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Adieu, ma Zouli (II)* par Boudaoud Mohamed

10 juin 2010

Contributions

Alors, continue Mec Toubek, le noiraud au visage ratatiné a prononcé ces paroles : « Femme ! Comment oses-tu venir ici me raconter que la diablesse a été attentivement examinée par la vieille ? Me prends-tu pour un imbécile ?



Les yeux de ta mère ne sont même pas foutus de faire la différence entre un cafard et une olive ! Je l’ai vu de mes propres yeux en avaler deux en gémissant de plaisir !

Je venais tout juste de les écraser dans la cuisine.

D’un autre côté, en plus de ces nuages sombres qui lui bouchent la vue, elle n’arrête pas de trembler et ses doigts frétillent comme des asticots !… Alors, dis-moi ! Comment veux-tu que je fasse confiance aux paroles d’une carcasse détraquée qui vibre sans trêve ? Dieu Tout-Puissant, j’ai épousé une ânesse ! Retourne là-bas et vérifie toi-même minutieusement si la folle a subi des dommages déshonorants ! Utilise la torche électrique qui se trouve dans la caisse en bois dans laquelle je range mes outils ! Change les piles ! Quant à ton fils aîné, à ce mulet qui lui tourne autour en brandissant un couteau, dis-lui de cesser son cinéma ! J’ai horreur des frimeurs ! Cette poule a beau caqueter, ouvrir ses ailes, se gonfler et hérisser ses plumes, elle reste ce qu’elle est : une poule pommadée et huilée ! C’est moi qui commande ici ! C’est moi qui donne les ordres ! C’est moi qui déciderai du sort qui attend cette chèvre habitée par Satan. Et voici mes décisions. La folle, je vais la marier au berger de Bachir ould Djillali. Ce boiteux est le mari qu’il faut pour cette débauchée. Il la matera ! Il saura comment la corriger ! Je l’ai vu une fois tuer un bouc d’un seul coup de poing en plein museau ! L’animal dérangeait les femelles !… En particulier, l’une d’elles que le berger appelle Zizi. Pour ce qui est de ce délicat parfumé et efféminé, on va l’enfermer dans ce garage en attendant de vérifier si cet espion dégoûtant de Kaddour est au courant ou pas de ce qui s’est passé ici cette nuit. Cette merde avec deux pattes est capable d’empuantir le restant de mes jours. Ensuite, j’aviserai… »

Une nouvelle toux, ajoute Mec Toubek, plus violente que la première empoigne le noiraud et lui coupe la parole. Pendant quelques instants, elle le ballotte furieusement, lui arrachant un nuage de poussière et une autre boule caoutchouteuse plus épaisse et plus sanguinolente que la précédente qui gisait encore sur le sol, couverte de mouches vertes et bleues. Quand il crache cette affreuse gomme, une vapeur noire s’échappe de sa bouche, dessinant dans l’air une forme qui rappelle la tête d’un squelette. Lorsque la toux libère son corps, le noiraud arrange son turban et dit d’une voix éraillée : « Maintenant, que quelqu’un parmi vous glisse soigneusement ces deux crachats que je viens d’expulser de mes poumons dans un flacon. Je l’emporterai demain chez Badra la voyante pour qu’elle me confirme le bonheur qui m’attend dans les jours à venir. Car cette toux est en train de nettoyer vigoureusement mes profondeurs des saletés qui s’y sont accumulées à cause de la vie de merde que je mène dans cette maison peuplée de fous. Ma viande baigne dans une atmosphère trouble et suspecte.

Dangereuse ! Annonciatrice de malheurs ! Bagarres, hurlements, bruits étranges et angoissants pendant la nuit, chuchotements louches et silences brusques, froissements, frémissements, gémissements, odeurs sataniques, appareils et objets douteux, taches et traces indéfinissables, complots, traîtrises ; à longueur de journée, je suis encerclé de bruissements et de sifflements terrifiants ! Mais Dieu, le Clémént, le Miséricordieux s’est toujours porté à mon secours ! Cette toux bénie me débarrassera des impuretés que vous m’avez inoculées dans le sang, maudite progéniture ! Non, je ne suis pas malade ! Je vivrai encore cent ans ! De longues années lumineuses et florissantes m’attendent ! J’entends des plantes charnues couleur de chair qui murmurent mon nom avec douceur, qui m’enveloppent soyeusement ! Elles dégagent un parfum enivrant qui imprègne ma chair et la purifie ! Je vivrai ! Je ne mourrai pas ! Je n’ai pas encore vécu ! Dieu ne le permettra pas ! Amen !»

Mec Toubek se tait, la gorge empâtée par l’émotion. Des minutes courbées sous le poids d’un lourd silence s’ensuivent. Vis Tewek enfonce sa main dans sa poche et en tire une petite plaquette, de laquelle il détache un comprimé jaune foncé qu’il avale. Depuis un bon moment, une petite faim picotait son estomac. Mais absorbé par l’histoire de son ami, il avait oublié de se nourrir. Péniblement, Mek Toubek reprend le fil de son récit.

