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MALEK HADDAD (1927-1978) Au rendez-vous tourmenté de l’Histoire

1 juin 2010

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Aujourd’hui, l’image célébrée et même mythifiée — à rebours — de Malek Haddad marque-t-elle la confusion entre deux démarches, celle de l’écrivain et celle du militant et agent institutionnel de l’ère Boumediene ? Au-delà de rites de célébration convenus, comment lire et projeter dans l’histoire un parcours dont la complexité tient, non pas au seul vécu, mais à une postérité plus politique que littéraire ?

1. Une indéfinissable identité
Malek Haddad portera-t-il, comme des stigmates dans son itinéraire d’homme et d’écrivain, la souffrance d’appartenir au milieu d’instituteurs laïcs dans lequel il naît — et grandit — dans l’austère ville de Constantine, le 5 juillet 1927 ? À l’état civil, ses parents auront le souci d’inscrire un second prénom français Aimé, expression d’un passage accompli dans la civilisation de l’Autre. On est à la veille de la célébration du centenaire de la prise d’Alger, une période cruciale de recomposition des profils sociopolitiques dans la société indigène. Le père de Malek Aimé, Slimane Haddad, est depuis longtemps un maître d’école reconnu de Constantine, membre respecté de l’Association des citoyens français d’origine indigène du docteur Taïeb Morsly et de l’Association des instituteurs algériens d’origine indigène dont il reçoit la charge de trésorier. Originaire de la Petite Kabylie méridionale, Slimane perd peu à peu — ce qui n’est pas le cas de bon nombre de ses collègues originaires de cette région — son enracinement berbère et dans sa famille on ne pratique pas le zwawa des aïeux. Dans le groupe d’instituteurs constantinois qui avait ses habitudes au café Gambrinus, rue Caraman, il est celui qui manifeste le moins d’enthousiasme à la lecture des Lettres algériennes (Paris, Jouve, 1931) de Hesnay-Lahmek. Ce texte inaugural de la revendication berbère, préfacé par l’ancien gouverneur général Maurice Viollette, propose-t-il une perspective neuve du rapport des Kabyles à l’histoire coloniale française ? Hesnay-Lahmek estime que les Berbères civilisés par Rome sont plus proches de l’Occident malgré l’intermède arabo-musulman. Ce propos offusque-t-il les Oulémas et l’établissement culturel arabophone pour provoquer la colère de Lamine Lamoudi dans L’Ikdam (15 septembre 1931) ? Sans doute l’instituteur de l’école Jules Ferry, à Sidi-Djellis, désapprouve comme ses amis cette position extrême, car pour lui la seule vérité cardinale n’est ni à Rome ni à Athènes : elle est dans la République française, la troisième du nom, révérée (Cf. Abdellali Merdaci : Un groupe d’acteurs culturels de l’entre-deuxguerres : Instituteurs algériens d’origine indigène, Constantine, Médersa, 2007). Slimane Haddad est alors proche de Rabah Zenati, longtemps le zélateur de l’idée assimilationniste. Ils marquent une distance cauteleuse face aux conceptions politiques des partis indigènes. La Voix des Humbles — la revue des instituteurs qu’ils animent — n’a-t-elle pas porté à son fronton ce credo : «Loin des partis, loin des dogmes» ? C’est bien leur alter ego Saïd Faci qui relevait dans l’éditorial du premier numéro, sorti au mois de mai 1922, que «les partis et les dogmes engendrent les passions et les haines». L’instituteur s’installe dans un confortable pavillon du faubourg Lamy dans un lotissement que la municipalité conduite par l’inamovible maire Émile Morinaud avait concédé – contre toute attente — aux fonctionnaires de l’Instruction publique dans un quartier de