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L’année de la fièvre, de Camus et de la Coupe du monde le 12 Juin, 2010

21 juin 2010

Contributions

Ce fut cette année-là, racontera-t-on plus tard, l’année de la corruption et de la Coupe du monde, ce fut cette année-là, une année froide et quelconque, qu’on découvrit l’ampleur de la fièvre et que la Kabylie bascula dans l’inimaginable. L’évènement, rupture malvenue avec l’ordre habituel

des choses, boulot-bistrot-dodo, boulot-mosquée-télé, l’évènement avait été accueilli avec irritation et mépris, « un tintamarre » avait dit le Premier ministre de l’époque, « un tintamarre de clown rétroactif », précisa un chroniqueur d’Oran, pendant qu’un ministre fraîchement désigné, d’Oran lui aussi, se gaussait de ces zouaouas  fantasques qui osaient faire de la politique, que le patriarche du Lac maudissait les aventuriers et que le docteur-écrivain S. rassurait l’opinion par une litote : « C’est une épidémie sans lendemain. »

Comme c’était aussi l’année du 50è anniversaire de la mort d’Albert Camus, quelqu’un observa que tout cela était écrit, déjà écrit, que cette façon puérile d’ignorer le chaos rappelait celle qui servit à ignorer la peste à Oran justement, et qu’une fois de plus, le fléau n’était pas à la mesure de l’homme. 

C’était l’année de la corruption et de la Coupe du monde, racontera-ton, une année froide et quelconque, l’année du 50è anniversaire de la mort d’Albert Camus et comme les livres sont faits pour fixer l’histoire, on déduisit que ces jeunes kabyles emportés par la fièvre descendaient sans doute de ces enfants qui côtoyaient les rats, des enfants en loques qui disputaient à des chiens le contenu d’une poubelle et que le journaliste Camus avait surpris un petit matin de 1939, à Tizi-Ouzou. Comment s’étonner alors de la peste ? La fièvre avait eu tout le temps de croître, soixante-dix ans à rôder autour du gourbi misérable, autour du même âne croûteux et décharné qui servait à transporter les fagots, comme au temps de la distribution de grains, des sœurs blanches et du pasteur Rolland, « mangez mon enfant et rappelez-vous du Seigneur… » 

Mais qui s’en rappellerait, puisque le fléau n’était pas à la mesure de l’homme ? 

Comme autrefois, en effet, alors même que la fièvre, soudaine mais inéluctable, avait déjà gangréné des dizaines de milliers d’âmes exaspérées, il fut décrété en haut lieu que le vertige ne tenait pas devant la raison. Tout cela était écrit, déjà écrit. Comme dans La peste : « Il est vrai que le mot “peste” avait été prononcé, il est vrai qu’à la minute même le fléau secouait et jetait à terre une ou deux victimes. Mais quoi, cela pouvait s’arrêter. Ce qu’il fallait faire, c’était reconnaître clairement ce qui devait être reconnu, chasser enfin toutes ces ombres inutiles et prendre les mesures qui convenaient. Ensuite la peste s’arrêterait parce que la peste ne s’imaginait pas ou s’imaginait faussement. »

Tout cela était écrit, déjà écrit, rien n’avait changé dans la cité, comme autrefois dans Oran, toujours la même métropole léthargique où « tout le mauvais goût de l’Europe et de l’Orient s’y est donné rendez-vous », cité commerçante et affairiste où il ne semble pas y avoir de place pour l’inutile, et comme dans Oran, du temps de la peste, au plus fort de l’absurde, au plus fort de l’épidémie, on avait continué à faire des affaires, de l’argent, une vie ordinaire, bien remplie – « du même air frénétique et absent » -, faite d’ennuis et d’habitudes, les mêmes promenades « sur le même boulevard », les mêmes restaurants bruyants et les mêmes terrasses de bistrots, Dieu et les affaires, cité de l’argent et des habitudes, où l’on n’avait pas vu venir ce printemps fatidique qui emporta la Kabylie, mais comment s’apercevoir du printemps dans la ville toujours « sans pigeons, sans arbres et sans jardins », où ne se produit « ni battements d’ailes, ni froissements de feuilles », la cité où «  le changement des saisons ne s’y lit que dans le ciel », ou se devine, aux fleurs que les « petits vendeurs » ramènent des «  banlieues » ?