Il raconte que le noiraud a brusquement éclaté en sanglots. Après quoi, plongeant sa main droite profondément au fond des vêtements fatigués et délavés qui couvrent son corps, il sort un grand morceau de tissu décoloré et chiffonné, se mouche dedans longuement et méticuleusement, s’en éponge les yeux et le visage, puis le remet dans le trou qui le contenait. Ensuite, ajoute Mec Toubek, l’homme s’approche de lui lentement, comme s’il craignait de tomber en ruine, et se met à l’observer avec des yeux jaunes presque entièrement cachés par des paupières noires et plissées comme un pruneau sec : « Qui es-tu ? Comment oses-tu pénétrer dans ma maison et salir ma réputation ? Qui t’a élevé de cette manière, espèce de chien ? Si tu es encore en vie jusqu’à maintenant, c’est grâce à ce cochon de Kaddour qui a les yeux braqués jour et nuit sur les maisons des gens ! Sinon, à l’heure qu’il est, tu serais une viande en train de se vider de son sang sur le ciment de ce garage ! Je t’aurais déjà coupé la gorge ! »

Mec Toubek s’interrompe un instant pour reprendre son souffle puis poursuit son histoire. Il dit que le noiraud, après avoir examiné avec curiosité ses habits et son casque traducteur, a dit : « Qui es-tu ? Pourquoi es-tu habillé de la sorte ? Quel est cet objet bizarre que tu as sur la tête ? De toute ma vie, depuis que je m’agite sur cette terre, depuis que j’ai quitté le ventre de ma mère, je n’ai jamais vu pareil costume sur un être humain ! On dirait que tu sors d’un film ! Qui es-tu ? Parle ! »

Mec Toubek rapporte qu’il a répondu par ces paroles : « Je suis un Mélancolicien. Je viens d’une autre planète. C’est la première fois que je visite la terre… » Mais le noiraud a crié, le réduisant au silence : « Tu te fous de ma gueule, fils de chien ! Je vais t’écrabouiller le visage avec une hache pour te montrer qui je suis ! Vous avez entendu ? Ce mignon vient d’une autre planète ! Alors, explique-moi enfant de garce ! Si tu viens d’une autre terre, comment se fait-il que tu parles et que tu comprennes notre langue ? »

Mec Toubek dit qu’il a eu cette réponse : « Je ne parle pas votre langue. C’est ce casque qui me permet de vous parler et de vous comprendre. Il est muni d’appareils qui traduisent automatiquement vos paroles en ma langue et les miennes en la vôtre. Si vous désirez une preuve de ce que je dis, appuyez sur le bouton jaune de la commande bleue fixée à ma ceinture, et vous m’entendrez parler en ma langue maternelle. Ensuite, si vous voulez que je puisse continuer de communiquer avec vous, il vous faudra appuyer alors sur le bouton rouge. » Les hommes demeurent à leur place, visiblement troublés par ce qu’ils viennent d’entendre.

Leurs visages expriment une curiosité inquiète et soupçonneuse. Mais ils ne disent rien lorsqu’ils voient les doigts osseux et tremblants de leur père se tendre vers le bouton jaune.

Mec Toubek raconte qu’il s’est mis ensuite à parler en sa langue, disant ces quelques mots : « Vrik tisvac dida dida jlig chnouc bresk dida dida Zouli. » Les hommes le regardent d’un air abruti, la bouche ouverte. Le moustachu au regard torve se met à crier et à gesticuler, zébrant l’air de son couteau. Le noiraud ne lui accorde aucune attention, tend la main vers la commande, applique doucement son index sur le bouton rouge, et fait des signes à Mec Toubek, lui demandant de répéter ce qu’il vient de dire. Comprenant ce qu’on exige de lui, Mec Toubek reprend : « Zouli est jolie ! Je ne lui faisais pas de mal ! Je la consolais ! » Le moustachu aux yeux torves explose : « Il ne manquait plus que ça ! Ce singe se moque de nous ! C’est de ta fille Zoulikha qu’il parle ainsi papa ! Il l’appelle Zouli ! Qu’attendons-nous pour lui trancher le cou ? » Mais le noiraud frappe violemment le sol de son pied droit en aboyant : « Ferme ta gueule ! J’ai besoin de calme pour mener à bien mon enquête ! Je ne veux pas d’idiots qui gigotent autour de moi quand je réfléchis ! Pose ce couteau et tiens-toi tranquille ! Je t’ai déjà expliqué que c’est moi qui commande dans cette maison ! Maintenant, je dois découvrir un moyen qui me prouvera que ce voyou n’est pas en train de m’embobiner. Je vais me concentrer sur le problème. Silence ! »

Mais la voix du jeune homme qui porte des lunettes empêche le silence de s’établir. Il s’approche de son père et déclare : « Papa, je crois que j’ai la solution de ton problème ! C’est simple ! Tu mettras son casque et lui parlera en ce qu’il prétend être sa langue maternelle ! S’il ne ment pas, ses paroles parviendront à tes oreilles traduites en notre langue ! Sinon, ça voudra dire qu’il a inventé toute cette histoire pour échapper au châtiment ! Es-tu d’accord, papa ? » Le visage du noiraud s’illumine : « Tu as raison, mon fils ! C’est une chance d’avoir un gosse aussi intelligent que toi ! Nous allons immédiatement appliquer ta solution ! Détachez-le pour qu’il puisse enlever son casque. Je ne veux pas que cet appareil soit bousillé par vos mains tordues ! »