tradition ouvrière où dominent les familles d’employés du Chemin de fer. Depuis longtemps naturalisé par choix personnel, tout dans son environnement est français, résolument français, des manières de la table jusqu’au compagnonnage encensé des vieux boulomanes du Cercle d’El-Kantara dont les tournois mémorables, sous la première arche du pont, scrupuleusement rapportés dans les colonnes de La Dépêche de Constantine et de l’Est algérien de Léopold Morel, étaient rythmés par un enjeu divin, la tonitruante tournée de pastis. Comme à Marseille et en Provence. C’est dans ce milieu qu’Aimé — plus que Malek — découvre le monde, a-t-il, assez tôt, le sentiment effarouché des séparations qui le traversent ? Plus tard, parlant de la médina de Constantine, il ne saura la nommer que dans le langage de l’enfance, celui des premières sensations, ressourçant la «rue des Arabes», à la fois proche et dissemblable. L’écolier mène une vie aisée par rapport à ses camarades indigènes de Lamy supérieur, qui n’en finissent pas — dans un temps colonial figé — de courir les pieds nus dans les sentines enneigées, comme le rapportera plus tard Hacène Saadi ( Voyage intérieur autour d’une géographie archaïque du temps, Aïn-Smara, Dar El Fadjr, 2009). L’enfant était plus proche dans sa scolarité et dans ses jeux des fils de Français, employés communaux, ouvriers et petits fonctionnaires, retranchés dans ce qui était alors à Constantine une périphérie plus sociale que géographique. Plus tard, au lycée d’Aumale, surplombant le ravin du Rhumel, ouvert à quelques rares indigènes, rejetons de caïds et de bachaghas de l’arrière- pays, Aimé raffermit cette vision désespérée d’un monde hérissé de barrières infrangibles. Est-ce à ce moment sensible de la crise pubertaire qu’il devient Malek, estompant peu à peu Aimé et une singularité française gênante («Et je porte un prénom plus faux que mes façons», Cf. La longue marche, Le Malheur en danger, nouvelle édition, Alger, Bouchene, 1988) ? Sursaut impétueux, presque une coquetterie d’adolescent, qui appellera des révoltes mieux mûries au moment où les contradictions qui l’entourent deviennent plus perceptibles : la question linguistique dédoublant et majorant la question identitaire. À cette période de mutation, son meilleur – et seul – camarade est Rolland Doukhan, un juif du ghetto, le Chara’a. Les deux lycéens communient, dans leurs interminables déambulations, boulevard de l’Abîme, dans une littérature française à l’enseigne du XIXe siècle, où règnent les poètes dont les œuvres sont chéries comme de doux bréviaires. Hugo, Lamartine, Baudelaire, Mallarmé sont honorés comme des prophètes d’un royaume de pureté. La Seconde Guerre mondiale hâte-t-elle une prise de conscience des injustices de la société coloniale et aussi des différences pour les deux adolescents aux histoires presque unies ? Juif, assimilé par le décret Crémieux de 1870, Rolland Doukhan est déchu de sa nationalité française par les lois de l’État français de Vichy et acculé à une dure marginalité. Dans un roman tardif Berechit (Paris, Denoël, 1991), il surinvestit cette judéité, à la fois consacrée et castratrice. Il croira en sortir, une première fois, en ces années 1940, en rejoignant le Parti communiste algérien. Refusant une francité octroyée, sorte de Léviathan dans la communauté laïque de l’Association des instituteurs algériens d’origine indigène, n’ayant aucune lien avec une Kabylie légendaire oubliée, ni Arabe ni musulman, Malek — comme son ami Rolland — sera toujours en quête d’une indéfinissable identité. Il pensera, comme lui, la trouver et la mériter au Parti.
