Ils sont rares à avoir vécu ce moment, ce moment de solitude impaire de tout le reste de l’humanité : l’Emir Abdelkader quand il a abandonné son dernier cheval à Ghazaouet, Boudiaf quand il a entendu le rideau bouger derrière lui, Chadli lisant une lettre devant la caméra, Saâdane quand Ghezzal
a cassé le match en deux avec sa main. Que va devenir cet homme ? Hier, une grosse rumeur de café expliquait déjà que l’entraîneur national qui nous a entraînés très haut et très bas, a fui en France. Le pays aime ce délicieux frisson du désastre ou la haute cime des klaxons. Il aime se fabriquer des scénarios de fuite et d’exil. Que va devenir cet homme qui a pris son visage dans ses mains quand le ballon slovène a troué notre drapeau ? Rentrer chez lui ? On se souvient en 86 que ce Peuple a tenté de brûler sa maison et a giflé son fils. Saâdane est donc aujourd’hui seul, unique, isolé, attendu, sollicité, peu cru, démenti, pas élu. Tout le sort que méritait Bouteflika par exemple, et dont Saâdane écope finalement. Car ce qu’on reproche pour l’un, vaut surtout pour l’autre et sa génération : promettre la victoire puis expliquer l’échec par le climat ou le terrain, croire que les moyens peuvent fabriquer une bonne fin, hésiter sur les stratégies, maintenir des joueurs ou des ministres malgré l’avis des spécialistes et croire qu’une grande victoire (celle de Oum Dourmane pour l’un et de novembre pour l’autre) est la garantie d’un avenir cadenassé par des liesses et des applaudissements.
Le peuple est-il injuste ? Oui et non. C’est un peuple, pas un cadeau, ni une poignée de main facile. L’après-match sera dur et surtout très long. Il va durer des années et cela le peuple ne le pardonne pas. Trop de routines et de mastications nous attendent au retour de l’Afrique du Sud. Revenir vers où ? Vers ce que nous avons été forcés d’avaler depuis deux ou trois décennies ? L’épopée Saâdane a été, du point de vue d’un Freud chef de Daïra, une harga alternative et un moyen de réaliser la lévitation collective. Saâdane est donc un homme seul et impair face à l’addition totale de tous les Algériens, d’ici et surtout d’ailleurs, qui le regardent en même temps et il doit se sentir mal, injustement coupable de ce qu’est devenu l’Indépendance alors que c’est la faute de tous et pas seulement de sa casquette. Mais pourquoi en veut-on plus à Saâdane qu’à ceux qui nous trompés, volés, menti et méprisés ? Techniquement : parce qu’il n’a pas d’armée pour nous frapper, ni d’argent pour corrompre la majorité, ni de parti politique d’Alliance pour nous occuper avec de la farine. Symboliquement : parce que nous avions cru en cet homme qui nous paraissait sincère et qui jouait des matchs que l’on ne pouvait pas frauder. Faut-il en vouloir à cet homme très seul ? Juste un peu, pas à l’excès. C’est un homme qui nous a donné de la joie, des drapeaux, des passeports et de belles chansons. Ce que tout un Pouvoir n’a pas réussi à distribuer depuis la mort de Boumediene.
16 juin 2010
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