Mais la porte s’est ouverte et une femme est apparue dans l’encadrement. C’est celle à qui le noiraud avait demandé d’examiner Zouli avec une torche électrique. C’est son épouse. Elle dit : « La lumière a confirmé les dires de ma mère. La folle est intacte. RAS. Je l’ai fouillée de fond en comble. Mais sa chair est brûlante. Mais ses lèvres sont gonflées et rouges comme des coquelicots. Ce chien l’a ensorcelée. Je l’ai baillonnée une deuxième fois pour que les filles n’entendent pas les paroles enflammées que lui souffle le Diable. Cependant, ma mère n’est plus à la maison. J’ai envoyé notre fils aîné la chercher dans la rue et les environs. Elle a disparu. Elle a sûrement entendu les durs propos que tu as eus à son sujet tantôt. En dépit des apparences, elle possède des oreilles très fines. Elle est capable de capter des paroles prononcées dans les maisons situées de l’autre côté de la rue ! Sa mémoire doit être peuplée de secrets. Et comme elle est très fière, elle est partie. Elle a donc disparu. »

Mec Toubek raconte qu’ayant entendu ces paroles, le jeune homme qui porte des lunettes s’est avancé vers son père et a déclaré : « Papa, si elle n’est pas à la maison, il est très possible que ma grand-mère soit chez ce sanglier de Kaddour. Comme il est toujours aux aguets, il l’aurait vue sortir et l’aurait emmenée chez lui. Si c’est là la vérité, alors ce salaud est en ce moment en train de la cuisiner pour savoir ce qui se passe chez nous. Pour se venger de ce que tu as dit sur elle, elle va tout lui dire. Papa, notre réputation est en danger ! Bientôt, tout le peuple algérien saura que nous avons surpris un étranger sur la terrasse de notre maison en train de déshonorer ta fille.»

(A suivre)

*La première partie de ce texte a été publiée par le Quotidien d’Oran le jeudi 03/06/2010.

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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4 Réponses à “Adieu, ma Zouli (II)* par Boudaoud Mohamed”

  1. Artisans de l'ombre Dit :

    Adieu, ma Zouli (III)

    par Boudaoud Mohamed
    « Efface ces inquiétudes de ta tête, mon fils, je sais où se cache cette vieille souche desséchée, a répondu le noiraud avec une grimace de ricanement. Elle est sûrement blottie en ce moment dans cette armoire multicolore, bizarre et bancale, qu’elle a ramenée avec elle le jour où ta mère a décidé de l’installer dans ma maison. De temps à autre, en cachette, elle s’enferme dedans. Parfois, ce manège dure des heures entières. Mais rien n’échappe à mes yeux infatigables et attentifs, je sais tout ce qui se passe ici. Dans son foyer, un homme doit être un insecte hérissé d’antennes. La moindre minute d’inattention l’enfoncera dans la boue jusqu’au sommet de la tête. Ma mémoire est comme un abcès gonflé de pus. Dieu seul sait comment je ne suis pas devenu fou. Car personne ne pourrait survivre aux images, aux frôlements et aux chuchotements qui emplissent mon crâne. La première fois où j’ai surpris cette viande branlante se pelotonner à l’intérieur de son armoire, j’ai deviné aussitôt qu’il s’agit d’un de ces signes qui annoncent la folie. Alors, chaque jour je prie longuement pour qu’elle crève avant que son cerveau ne se détraque, et qu’elle ne se mette à vider ses intestins partout dans ma maison, le cul en l’air comme celui d’un singe. Laisse tomber ces craintes inutiles, et détache ce voyou ! Je veux savoir s’il vient réellement d’une autre terre comme il le prétend ou s’il fabrique des histoires pour sauver sa gorge ! Détache-le !»

    Mais Mec Toubek raconte que la voix de la femme a encore une fois désintégré le désir du noiraud, empêchant le jeune homme portant des lunettes qui s’est avancé vers lui pour le détacher, d’exécuter l’ordre de son père. Mec Toubek affirme que le visage de la femme était devenu jaune et ses yeux rouges. Voici ce qu’elle a dit : « Maman n’est pas un singe. Maman est un être humain. Comme Adam et Eve. Tes paroles sont méchantes. Tu ne l’as jamais aimée. D’ailleurs, tu n’aimes personne. Ta mère t’a allaité jusqu’à l’âge de dix ans. C’est toi qui me racontes la chose sans cesse… Maman n’est pas folle. Depuis longtemps, je suis au courant que de temps à autre elle aime s’enfermer dans l’armoire multicolore. Mais ce n’est pas là un signe de folie comme tu le déclares avec ta gorge surchargée de morve mortifère. Regarde le sol ! Il est couvert de mouches qui ont rendu l’âme ! Ce sont toutes celles qui se sont aventurées sur tes crachats !… Maman s’enferme dans l’armoire pour jouer à la poupée ! Son père était dur et lui a toujours interdit de toucher à ces jouets. Cinquante ans plus tard, les couteaux de ce plaisir étouffé durant son enfance se sont mis à larder sa chair. Craignant les mauvaises langues que sont mes belles-sœurs, je t’ai demandé de permettre à maman de vivre avec nous. Tu as accepté. Pourquoi donc cette haine maintenant ? Pourquoi ce venin ? Maman n’est pas un singe. Maman est un être humain. Comme Adam et Eve. »

    Mais ces paroles tristes et peinées n’ont eu aucun effet sur le noiraud, a dit Mec Toubek à son ami Vis Tewek. Cet homme ne donnait pas du tout l’impression d’avoir entendu ce que disait sa femme. En effet, lorsque cette dernière a fini de dérouler son sermon, le noiraud a haussé les épaules, et de sa main droite, a signifié à son fils portant des lunettes de mettre à exécution ce qu’il lui avait demandé de faire.

