L’Allemagne est-elle en passe de soumettre l’Europe à ses propres règles ? Tout indique que oui. Après avoir fait de l’équilibre budgétaire une vertu constitutionnelle (elle est inscrite dans sa loi fondamentale), elle part à la chasse aux déficits chez les voisins, comme si elle refusait que les autres membres de la famille europénenne vivent au-dessus de leurs moyens, en fait aux crochets des autres, et notamment des siens.
Il faut dire que la contribution allemande au plan de stabilisation de la zone euro qui est de 150 milliards d’euros de garanties justifie, à première vue, pareilles prétentions. Les autorités allemandes sont persuadées de mener «la» bonne politique économique en s’imposant à elles-mêmes (et en l’exigeant des autres) une austérité de fer pour diminuer très rapidement les déficits publics qui s’étaient creusés pendant la crise. Le peu de conviction et d’entrain mis pour venir au secours de Grecs donnant l’image peu flatteuse d’être dispendieux, rechignant à payer leurs impôts, baignant dans l’économie informelle et corrompus, et qui au final se paient le luxe de trafiquer leurs statistiques pour faire bonne figure, tout cela est l’expression d’une Europe à deux vitesses qui peine à remettre durablement à niveau les «traînards». Forte de cet ascendant moral, l’Allemagne peut être tentée de vouloir se dispenser des contraintes du vieux «couple franco-allemand» ou de la discipline collégiale ; en tout cas, elle fait peu cas des effets de manche de ses Alliés de l’Hexagone. Désormais, l’Allemagne voit grand et ses ambitions la mettent à l’étroit dans l’espace européen. Il faut dire que le couple dont il est question plus haut a vieilli et que l’un des deux partenaires peine à se mouvoir, déjà relégué à la sixième place par l’Angleterre et surtout la Chine. On l’a compris : il y a de nouveaux territoires à prendre. Cela donne au second exportateur mondial, en l’occurrence l’Allemagne, des ambitions et, surtout, des responsabilités nouvelles. Du coup Merkel voit donc plus loin et s’affiche au monde en apôtre de la réglementation financière à laquelle tous les Etats appellent de leurs vœux sans parvenir à dessiner son architecture finale. Passant résolument aux propositions pratiques, elle plaide pour une taxe sur les transactions ou sur les activités financières au niveau mondial, lors de la conférence internationale sur la régulation financière récemment tenue à Berlin, à l’invitation du ministre des Finances, Wolfgang Schäuble, pour préparer le G20 de Toronto, ce mois-ci. Devant les députés du Bundestag, la chancelière a même précisé qu’elle était prête à engager l’Allemagne seule dans de nouvelles mesures d’encadrement, si elle n’arrivait pas à convaincre ses partenaires du G20 ou de l’Union européenne, dès lors que cela n’induirait pas d’effets négatifs pour le pays. Et la chancelière ne fait pas que parler. Elle a cité comme exemple l’interdiction, depuis mercredi 19 mai, 0 heure, des «ventes à découvert à nu», naked short selling en anglais, sur certains titres financiers. Une mesure unilatérale, prise sans concertation avec les Européens. De quoi s’agit-il précisément ? Comme son nom composé l’indique, la «vente à découvert à nu» recouvre deux opérations. La vente à découvert consiste d’abord à céder un titre qu’on ne possède pas, en espérant qu’au moment de sa concrétisation matérielle ou physique au profit de l’acheteur, son prix aura baissé et que l’on puisse se faire une marge et gagner de l’argent sur cette différence. Généralement, comme les spéculateurs se bousculent à vendre à découvert en même temps, les prix ont tendance à baisser puisque l’offre est abondante. S’agissant ensuite de la vente à découvert «à nu», elle consiste à vendre à découvert sans même disposer a priori de l’argent qui permettra ensuite de racheter les titres vendus. Comme ils participent à l’instabilité des marchés, ces ventes avaient besoin d’être circonscrites et encadrées. Merkel les a carrément interdites. Cela ne suffit cependant pas à faire d’elle un leader incontesté auprès des autres et ils rechignent à lui accorder leur consentement. «Il faut bien sûr lutter davantage contre la spéculation, mais seule une politique économique différente de celle que veut le gouvernement allemand serait susceptible de ramener la confiance dans l’euro», relèvent les commentateurs les plus partiaux, hostiles ou réservés. Ils soutiennent que la rigueur qu’impose l’endettement excessif de la Grèce, du