2. Les deux âges de l’écrivain
Le paradigme identitaire — révélant un conflit latent de personnalité — ne s’est pas forgé chez Haddad au contact de la dure réalité sociale d’une colonie encore puissante et du triste sort des indigènes. Il indique dans sa maturation d’adolescent une rupture d’avec sa famille d’instituteurs petits-bourgeois devenus Français «de cœur et d’esprit ». Le thème de la langue perdue sous-tend-t-il déjà un roman familial ? Dans une famille de Kabyles zwawa où il n’y a plus aucune survivance de la langue de la tribu, l’enfant est désemparé : il n’a jamais appris à parler comme les petits Arabes de son école, lui qui est dès le berceau nourri aux sonorités de la langue de Molière. C’est un manque incompressible qui va déstructurer son parcours social, politique et culturel. Malek Haddad, qui a définitivement effacé Aimé dans la transcription de son identité sociale et rompu avec la tradition corporative familiale de l’Instruction publique, apparaît alors comme dans ses références littéraires un «Sans famille» (Hector Malot), conduisant le lancinant projet de forger de nouvelles confluences, dans une nouvelle famille d’accueil. Il va s’engager, lui qui est né Français et de culture française, à briser toutes les altérités constitutives de la colonie, non pas pour retourner aux sources culturelles berbères originelles, mais politiques. Il est alors évident, pour lui, que le politique domine le culturel et reste la solution de tous les affranchissements. Démarche radicalement opposée à celle de Jean Amrouche qui choisira la voie culturelle et le plain-chant des ancêtres. En vérité, il est dans le paradoxe, dans une situation conflictuelle durablement irrésolue.
Son engagement dans le Parti communiste algérien, puis dans le Front de libération nationale, pendant la guerre d’indépendance, constitue un épisode outré dans cette recherche irrépressible d’une identité toujours improbable, en raison même d’un passé — qui devient un lourd passif — jamais liquidé. A. Le militant communiste. C’est un petit-bourgeois, voguant encore dans les limbes des lettres françaises, qui rejoint le PCA au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au sortir du lycée, pour appuyer les combats de la classe ouvrière. La démarche de Malek Haddad ne souffre d’aucune ambiguïté par rapport à celle d’autres camarades de sa génération, venus de milieux différents comme Mohammed Dib et Kateb Yacine. Dans cette «fratrie rouge» qui entre dans le système réglementé du parti et émerge dans la littérature algérienne de langue française des années 1950, Malek Haddad est le seul à prendre sa carte. Il est, de 1947 à 1956, un vrai militant communiste, éveillé aux nécessités de l’analyse critique du parti dans la pure orthodoxie de Moscou. Dib, issu d’une famille déclassée socialement, va utiliser adroitement les ressources du PCA pour changer sûrement de statut social et devenir un écrivain. A Tlemcen, il est pris en charge par la famille de Roger Bellissant, chef de la chorale des Écoles et principal animateur du PCA local, dont il épouse la fille Colette. Il est introduit dans la rédaction d’ Alger républicain où il travaille de 1949 à 1952, la quittant cavalièrement, sans une seule explication, au moment où l’éditeur parisien Seuil l’informe de la publication prochaine de son premier roman La Grande Maison (Cf. Henri Alleg, Boualem Khalfa, Abdelhamid Benzine, La Grande aventure d’Alger républicain, Paris, Messidor, 1987). Dib s’est plus servi du parti qu’il ne l’a servi. Kateb Yacine est celui qui a été directement confronté pendant les événements de mai 1945 à la nature répressive de la politique coloniale. Il est dans son processus d’autonomisation plus proche de Haddad que de Dib par la complexité du milieu familial de tradition arabo-islamique qu’il vient de quitter et qui représente à côté de la culture française des élites formées par l’école républicaine française l’autre versant — réformateur musulman — de la culture indigène. Il s’associe, à Alger, au cercle d’En- Nahda — voguant entre réformisme politique de l’UDMA et réformisme religieux des Oulémas — regroupé autour de l’éditeur Abdelkader Mimouni, à qui il donne le texte de sa conférence prononcée le 24 mai 1947 à la salle des Sociétés