    Mec Toubek rapporte que le jeune homme s’est alors approché de lui, l’a délié et lui a demandé d’ôter son casque et de l’appliquer sur la tête de son père. Une fois l’appareil sur le crâne chauve du noiraud, Mec Toubek se saisit de la commande fixée à sa ceinture, la tripote pendant un instant, puis se met à parler en sa langue maternelle, disant ces quelques paroles : « Chrak buhnic dida dida gouni gadfij loiku juilmni chbeb dida dida bistef. » Après quoi, il débarrasse le noiraud du casque, le remet sur sa tête et manipule encore une fois sa commande. Tous les yeux sont maintenant fixés sur le noiraud qui, sans se presser, tend la main vers son turban posé sur le sol, s’en empare, l’observe longuement avec une moue de dégout tordant lamentablement sa bouche, puis s’enrobe négligemment la tête avec. Ensuite, il dit : « Voici ce que mes oreilles ont entendu : « Vous devriez porter tout le temps un casque, monsieur, il souligne merveilleusement la beauté de vos yeux. Le turban vous enlaidit. » Mais en quelle langue a-t-il parlé ? »

    Le jeune homme qui porte des vers répond à son père que l’étranger a parlé en une langue inconnue qui doit être sa langue maternelle, et qu’il n’a pas menti concernant ce qu’il a dit au sujet du casque. Cet appareil est réellement un traducteur automatique. « Papa, il nous faut se rendre à l’évidence, dit le jeune homme. Cet individu n’est pas un humain. C’est un extraterrestre. Que vas-tu faire de lui maintenant ? Moi, je te propose de le relacher. Car si les siens sont capables de fabriquer des engins pareils, ils doivent être capables de savoir exactement où il se trouve en ce moment et de venir le récupérer. N’oublie pas non plus l’extraordinaire véhicule avec lequel il s’est posé sur notre terrasse. Alors, que se passerait-il s’ils découvrent son corps gisant sans vie, la gorge tranchée et son sang répandu sur le sol ? Papa, réfléchis bien à la décision que tu vas prendre. En un clin d’œil, cette maison sera réduite en poussière. Ces gens doivent être très puissants. Encore pire, la colère pourrait les pousser à détruire le pays tout entier ! Papa, veux-tu être la cause du massacre de ton peuple ? »

    Le noiraud reste silencieux, donnant l’impression de ruminer les paroles sages de son fils. En vérité, il était préoccupé par les coups de griffe suivis de miaulements, qui déchiraient ses poumons depuis un moment. Brusquement, rapporte Mec Toubek, alors qu’ils attendaient tous sa voix, le noiraud s’est levé et un flot de sang noir a jailli de sa bouche. Et leurs yeux ont été attirés par quelque chose d’effroyable : deux vers gros comme un doigt, long d’environ dix centimètres, se tortillent dans la flaque de sang épais et puant qui a éclaboussé le sol du garage. La femme recule et se met à vomir. Comme paralysés, les fils ne font pas un geste. Le visage du noiraud devient cireux et ses yeux s’éteignent.

    Mec Toubek devine que l’homme va mourir. Il le dit au jeune homme qui porte des lunettes, et l’informe que s’ils le laissent faire, lui et ses frères, il peut sauver leur père. Mais ils ne profèrent pas un traître mot, fascinés par les vers qui se sont collés l’un à l’autre, copulant maintenant dans le sang encore fumant du noiraud. La femme continue de vomir. Alors, Mec Toubek s’approche du père, l’allonge doucement sur le sol, lui dénude un bras, sort de sa poche une petite trousse bleue, en extrait une seringue avec laquelle il aspire le contenu liquide d’un flacon, qu’il injecte lentement dans une veine du noiraud. Après quoi, tout en remettant ses appareils dans la trousse, il dit : « J’ai injecté dans le sang de votre père des milliers de robots invisibles à l’œil nu qui sont programmés pour détecter et réparer toutes les déficiences qui peuvent frapper un corps. En une fraction de seconde, tous ses organes seront retapés et fonctionneront à merveille, intacts de toute anomalie. Avec maintenant ces robots circulant dans les veines, cet homme qui était sur le point de mourir, a désormais devant lui au moins deux siècles à vivre en parfaite santé. »

    Un silence lourd et inquiétant s’installe sur le garage. Tous les regards sont maintenant braqués sur le noiraud. Visiblement, les paroles de Mec Toubek ont grandement impressionné ses fils et sa femme qui a subitement cessé de vomir. Le noiraud se lève avec une agilité extraordinaire. Son visage est lumineux. Il a tout entendu. Soudain, il s’empare de la trousse bleue que tient Mec Toubek dans sa main, court vers une grosse pierre qui gisait dans un coin, l’empoigne, vide la trousse sur le sol et écrase violemment les appareils qui en tombent, tout particulièrement la seringue et le flacon. Après quoi, il se relève et s’avance vers ses fils et son épouse, le visage rayonnant. Les douleurs qui broyaient son corps ont disparu.

