On ne s’attendait pas à ce que la mort d’un général de l’armée coloniale, qui a organisé une industrie routinière de la torture de masse, provoque une quelconque contrition chez les représentants qualifiés de la droite française. On est néanmoins choqué par l’exercice de révisionnisme auquel s’est livré Henri Guaino, conseiller spécial de la présidence française et rédacteur de discours présidentiel. Et à ce titre, on présume qu’il sait parfaitement ce qu’il dit.
Or, M. Guaino affirme que cette vieille connaissance de tant de suppliciés algériens a «accompli la mission qu’on lui avait confiée
avec beaucoup d’intelligence, beaucoup d’humanité». Et pour que l’on ne se trompe pas, le rédacteur des discours de Sarkozy affirme que ce qui «est contesté en Algérie, ce n’est pas l’action d’un militaire comme Bigeard, c’est la légitimité de cette guerre (…). L’armée a fait ce qu’on lui demandait de faire. Il n’est pas bon de chercher tant d’années après à établir les responsabilités et à faire la comptabilité des crimes qui ont été commis de part et d’autre». Plus révisionniste que cela
L’éloge «républicain» de «l’humanité» d’un criminel – le mot est neutre : c’est un qualificatif juridique qui a donné un nom à une technique d’élimination de prisonniers torturés à mort -, est d’autant plus insupportable que les tueurs de l’occupation sont hissés au même rang que ceux qui ont pris les armes pour se libérer de l’oppression coloniale.
Les «crevettes Bigeard», selon la terrifiante formule du secrétaire général de police Paul Teitgen, ne sont évidemment plus là pour témoigner de la bestialité de celui dont l’humanité est célébrée par un intellectuel organique d’Etat.
Le propos du vrai auteur de l’édifiant discours de Dakar est révélateur d’un état d’esprit et d’une idéologie inquiétante, un néo-conservatisme «débarrassé de ses complexes» derrière un nationalisme aux connotations très identitaires, ne revendiquant qu’obliquement ses références.
Quel est le nom de cette idéologie qui porte les criminels au rang des héros, qui met un signe d’égalité entre les exécutants sans âme de l’ignominie et ceux qui revendiquaient leur liberté, qui prône l’effacement de l’histoire ?
La mémoire lacunaire de cet intellectuel organique mérite qu’on lui rappelle qu’il y eut des officiers français qui ont condamné la torture, au nom de l’honneur militaire et de celui de la France. Ces officiers, contrairement à «l’intelligent» et «humain» Bigeard, ont refusé d’ordonner, de justifier ou de légitimer des méthodes qui condamnent et déshonorent irrémédiablement ceux qui les utilisent.
Le nom, authentiquement glorieux, du général Jacques Pâris de la Bollardière, est dans tous les esprits. Car, contrairement à ce qu’affirme le très prolixe conseiller, le général Bigeard a failli à l’honneur et a sali l’uniforme qu’il portait. Faut-il sourire à l’évocation de l’humanisme du tortionnaire ? Ou bien faut-il en déduire que les souffrances infligées à des milliers d’hommes «moins humains» ne seraient que péchés véniels qui ne déshumanisent par leurs auteurs ?
Fort heureusement, nombre d’hommes politiques et d’historiens français ont une approche beaucoup plus critique. Il n’en reste pas moins que cette oraison traduit toute la difficulté d’une droite attirée par ses extrêmes à regarder l’Histoire en face sans autoflagellation mais sans mystification.
Dédouaner post mortem un criminel de guerre qui n’a jamais eu le courage d’assumer ses actes au prétexte qu’il n’avait fait que servir dans une guerre où tous auraient commis des atrocités, est une injure à la mémoire de milliers de torturés. Une insulte à tous les suppliciés, jetés dans une Méditerranée que l’on voudrait aujourd’hui, paradoxalement, unifier.
20 juin 2010
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