appris aux Algériens les rudiments oubliés de la grandeur de la nation et de la rectitude de la puissance publique. La force de sa conviction et la charge de probité qu’il représentait contribuèrent grandement à faire reculer dans le pays la fatalité de la reddition face à la montée de l’islamisme armé. Dans une société déchirée et blessée de toutes parts, il incarna le réarmement moral qui lui manquait. C’est cet élan, dont la pédagogie du personnage était à l’origine, qui fut brisé le 29 juin 1992. L’on a longtemps épilogué sur ce crime majeur sans jamais parvenir à faire la lumière. Il est vrai que le temps politique n’est pas le même que celui de l’histoire, elle qui ne sait éclairer qu’après la levée de la prescription si commode à la fameuse raison d’Etat. Mais est-ce pour autant concevable d’escamoter systématiquement les références à son courage et à sa leçon au moment où, précisément, l’Etat vacille sous le poids des turpitudes de ses commis ? C’est ce déni de mémoire et de reconnaissance, imputable essentiellement au pouvoir, qui participe au rabaissement du sentiment national dont il est le premier à se plaindre paradoxalement ! En janvier 1992, alors que la république était jetée dans le ruisseau et l’Etat aspiré par le désordre, n’était-ce pas ce commandeur qui parvint à soustraire la nation de l’effondrement et la dislocation ? Aujourd’hui, Boudiaf et Maâtoub Lounès symbolisent, chacun selon sa dimension et sa fonction, ce qu’il reste pour ce pays de repères de notre passé récent. Privés de sanctification officielle, ils seront revisités par les cercles restreints dans une intimité qui confine à la clandestinité. Or, comment expliquer cette sélectivité dans les commémorations sinon par la peur-panique d’un pouvoir de voir ressusciter des contre-modèles vertueux qui dévoilent l’échec moral de sa longue pratique ? Autrement dit, le fantôme de Boudiaf demeure à ses yeux celui du procureur. Toute la culture du régime repose sur cette crainte. Celle du «mort qui saisit le vif» et lui intente un procès en infidélité aux idéaux d’un pays sans rechange.
Par Boubakeur Hamidechi
hamidechiboubakeur@yahoo.fr
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/06/26/article.php?sid=102080&cid=8
26 juin 2010
Contributions