    Il ressent un bien-être qu’il n’a jamais connu. Sa voix résonne dans le garage, nette et pure. Puissante et virile comme jamais elle ne l’a été. « Vous avez entendu ce qu’il a dit. J’ai maintenant dans le corps des millions de petites machines qui vont me nettoyer régulièrement et méticuleusement pendant au moins deux siècles encore. C’est une récompense de Dieu. Dieu m’a toujours aimé. Il était écrit que je resterai en vie longtemps après votre disparition de la terre. Je vous enterrerai tous. Mais je préfère m’en aller. Je vais vendre la maison et partir. Chacun bien sûr aura sa petite part. Maintenant que je suis jeune et en bonne santé, je vais refaire ma vie. Je recommencerai. J’ai beaucoup d’idées. Je vais réaliser les rêves qui emplissaient mes nuits. Je mènerai une vie fougueuse et ardente. J’arroserai en abondance les roses qui s’offriront à mes mains, la chair criblée voluptueusement de leurs épines vénéneuses. Je serai libre. Libre… » Mais le noiraud s’arrête brusquement de parler. Son épouse s’avance lentement vers lui, le visage déformé par une grimace effroyable. Elle tient un couteau dans la main. Médusé, il voit cette main s’élever dans l’air et s’abattre trois fois sur sa poitrine. Trois fois, il sent la lame froide et dure pénétrer dans ses poumons avec un bruit mou et fluide. Il s’affale sur le sol. (A suivre)

    Dernière publication sur 1.Bonjour de Sougueur : Mon bébé, Justin, me manque beaucoup

  2. Artisans de l'ombre Dit :

    Adieu, ma Zouli (IV)

    par Boudaoud Mohamed
    Arrivé à ce point de son récit, la voix de Mec Toubek se tait. En dépit des questions troublantes qui l’envahissent et le tourmentent à chaque fois qu’il entend les péripéties de cette histoire bizarre, Vis Tewek reste silencieux.

    Beaucoup de choses lui échappent dans le comportement de ces terriens nommés Algériens, mais il s’interdit de parler et de bouger, comme s’il craint de rompre le charme de cette aventure qui le fascine, qui l’emplit du même plaisir délicieux, bien que Mec Toubek la lui raconte pour la nième fois. Il fait nuit maintenant. Des lueurs bleues, ruisselant d’un écran géant installé à quelque distance du banc qu’ils occupent, les atteignent et lèchent doucement leur visage. Les deux amis tournent leurs regards vers l’écran et prêtent attention. Une jeune fille svelte, moulée dans un uniforme rose, des cheveux bruns coupés courts et ébouriffés, discourt sur les vertus d’une pilule verte provenant d’un petit flacon mauve qu’elle tient dans sa main, et qu’elle montre de temps à autre au spectateur. Elle dit :

    – Finis les froissements dégoûtants d’une peau se frottant contre une autre peau, d’un corps rampant sur un autre corps, disait-elle d’une voix pleine de promesses. Cette petite pilule verte vous épargnera ces attouchements humiliants, ces bruissements et ces chuchotements bestiaux.

    En ayant cette merveille à portée de la main, vous aurez un plaisir raffiné et gratuit à portée de votre chair, un plaisir savoureux qui protège votre dignité. Car désormais, vous n’êtes pas obligés de haleter derrière un partenaire, de s’humilier et de rompre devant lui. Pour obtenir les frissons délicieux dont vous avez besoin, vous ne perdrez pas votre temps à se raconter des histoires larmoyantes et idiotes, à mentir comme un terrien. L’ivresse et le plaisir que vous procurera cette petite pilule verte effaceront de votre mémoire ces vieilleries ancestrales dont raffolent les humains, ces barbares qui se multiplient dans le désordre sur ce globe pollué qu’est la Terre.

    Les chercheurs qui hantent nos laboratoires scientifiques travaillent sans répit pour votre satisfaction. Ils n’ont qu’un désir : éviter que Mélancolica ne se transforme en un réservoir de crétins et de malades mentaux comme le sont certains pays sur la Terre. Vous n’ignorez pas, que de temps à autre, de nos excursions sur cette planète, nous ramenons dans nos vaisseaux des spécimens qui sont étudiés rigoureusement par nos éminents savants. Les résultats qu’ils obtiennent convergent tous vers la même conclusion : il existe sur la Terre des peuples qui n’atteignent jamais la maturité. On ne peut même pas les considérer comme des enfants dans le sens que nous donnons ici à ce mot. Ce sont plutôt des gamins dérangés. Profondément perturbés. Ils vivent dans des frustrations qui les ont réduits au fil du temps à des machines qui produisent, en abondance, du bavardage, du mensonge, de l’hypocrisie, de la prétention, de la forfanterie, des hurlements, des pleurnicheries, du vacarme, de la violence, de la saleté, de l’incompétence, de la corruption et de la haine.

    Ce qui les caractérise peut-être le mieux, c’est le mensonge. Ils n’arrêtent pas de mentir et de se mentir. Nos savants ont été ahuris par les combinaisons neuronales qu’ils ont découvertes dans leur cerveau, qui s’opposent totalement à ce qu’ils disent. Ce sont des êtres bizarres qui vivent dans un labyrinthe qu’ils ont conçu avec des mots, compliquant chaque jour davantage son réseau. Leurs langues ruissèlent de discours avec lesquels ils fouettent violemment, frénétiquement, passionnément, les désirs poilus et visqueux qui aboient au fonds d’eux, puants et éreintés, qui les envahissent à la nuit tombée et les plongent dans les eaux gluantes, poisseuses et infectieuses des débauches oniriques.