Portugal, de l’Espagne et de l’Irlande n’autorise pas à l’Allemagne de mettre le pied sur le frein comme elle semblait le faire. Cela ferait le bonheur des spéculateurs qui ont misé sur le retour d’une récession durable dans la zone euro — ce qui augurerait d’un échec des Etats à limiter leur endettement ou de leur faillite certaine. Du coup l’Allemagne est accusée de faire cavalier seul, abandonnant ses Alliés à leur triste sort. En tout état de cause, c’est le sentiment que traduit le président de la Commission européenne José Manuel Barroso lorsqu’il déplore la «naïveté» de l’Allemagne à vouloir réformer uniquement «là où cela lui importe». Traduire : comme elle l’entend seule. Dans une interview au quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung(FAZ), José Manuel Barroso avait estimé qu’«il serait naïf de croire que l’on peut réformer les traités européens seulement dans les domaines où cela importe à l’Allemagne». Jouant les contradictions secondaires entre alliés libéraux, M. Barroso brandit subrepticement la menace anglaise : «On aurait évidemment les Britanniques qui arriveraient à ce moment-là avec leurs revendications.» Le ministre allemand de l’Economie, le libéral Rainer Brüderle, n’a pas tardé à le «ramasser», jugeant «absurde» le reproche fait à l’Allemagne «d’avoir insuffisamment conscience de l’Europe». «Pour nous, a-t-il précisé, l’Europe veut aussi dire subsidiarité et responsabilité propre des Etats membres» qui doivent «s’acquitter de leurs devoirs en matière budgétaire». En d’autres termes, le contribuable allemand n’a pas à payer pour les frasques de voisins qui cultivent moins rigoureusement le calcul économique. L’autre réserve à l’endroit du train de mesures allemandes concerne les effets sur les marchés de l’instrument que Berlin compte privilégier pour lutter contre la spéculation financière. «Ces effets seront très différents, selon qu’on s’oriente vers une taxe sur chaque transaction, quel que soit le titre négocié ou la nature des agents économiques impliqués, ou vers une taxe sur certaines activités des établissements financiers. Cette deuxième forme d’imposition s’appliquerait, a posteriori, aux entreprises qui ont réalisé des bénéfices avec leurs activités de marché», indique le quotidien parisien spécialisé Les Echos. Le chef du groupe parlementaire du SPD, candidat charismatique malheureux à la chancellerie aux élections de septembre dernier, Frank-Walter Steinmeier, y voit «de pures annonces (qui) ne suffiront pas» pour obtenir la nécessaire approbation du parti social-démocrate. Steinmeier dit vouloir juger sur pièce et attend des engagements «noir sur blanc». Il sait qu’en dernière instance, comme on disait jadis, les représentants du grand capital ne scieront jamais la branche sur laquelle ils sont désormais assis. «Le “génie” du capitalisme est d’être, en effet, un système capable de faire de l’argent avec de l’argent (ce qui était déjà possible avec le bon vieux système du prêt à intérêt), mais surtout avec la promesse hasardeuse de gains futurs. De fait, le futur est devenu le dernier champ d’expansion du capitalisme», relevait pertinemment un socialiste français, Bertrand Mertz, maire de Thionville et conseiller général de Moselle. Ce faisant, il déterre de bons vieux manuscrits, allemands, ceux du Capital dans lesquels Marx écrivait déjà à propos du crédit : «Le circuit de la production capitaliste dépend, entre autres, du crédit. La solvabilité d’un maillon de la chaîne dépend de la solvabilité d’un autre maillon, etc. La chaîne peut se briser à différents points. Tôt ou tard, le crédit doit être remboursé en cash. C’est un fait trop souvent oublié par ceux qui s’endettent pendant la phase de croissance. Dans la première phase de l’extension capitaliste, le crédit agit comme un stimulant sur la production : le développement du processus productif étend le crédit, et le crédit mène à une extension des opérations industrielles et commerciales» (Marx, Le Capital, vol. 3, p. 470.). Avec les accords de Bretton Woods, conclus durant l’été 1944, le capitalisme a commencé à faire de l’endettement le principal moteur de son développement partout, dans le monde développé d’abord, en Amérique du Nord, au Japon et en Europe occidentale.» Il le fait et le fera toujours. Jusqu’à la fin de ses jours.
A. B.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/06/01/article.php?sid=100944&cid=8
1 juin 2010
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