savantes, à Paris, sur «Abdelkader et l’indépendance algérienne ». Mais il prend très vite ses distances d’avec ce cercle pour rallier le PCA dont il sera un compagnon de route, souvent incontrôlable et indiscernable (Cf. Abdellali Merdaci : Parcours intellectuels dans l’Algérie coloniale, Médersa, 2008). De cette «fratrie rouge», seul Malek Haddad portera l’engagement politique communiste dans sa littérature. Il cosigne avec Rolland Doukhan un hommage remarqué à un camarade disparu («A Kaddour Belkaïm qui n’est pas mort», Liberté, 27 juillet 1950) et écrit une éclatante célébration de Joseph Staline «le petit père des peuples» (La Longue marche, Progrès, n° 4, octobre 1953). A Paris, où il se rend au début des années 1950, il est accueilli dans le milieu des artistes et intellectuels communistes. Il gagne l’amitié des comédiens Pierre Brasseur et Paul Frankeur. Surmonte-t-il les contradictions — et les incertitudes — de ses origines dans l’alcool, «cet alcool qu’on prend quand on a peur» ( Le Malheur en danger, o.c.) ? Mohammed Harbi qui l’a rencontré à cette époque en dresse le portrait ravageur d’un pilier de comptoir dans la proximité de Kateb et du peintre M’hamed Issiakhem (Cf. Une Vie debout. Mémoires politiques, Paris, La Découverte, 2001). Son second roman Je t’offrirai une gazelle(Paris, Julliard, 1959) n’inscrit-il pas, de rasade en rasade de petit vin rosé, la forte présence de l’ivresse ? Une ivresse qui n’est pas seulement poétique, condensant un déplacement de territoire, une sorte d’acte manqué. A-t-on souvent aperçu, rue du Bac, dans le septième arrondissement de Paris, Malek Haddad traînaillant non loin de l’appartement de Louis Aragon et d’Elsa Triolet ? Amar Benamrouche et Roger Gallissot observent qu’il montrait – avant publication – ses poèmes et ses romans en préparation au poète de la Résistance, directeur des Lettres françaises et membre influent du PCF (Cf. Algérie : Engagements sociaux et question nationale. De la colonisation à l’indépendance, de 1830 à 1962, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier). Il est vrai que Haddad a assez tôt reconnu sa dette envers Aragon et Éluard dont l’influence sur ses compositions poétiques est déterminante. Mais ce curieux poète d’Algérie n’est pas seulement un camarade de parti ou un disciple. Aragon ne va-t-il pas jusqu’à le paraphraser en titrant une recension critique des deux premières livraisons de la trilogie «Algérie» de Mohammed Dib Un roman qui commence( Les Lettres françaises, n°164, 8-15 juillet 1954) dans laquelle il évoque pour la première fois une littérature nationale algérienne («Je suis le point final d’un roman qui commence», dans La longue marche) ? Sublime adoubement. Jusqu’à quel point le militant communiste Malek Haddad a échappé au rugueux accompagnement de la section coloniale du PCF en ces années 1950 ? Il ne semble pas avoir eu, à Paris, le souci de se conformer à une discipline d’appareil. S’il fait rompre Omar, son personnage principal de l’Élève et la Leçon (Paris, Julliard, 1960) d’avec le PC au lendemain du vote par les députés communistes des pouvoirs spéciaux à l’armée en Algérie, le 12 mars 1956, il n’y a aucune indication sur ce qu’a été son propre choix à l’époque. En Algérie, le PCA, représenté par Bachir Hadj Ali et Sadek Hadjerès, ayant âprement négocié avec Abane Ramdane et Benyoussef Benkhedda une entrée de ses militants et des «maquis rouges» dans les rangs de l’ALN-FLN, le camarade Haddad n’était tenu ni de déchirer sa carte ni de se consumer dans une inextinguible crise de conscience. Ne prophétisait-il pas : «Soyez debout mes camarades / La montagne a raison » ( le Malheur en danger, o.c.) ? Dans «la fratrie rouge», Haddad est le seul à entrer dans les rangs du FLN que Mohammed Dib et Kateb Yacine ignorent totalement. Alors que ses camarades croient encore en une Algérie multiraciale et multiconfessionnelle, Haddad voit l’avenir du côté de ceux qui se battent pour leur liberté. Lui qui fut le plus consciencieusement fidèle au parti ne bénéficiera pas, à l’indépendance, de l’aura de Dib et de Kateb dans les cellules de militants officielles puis clandestines. Est-ce là que se trament rejet et disqualification ? Et l’abandon par sa famille communiste ? B. Le militant