C’était l’année du chômage et des harragas, et la fièvre qui faisait contraste avec la routine de la population, venait révéler l’enfermement de l’homme dans la prison de sa propre condition humaine. Comme du temps de la peste, relisons Camus,  « il y a ceux qui sont dehors et libres, et ceux qui sont dedans et enfermés. »
Il n’était plus besoin de relire Camus pour découvrir que c’est pour échapper de cette prison-là  que les jeunes kabyles avaient opté pour la fièvre, pour ne plus être captif du quotidien et de ses habitudes, « Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts »

Oui, racontera-t-on plus tard, c’était l’année de la corruption et de la Coupe du monde, une année froide et quelconque, l’année du 50è anniversaire de la mort d’Albert Camus, et le fléau qui venait bouleverser l’ordre habituel des choses, vécu comme une véritable intrusion surnaturelle, invraisemblable dans l’ordinaire des habitants, avait été raillé, dédaigné, craint, ignoré, comme ont été ignorées les injustices, les mensonges dits au nom de Dieu et de Novembre, les dictatures, la peste, le nazisme, l’islamisme…Et vive l’ennui à heure fixe,  « les joies simples » et les « associations de boulomanes ».
Non, le fléau n’était pas à la mesure de l’homme.

*****

En vérité, le docteur S. savait tout cela.
La fièvre était inéluctable et il l’avait dit  dans El Watan le 20 décembre 2006 : « L’Algérie risque de devenir la Yougoslavie de l’Afrique du Nord », citant les revendications  non encore satisfaites de la Kabylie et préconisant – déjà ! – la régionalisation, en tout cas l’attribution de larges prérogatives aux régions.
Le docteur S. savait tout cela mais, pourtant, trois ans et demi plus tard, il  s’était menti à lui-même, déclarant, à propos de la fièvre kabyle, « C’est une fièvre sans lendemain ». C’est cela la petite faiblesse du docteur S. : il ne répugne pas à se contredire. Il sait que ce sont ceux qui ont des idées bien arrêtées qui vont mourir, à l’instar du père Paneloux qui préférera se substituer à la vie plutôt que d’admettre l’évidence et de renoncer à sa confiance aveugle en Dieu. Le docteur S., comme le patriarche du lac, avait fait sienne l’infirmité générale, le manque d’imagination de l’homme qui refuse finalement de croire à ce qui se présente à lui, le système abstrait établi dans une société qui ôte à l’homme ses responsabilités vis-à-vis de lui-même, ou encore du fléau qui confronte l’homme à la fragilité de sa condition.  Oh, bien sûr, le docteur Rieux, dans La peste, avait commencé, lui aussi, par se mentir, quand, malgré l’avancée de l’épidémie, il répondra au juge Othon : « Ce n’est rien. »  Mais, à la différence du docteur S., Rieux finira par reconnaître le fléau, et on l’entendit, un matin que le port sera fermé et que les cafés n’eurent plus grand-chose à servir, laisser tomber douloureusement : « Oui Castel, dit-il, c’est à peine croyable, mais il semble bien que ce soit la peste. »
Seulement voilà : le docteur S. veut être aussi Rieux, qui déclare n’avoir ni le goût de l’héroïsme ni celui de la sainteté. Tout ce qu’il veut c’est « être un homme » Et être un homme ce n’est pas accepter, subir, mais se révolter et être solidaire. Alors, on entendit le docteur S. refuser le découragement, l’humiliation et la résignation de l’homme devant un mystère qui le dépasserait et déclarer, comme le docteur Rieux, « … qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. » Mais pour combien de temps encore ? Et le croit-il vraiment ? Comme le docteur Rieux qui savait que soigner la peste est quasi impossible et que les vaccins envoyés de la capitale s’avèreront sans effets, le docteur S n’ignore rien de la ténacité de la fièvre kabyle. Ira-t-il, cependant, jusqu’à affronter la fièvre, s’y mêler, comme autrefois le docteur Rieux qui comprit le seul comportement possible « était de bien faire son métier » ? Reconnaître clairement ce qui devait être reconnu, chasser enfin les ombres inutiles et prendre les mesures qui convenaient…Abandonnera-t-il la grandiloquence,  la grande ennemie de Rieux chroniqueur, les mots ronflants, les phrases bien cadencées qui ne servent en fait qu’à masquer la réalité pour faire juste son métier, même si soigner la fièvre est impossible ? Sera-t-il, comme Rieux, juste cet être humain qui n’aura pas succombé au sortilège du renoncement ?
Peut-être alors, même si le fléau, la fièvre comme la peste, ne disparaîtra jamais, peut-être alors les hommes auront-ils su être capables de tirer la leçon du fléau et de montrer qu’ils sont vraiment des hommes en sachant vivre en tant qu’hommes.
C’était l’année de la corruption et de la Coupe du monde, racontera-ton, une année froide et quelconque, l’année du 50è anniversaire de la mort d’Albert Camus.

Mohamed Benchicou

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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