    Nos éminents savants ont découvert aussi que les intestins jouent un rôle considérable dans la vie de ces peuplades. Le corps infesté de microbes mortels, de pulsions primitives, ils passent le plus clair de leur vie à chercher des lieux où ils peuvent se remplir la panse et soulager leurs entrailles. Pour assouvir ces désirs médiocres et repoussants, des tests ont révélé que ces individus sont capables des pires saloperies. Vous comprenez maintenant à quoi se sont attelés nos éminents savants. Ce sont toutes ces tares qu’ils veulent éviter aux citoyens de Mélancolica… »

    Mec Toubek détourne la tête et hausse les épaules. L’expression de son visage montre que le discours de la jeune fille l’a positivement irrité. Le corps brûlant et palpitant de l’Algérienne submerge sa mémoire. Un désir irrépressible de caresser sa chair plante sa longue lame effilée dans son échine. Il pense : « Aucune pilule verte ne pourra remplacer la chair véhémente et enfiévrée de ma Zouli ! Rien ne pourra me faire oublier ses gémissements et ses appels. J’ai encore sur tout mon corps les traces de ses dents et de ses ongles. J’ai encore dans mes oreilles sa voix qui me supplie de lui faire mal et de la maltraiter comme une femme désire l’être, avec amour et tendresse. Cette fille qui radote sur l’écran est une imbécile. Un robot programmé pour débiter des mots aussi froids que des glaçons. Son corps mince comme un fil n’a jamais connu le bonheur vertigineux que ressent une plante carnivore qui enveloppe sa proie de ses pétales charnus et aspire sa sève, aspire sa sève, goulûment, avidement, aspire sa sève, la vide puis la dévore…»

    Mais la voix de Vis Tewek brise le silence et effarouche les pensées de son ami, qui se dispersent et fuient avec dépit ce bruit insolent provenant de la bouche d’un individu qu’elles avaient complètement oublié. « J’exige la suite de ton aventure. Tu n’as pas le droit de me faire languir. Oublie ce distributeur de bêtises et continue de me raconter l’histoire de l’ardente Algérienne et de sa famille insolite.»

    Alors, Mec Toubek reprend son récit là où il l’avait interrompu quelques minutes auparavant. Il dit qu’après avoir reçu trois coups de couteau dans la poitrine, le noiraud s’est affalé sur le sol, les jambes subitement désossées. Etendu sur le dos, il a cherché son épouse du regard, puis l’ayant trouvée, il s’est mis à l’observer avec des yeux horriblement étonnés, comme s’il la voyait pour la première fois. Elle est là, le dominant de son corps flottant dans une robe usée et froissée, tenant un couteau ensanglanté dans sa main droite, qui le regarde, le visage déformé par la haine, prête à lui enfoncer encore la lame dans le corps, jusqu’à ce qu’il pousse son dernier soupir, jusqu’à ce qu’il crève.

    Mec Toubek raconte qu’aucun des fils du noiraud n’a bougé, ils restent tous cloués sur place, regardant leur père avec des yeux qui donnaient l’impression qu’ils approuvaient l’acte de leur mère, qu’ils attendaient ce geste depuis longtemps. D’ailleurs le couteau avec lequel la femme avait troué les poumons de son mari est celui que brandissait de temps à autre le moustachu au regard torve. Mec Toubek est persuadé que l’homme a glissé cette arme dans la main de sa mère.

    Mec Toubek ajoute que le noiraud a ensuite péniblement soulevé sa tête, et s’appuyant sur un coude, la voix brouillée par des sanglots, il a réussi à parler : « Tu m’as tué, vermine ! Tu as enfin obtenu ce que tu as toujours désiré : me voir crever pour jouir des limaces poilues que ton maudit ventre a engendrées ! pendant cinquante ans, j’ai partagé mon lit avec une femelle chevauchée par Satan ! Je couchais dans le même lit qu’une sorcière qui s’ouvrait voluptueusement aux souffles empestés du Diable ! Comme une prostituée, chaque nuit, tu offrais ta viande avachie et puante à Ses désirs ! Tu m’as tué ! J’aurais pu vivre encore deux siècles, m’a dit l’étranger qui vient d’une autre terre. Mais tu m’as tué ! Où es-tu maman ? Ton fils est en train de mourir ! J’ai reçu trois coups de poignard par la main de ma propre épouse ! Tu avais raison, maman, quand tu me parlais de la traîtrise des femmes. Mais je n’ai pas écouté tes avertissements … Je ne veux pas mourir… » Sur ces mots, le noiraud a perdu connaissance.