nationaliste. Malek Haddad fera bien tardivement, en 1960, le voyage qui mène à Tunis, pour prendre place dans les réseaux du GPRA. S’il obéit à une stricte attente du PCA, ce ralliement ne s’explique pas par les positions – moins nettes qu’il n’y paraît – qu’il a pu avoir depuis le début de la guerre d’indépendance. Dans ses romans, il reste, certes, attentif à l’affrontement militaire qui s’intensifie en Algérie. Mais il l’est tout autant au «monde réel». Sur le terrain des opérations, l’ALN ne tient que par les vaillants maquis des Wilaya I (Aurès) et II (Kabylie), bientôt au bout de leurs forces, limitées dans leur approvisionnement en armes et munitions et dans leur recrutement. Comment parier, en 1956-1959, sur une victoire militaire ? Haddad pressent- il ce dilemme qui écrit alors le seul roman algérien de cette période qui traite directement le thème de la guerre d’indépendance la Dernière Impression(Paris, Julliard, 1958), où il est précisément question de couper — métaphoriquement — les ponts ? Dans l’un des derniers chapitres du roman, d’une portée programmatique, il insère en exergue ces mots du général de Gaulle extraits de son discours du 4 juin 1958 : «Un combat dont je reconnais, moi, qu’il est courageux et que le courage ne manque pas sur cette terre d’Algérie.» Concession à un avenir incertain ou assentiment donné à «une paix des braves» agitée par le général ? Malek Haddad dépose à l’Élysée un exemplaire dédicacé de son roman au président de la République française. Et il en reçoit sur un bristol aux armoiries de la République française les remerciements émus. Le projet de rejoindre le FLN — soulignant explicitement une adhésion – date probablement de la fin 1959. Il est vrai que beaucoup de choses ont changé, non pas dans ce que sera le sort d’une guerre, toujours indécidable, mais sur le front diplomatique où le GPRA gagne de solides adhésions dans un contexte mondial de décolonisation. Dans son discours du 16 septembre 1959, de Gaulle annonce un projet d’«autodétermination» en Algérie. Devant un de ses proches, Robert Buron, il reconnaît qu’«il est trop tard pour conduire l’évolution comme j’y avais pensé; il est impossible à la fois de gagner la guerre et de l’arrêter» (Cf. Benjamin Stora : le Mystère de Gaulle. Son choix pour l’Algérie, Paris, Laffont, 2009). Vers la fin de l’année 1959, le projet de se rendre à Tunis devient suffisamment mûr pour Haddad. Le domaine culturel où il pouvait s’engager n’était pourtant ni serein ni définitivement assuré. Pas plus que les partis nationalistes qui l’ont précédé (ENA, PPA, MTLD), le FLN n’a pas conçu de doctrine culturelle. Et son bilan dans ce domaine reste très discutable sinon médiocre. Dans la capitale tunisienne, la troupe théâtrale du FLN a certainement attiré quelques militants communistes, en tout cas peu imposants pour juguler la tendance droitière et franchement réactionnaire de son directeur Mustapha Kateb, suscitant une confrontation — souvent violente — avec Mohamed Boudia qui perdure jusqu’au milieu des années 1960 dans les coulisses du TNA. Très peu d’écrivains connus acceptent de travailler pour le FLN pour souligner la remarquable participation de Mouloud Mammeri, en Algérie puis au Maroc, et d’Assia Djebar, en Tunisie, aux côtés de Frantz Fanon et de M’hammed Yazid. Face au vide doctrinal dans le champ culturel, ce sont les Oulémistes, les plus timorés face à l’engagement nationaliste, qui ramassent la mise ; ils parviennent très vite au FLN, sans coup férir, à occuper la scène culturelle, faisant triompher les vieux mots d’ordre d’arabité et d’islamité, devenus d’indiscutables fondamentaux de la Révolution. Pour les Oulémas, embusqués dans les hôtels luxueux de Tunis, la Révolution ne pouvait concevoir comme unique horizon la libération du joug colonial, mais la restitution à la langue arabe et à l’arabité leur prééminence dans le pays. Haddad jouera à l’envi cette partition. À Tunis, dans les bureaux du GPRA, Haddad aggrave-t-il le paradoxe, lui qui n’a pas surmonté l’oppressant legs linguistique et culturel de sa naissance, pour en faire une tare irrémédiable ? S’il entreprend, depuis la Ville Verte, une infinie pérégrination dans les pays de l’Est, en mission pour le compte du FLN, il entre dans le doute.