    Un silence s’ensuit, qui dure une éternité. Puis la femme se dirige d’un pas traînant vers le coin du garage où le père a brisé en mille morceaux le contenu de la trousse bleue. Elle s’accroupit, et pendant un moment, touche et remue doucement les débris des objets cassés. Puis elle lâche le couteau, empoigne la grosse pierre que son époux a utilisé pour accomplir sa casse, l’observe un instant, et se relève lourdement, en poussant des soupirs. Une fois debout, elle se débarrasse du foulard gris qui enrobe sa tête, dévoilant ainsi des cheveux rares et teints au henné, flamboyants, séparés au milieu par une raie blanchâtre bordée d’un noir tirant sur le bleu. Ensuite, la grosse pierre toujours dans la main, elle fait quelques pas dans la direction de son mari, s’arrête, se retourne vers un de ses fils, tend sa main gauche vers lui, et d’une voix fatiguée, elle détruit le silence en prononçant ces paroles chargées de mystères :

    -Vas chercher ton frère aîné et tes sœurs ! Ne dérange pas ta grand-mère ! Laisse-la jouer avec sa poupée en chiffons dans son armoire multicolore ! J’ai des choses à vous dire ! Je plongerai ma main profondément dans mes entrailles et j’étalerai devant vos yeux les vérités qui hibernent dans mes grottes. Vas chercher ton frère et tes sœurs, mais ne dérange pas maman. Vas ! » (À suivre)

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  3. Artisans de l'ombre Dit :

    Adieu, ma Zouli (V)

    par Boudaoud Mohamed
    Mec Toubek rapporte que le jeune homme décharné et pâle, que la mère a interpellé, a quitté le garage d’un pas pressé, et qu’il est revenu quelques secondes plus tard, suivi d’un homme, de deux femmes et d’un chien aux yeux larmoyants et chassieux, aux oreilles pelées et colonisées par de grosses tiques plombées.

    Dès les premiers pas dans le garage, l’animal s’est mis à grogner et s’est dirigé vers les deux vers que la toux avait arrachés à la poitrine du noiraud. Prudemment, il avance lentement son museau noir vers les deux bestioles qui, toujours collées l’une à l’autre, barbotent dans une bave jaunâtre et épaisse, immobiles. Brusquement, se tortillant frénétiquement, les deux vers se détachent dans un bruit de ventouse qui éclate comme une détonation dans le profond silence qui règne sur le garage. Effrayé, le chien recule son museau, les observe un instant, puis se met à aboyer, par à-coups.

    Alors, soudain, les deux vers jaillissent de leur bave, se jettent sur le cou du cabot, et comme deux vrilles, avec une stupéfiante rapidité, le perforent et disparaissent au fond de sa carcasse croûteuse. Le chien demeure un instant immobile, pétrifié par la surprise ; après quoi il se met à gigoter, doucement d’abord puis de plus en plus vite, gémissant, ne comprenant rien à ce qui passe à l’intérieur de son corps, ne sachant pas comment se débarrasser des deux petites bêtes flasques et visqueuses qui saccagent ses entrailles. Ensuite, il s’écroule sur le sol, la gueule ruisselante de sang, et leurs yeux assistent à une scène effroyable : des vers surgissent de sa chair, et en une fraction de seconde, le recouvrent entièrement, dans un entrelacement noir, grouillant, baveux et brillant. Une odeur pestilentielle emplit l’atmosphère et l’alourdit. En quelques secondes, dans un crissement continu, le chien est transformé en un tas d’os et de poils. Puis les vers s’agglutinent et forment une masse compacte, mouvante, diaprée de toutes les nuances du noir.

    C’est à cet instant qu’une voix brouillée par l’émotion brise le silence et l’épouvantable fascination qui fige tout le monde dans le garage. C’est la mère qui vient de prendre la parole. Elle dit :

    - Venez mes petits ! Agenouillez-vous devant votre maman et prenez chacun un pan de ma robe. Imprégnez-vous de mon odeur, elle engourdira pendant quelque temps ces frayeurs qui logent en vous depuis votre naissance. Maintenant, écoutez-moi, mes petits. Aujourd’hui, j’ai tué votre père. Mes mains nous ont débarrassés tous de ce salaud. À présent, il gît sur le ciment, inerte, viande définitivement neutralisée, viande impuissante, et la paix règnera désormais sur cette maison. Quand il a appris qu’il allait vivre encore pendant deux cents ans, avez-vous vu comment il s’est précipité vers cette pierre que je tiens dans ma main, comment il s’en est emparé, pour briser en mille morceaux les extraordinaires appareils avec lesquels cet étranger a purifié son corps et prolongé sa vie ? A-t-il pensé à moi qui suis sa femme ? A-t-il pensé à vous qui êtes ses enfants ? Non ! Et à haute voix, transporté de joie, sans aucune pudeur, haineux, monstrueux, il nous a annoncé qu’il allait nous quitter pour recommencer sa vie ailleurs, il s’est mis à parler des plaisirs fous qu’il allait offrir à sa chair désormais florissante, pendant deux siècles! Mais votre maman a mis fin aux rêves de ce cochon égoïste ! Comment a-t-il pu croire un instant que j’allais le laisser partir jouir ailleurs des forces et de la vigueur que l’étranger lui a insufflées dans le corps ? Suis-je une ânesse pour commettre une telle bêtise ? Pendant des années et des années, il m’a fait subir sa mauvaise haleine. J’étais belle. J’étais en bonne santé. La viande ferme et fougueuse. Mais comme une rose exposée à des souffles mortels, mes pétales ont fané, ma chair s’est ramollie et s’est mise à pendre lamentablement. Le matin, je me réveillais, la tête cisaillée par des migraines atroces, lasse, endolorie, enfiévrée. Lourd et épais comme un brouillard, l’air dans notre chambre empestait son haleine. Respirant chaque nuit les vapeurs vénéneuses qui s’échappaient de ses poumons véreux, j’ai été contaminée et souillée. Vous savez maintenant pourquoi vous êtes tous malades. Ces visages verdâtres, ces membres difformes et fatigués, ces dents branlantes, ces cheveux secs et cassants, ces yeux rouges, ces bouches puantes, ces douleurs dans le corps, vous les héritez de cet homme gisant sur le ciment de ce garage. Et comme vos frères et vos sœurs mariés, vous aussi vous aurez des enfants grouillants de microbes virulents, toujours malades, toujours éreintés, pleurnichards, idiots, morveux, gonflés de gaz puants. Mais en dépit de tout ce que j’ai vécu aux côtés de cet homme, il vous faut remercier le Seigneur d’avoir remplacé votre maman par un chien. Car c’est moi que ces vers auraient une nuit transformée en un tas d’os et de poils, si je ne l’avais pas tué. Dieu soit loué ! Je suis encore en vie… »