Entrevoit-il déjà que dans le pays futur qui s’avance il n’y aura pas de place pour lui. Il le dira simplement dans les Zéros tournent en rond (Paris, Maspéro, 1961) : produit de l’histoire coloniale, il disparaîtra avec elle. Cette problématique revivifie les angoisses rémanentes de l’adolescence et le rapport symptomatique à une langue perdue qui dans son imaginaire n’est plus le zwawa des Ancêtres répudiés, mais l’arabe, inatteignable. Haddad incrimine «un défaut de langue» (Cf. préface au Malheur en danger, o.c.). Il est tout entier dans ce handicap. Né Français, grandi patiemment dans la culture française, vouant un culte paroxystique à la langue française, le voilà menacé de la seule exclusion qu’il a toujours redoutée : celle du pays indépendant. La ressentait-il déjà si proche pour décider – pourquoi ne pas reprendre ici Aragon – une ultime «mise à mort», celle de l’Écrivain ?
3. L’Orpailleur et le Courtisan
Le 3 juillet 1962, l’Algérie est officiellement indépendante. Malek Haddad se rend de Tunis à Paris et décide d’y attendre la décantation d’une crise politique et militaire assez vive qui secoue l’été 1962. Cette absence — qui se prolonge jusqu’en 1965 — se renferme-t-elle dans une explication farfelue ? Il a été, ici et là, rapporté que Haddad ne revenait pas en Algérie à cause de Ben Bella. Comment pouvait-il juger le premier président de la République algérienne démocratique et populaire qu’il n’avait jamais rencontré dans l’exercice de ses fonctions, dans un pays qu’il n’a pas encore connu libre ? Le missionnaire du FLN qu’il a été — de 1960 à 1962 — n’a à aucun moment, pendant sa présence à Tunis, pris part aux tumultueuses affaires du pouvoir politico-militaire qui se débande, aux mois de mai et juin 1962, avec le délitement du GPRA au Congrès inachevé du CNRA, à Tripoli. Encore moins à l’imprévisible aggiornamento qui a installé au pouvoir les équipes de l’EMG et de Ben Bella. Comme ses anciens camarades de la «fratrie rouge», Haddad préférera rester en France et suivre de loin les affaires du pays. Le coup d’État du 19 juin 1965 du colonel Boumediene, renversant le gouvernement d’Ahmed Ben Bella, est une belle occasion pour lui de rebondir. Dès que la nouvelle est sue et développée sur les ondes des stations de radios parisiennes, il envoie un télégramme de soutien au colonel qui tombe dans le ferraillement assourdissant des chars russes aux carrefours d’Alger. Il retrouve sa famille qu’il n’a pas beaucoup vue depuis la fin des années 1940. Désormais en rupture de projet littéraire, songera-t-il à un nouveau rôle, plus précisément dans les allées du pouvoir ? Pendant ces trois années d’indépendance, il a été loin des bruits d’Alger et des fumigations délétères qu’y propageaient les cercles d’intellectuels. Lacheraf qui le vilipende, le tient en piètre estime et le répète en toutes circonstances ; ses anciens camarades communistes l’ont assigné aux trappes de leur mouvement. Dib dénoncera rétrospectivement cette frénétique course aux sinécures de l’État de ses anciens camarades qu’annonce le retour de Haddad en Algérie. Mais Alger ouvre les bras à Haddad, qui ne pense qu’à Constantine, tant la nostalgie de sa ville natale est fiévreuse. Résiste-t-il au péché mignon de reprendre sa plume, dans un intermède automnal, lui qui s’était juré publiquement de faire maigre ? En 1965, à l’invitation de la section UNEA de la ville, lors d’une soirée du Ramadan, il lit devant une assistance émerveillée le seul hymne qui soit écrit et dédié à cette ville et qui restera, inopportunément, galvaudé dans les toasts provinciaux : «On ne présente pas Constantine / Elle se présente et l’on salue» ( une Clé