    Mais Mec Toubek raconte que la femme a été brusquement interrompue par la voix du père qui s’était relevé et écoutait depuis un bon moment le discours de son épouse. Les milliers de nanorobots qui logeaient maintenant dans son corps l’avaient sauvé de la mort en réparant les lésions causées par la lame du couteau. La mère se retourne vers son mari, les yeux écarquillés, sûrement stupéfiée par le fait qu’il soit encore en vie après trois coups de poignard dans la poitrine. Ses enfants, qui étaient agenouillés à ses pieds, ont bondi sur leurs pieds, eux aussi interdits par ce retournement bizarre des choses. Le noiraud a dit :

    - Menteuse ! Sale menteuse ! Me croyant mort, tu t’es mise à verser des saletés sur mon compte dans les oreilles attentives de tes limaces ! Mais je suis encore en vie ! Je vous jetterai tous à la rue ! Que Dieu vous maudisse ! Chiens !

    Mec Toubek rapporte que tout en parlant, le noiraud marche vers sa femme, un sourire mauvais sur les lèvres, s’arrête à un pas d’elle, puis lui crache au visage. Alors, son épouse brandit la grosse pierre qu’elle tient dans sa main et le frappe violemment au front. Il s’écroule. Elle se penche sur lui et, tenant la pierre à deux mains, elle lui assène plusieurs autres coups, toujours sur la tête, avec un acharnement et une violence inimaginables dans ses bras visiblement mous, de telle sorte que lorsqu’elle se relève, le crâne de son mari n’est plus qu’une chose sanguinolente, écrabouillée, indéfinissable. «Aucune machine ne pourra maintenant réparer cette mélasse dégoûtante, dit-elle.»

    Mais quelque chose d’effroyable a eu lieu juste après ces paroles. La masse compacte des vers, qui avaient dévoré le chien, s’est mise subitement à grossir dans un sifflement épouvantable. La pierre toujours dans la main, couverte de sang, le regard méchant, la femme se dirige vers cette boule noire qui gonfle de plus en plus. Arrivée à un pas de cette chose grouillante, elle s’accroupit et lève la main pour frapper. Mais il lui arrive ce qui est arrivé au chien. Des mottes de vers se détachent de la masse et lui sautent au cou, l’une après l’autre, puis le percent et envahissent son corps. Ses fils et ses filles courent vers elle, le visage décomposé par l’horreur du spectacle qu’ils ont sous les yeux…

    Cependant, l’attention de Mec Toubek est attiré par une jeune fille qui vient d’entrer dans le garage, suivie bientôt par une vieille femme tenant une poupée en chiffons dans ses mains. Dès le premier regard, il sait qu’il s’agit de Zouli. Elle porte une robe rouge, les cheveux dénoués sur le dos. Des flammes oranges ondulent dans ses yeux, les illuminant par intermittence. Elle se précipite vers lui, et le tenant par la main, elle l’entraîne vers la sortie du garage. Un instant, elle s’arrête et jette un regard sur les membres de sa famille, qui se tortillent maintenant tous sur le sol, poussant des râles étouffés, la gorge obstruée par les vers qui continuent de gicler du sol et d’envahir leur corps. Une fois tous les deux à l’extérieur, elle ferme la porte à clé. « Viens ! dit-elle. Suis-moi ! » Quelques instants plus tard, ils sont sur la terrasse, et Zouli prononce ces paroles, tenant le visage de Mec Toubek entre ses mains : « Je veux t’appartenir avant que tu retournes chez toi. Fais de moi une femme !»…

    Une lumière jaune coule de la lune et ruisselle doucement sur leurs corps maintenant épuisés mais apaisés… Zouli se retourne et montre du doigt un homme qui se tient debout sur la terrasse mitoyenne. « C’est notre voisin Kaddour, dit-elle. Depuis des années, chaque nuit, il se plante ainsi et me mange des yeux pendant des heures. C’est une gentille petite limace inoffensive. Il a tout vu. Mais c’est ça ce qu’il attendait. Maintenant va, monte dans ton engin volant et retourne chez les tiens ! »

    Mec Toubek raconte à Vis Tewek qu’il n’est pas arrivé à oublier le corps sauvage et tumultueux de l’Algérienne. Ses violentes étreintes et ses morsures embrasent encore sa chair. Le souvenir de cette fille au corps abondant et fougueux s’est accaparé de sa mémoire et ne lui donne aucun répit. Comme une lame chauffée à blanc, le désir de l’étreindre encore une fois s’acharne sur ses reins. (FIN)

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