pour Cirta). Il s’attarde dans une cité aux lueurs du soir mordorées, survolant les maisons basses de la médina, montant des monts boisés du Chettaba, espaces obsédants dans sa littérature. Il devait nécessairement se rendre au quotidien local pour des civilités protocolaires ; il y restera deux années pleines, dirigeant la page littéraire et sacrifiant aux pittoresques messes du bouclage qui s’achevait immanquablement par des libations à «La Siwana», face à la gare du chemin de fer. Le chroniqueur littéraire revêtira l’habit étroit du militant pour mieux exorciser ses vieux démons, enfourchant le thème de l’arabité dans un entrain jubilatoire. Le scande-t-il au moindre prétexte pour témoigner, de manière exemplaire, de la foi du zélote ? Il se prête à un exercice de voltige, aérien et périlleux, en évoquant le travail de mise à jour de la mémoire kabyle par Jean et Taos Amrouche, en tirant une conclusion que n’aurait pas à cette époque aride désavouée le commissaire FLN local : «Seule une Algérie libre pouvait, volontairement et en toute connaissance de cause, en redonnant vie, vigueur à notre langue nationale, la langue arabe, se permettre de ne pas s’enfermer dans une autarcie intellectuelle mortelle…» («A la recherche d’un chant perdu», An Nasr, 12 juillet 1967). Position très discutable, affirmant relativement à la culture berbère défendue par les Amrouche un paternalisme de mauvais aloi, rangeant les textes de tradition kabyle recueillis et chantés par Taos au registre d’un folklore suranné, reléguant toutes les expressions linguistiques d’Algérie à l’ombre de la langue arabe. L’agent institutionnel, revisitant le missionnaire du FLN, n’avait-il pas déjà pris le pas sur l’écrivain ? S’en prenant à Jean-Paul Sartre, Maurice Clavel et Pablo Picasso à propos de la Palestine, Haddad s’interroge : «Aujourd’hui, nous sommes en droit de nous demander si ces «penseurs» qui avaient souhaité l’indépendance algérienne n’avaient pas construit et projeté une Algérie à leur image, une Algérie finalement française. Le fait est là : ils avaient amputé l’Algérie de ses deux caractéristiques fondamentales et essentielles, de ses deux éléments premièrement constitutifs, à savoir l’arabisme et l’islamisme» («La fin d’un mythe», An Nasr, 24 juin 1967). Et encore cette rare envolée poétique au plus fort de la guerre des Six-Jours : «Mais je suis chez moi chez moi en Palestine/Parce qu’Arabe arabe à en mourir/Arabe dans les yeux /Arabe en ma poitrine / De Damas en danger à notre El- Djazaïr» («Je suis chez moi en Palestine», An Nasr, 3 juin 1967). Cette défense et illustration de la langue arabe et de l’arabité, à la fois insistante et confondante, chez Haddad qui ne s’est encore assimilé ni à l’une ni à l’autre, ne déroule-t-elle pas autant de gages qui ne laissent pas indifférent le «pouvoir révolutionnaire » ? Il y répond promptement. Le chroniqueur constantinois qui a épuisé dans sa page littéraire tous les combats de l’arabité est nommé — au ministère de l’Information et de la Culture — directeur de la culture aux côtés de Mohamed-Seddik Benyahia, avant d’être appelé à une fonction de conseiller spécial auprès d’Ahmed Taleb Ibrahimi. Le gouvernement de Boumediene distingue en Malek Haddad un remarquable organisateur : à son bilan, les semaines culturelles nationales, les festivals de la musique andalouse, le 1er Festival panafricain, en 1969, la création de la revue Promesses. Il lui confie, en 1973, la responsabilité édifiante d’encadrer l’intenable Union des écrivains algériens, autrefois emmenée par Jean Sénac et Mouloud Mammeri dans des chemins de traverse qui indisposent le système. La «normalisation» de l’UEA, devenue une organisation bureaucratique du parti unique, à laquelle s’agrègent dans une onction quasisurréaliste journalistes et interprètes, est conclue au pas de charge. Entre-temps, Haddad retouche quelques poèmes de la période communiste, éteignant les flammèches staliniennes, réajustant ses rimes aux perspectives de l’heure. Ces actions furent menées avec la force de la conviction. Mais était-ce toujours le cas ? A-t-on vu Haddad dans un rôle inattendu de «contrôleur » de la presse culturelle francophone ? Autrefois, le poète raillait justement cette servitude : «A la frontière du talent / Un gabelou fait son boulot / Une idée passe / Elle n’a rien à déclarer» («Silence !», Le Malheur en danger, o.c.). Cette aptitude à faire fonds de toutes les attentes du «pouvoir révolutionnaire» s’anéantissait dans de terribles mascarades. La dernière a été une trouvaille du président Boumediene qui souhaitait en faire un député lors des élections législatives de 1977. La base FLN de Constantine, résistant aux injonctions du secrétariat permanent, avait refusé ce greffon étranger au profit d’un obscur militant de kasma. Cet échec fut-il le plus amer ? S’il était admis dans les hautes sphères du régime, Haddad est repoussé encore une fois par le petit peuple, celui des frères du FLN. Rejet symétrique à celui que décidaient, au lendemain de l’indépendance, les camarades communistes. Son éviction — témérairement consentie aux urnes par des apparatchiks du FLN — n’était pas sans conséquences, graves et funestes. Son immersion dans une culture de la réparation — la culture arabe fantasmée qu’il prêtait à la médina constantinoise et avec laquelle il voulait physiquement faire corps – qu’il a toujours opiniâtrement recherchée et idéalisée s’enferrait dans une cruelle solitude («Et dites-moi la fleur qui n’a pas de jardin», Le Malheur en danger, o.c.). Les rendez-vous — ratés — de l’Histoire, avec leur noria d’illusions et d’accablement, ne sont jamais comme l’a perçu le poète dans Le Quai aux Fleurs ne répond plus (Paris, Julliard, 1961) que des «épiphénomènes ». Comme pour son personnage Khaled Ben Tobal – son double – qui surgit au terme récit aux portes du grand mystère, la délivrance ne viendra pour Haddad que dans la mort, le 2 juin 1978. L’écrivain français François Nourrissier a une formule propitiatoire pour dire les déconvenues des hommes et des femmes : «La mort transforme les brouillons de la vie en destin» ( A défaut de génie, Paris, Gallimard, 2000). Ce destin, Malek Haddad ne l’a-t-il pas préfiguré en déclamant : «J’ai toujours écrit pour mériter ma mère» ? La seule ébauche lucide dans une carrière littéraire contrariée. La reconnaissance posthume de sa ville — qui est aussi celle du pays — est arrimée, plus qu’à l’œuvre littéraire, à une péripétie politique, à contre-emploi et contrite, celle de l’orpailleur, qui savait et entretenait la vertu des mots, fondant dans les ténèbres de la pensée unique, et du courtisan humilié et sans attache. Est-elle aujourd’hui à la mesure de douloureux renoncements — et reniements — à la matrice fondatrice d’une identité clivée et malheureuse, aux masques désincarnés, de la francité à l’arabité, sourdant dans les silences du siècle ?
A. M.

*Docteur en linguistique, professeur habilité de littérature francophone et comparée. Écrivain universitaire. Dernier ouvrage paru : Auteurs algériens de langue française de la période coloniale, Paris, L’Harmattan, 2010.

Par Abdellali Merdaci*

Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/06/01/article.php?sid=100937&cid=16

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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