(Celle qui n’avait dans son cœur aucune place pour un autre qu’Allah)
L’Islam a accordé à la femme «une position incontestablement plus enviable par rapport à celle qui lui était dévolue dans les autres religions». Il est indéniable que ni le judaïsme, ni la chrétienté n’ont reconnu aux femmes leur «identité religieuse et leur autonomie dans leur rapport au divin», comme le fait explicitement le Coran. Dieu dit, dans la sourate 33, (al Ahzâb – les factions), au verset 24 :
«- Ceux qui sont soumis à Dieu et celles qui lui sont soumises, les croyants et les croyantes,
les hommes pieux et les femmes pieuses,
les hommes sincères et les femmes sincères,
les hommes patients et les femmes patientes,
les hommes et les femmes qui redoutent Dieu,
les hommes et les femmes qui font l’aumône,
les hommes et les femmes qui jeûnent,
les hommes chastes et les femmes chastes,
les hommes et les femmes qui invoquent souvent le nom de Dieu, voilà ceux pour lesquels Dieu a préparé un pardon et une récompense sans limite»
Ainsi, comme dans nombre de sourates, la distinction est sans cesse soulignée entre les genres : «ce qui désigne la stature spirituelle des principes mâle et femelle participe à part égale, sans être lié à la condition humaine biologique, au cheminement vers la perfection spirituelle !»
Dans cet ordre d’idée, de nobles dames réussirent à marquer leur présence dans nos sociétés ; d’abord en enseignant aux femmes et bien souvent aux hommes également, les hadiths et le droit, elles veillèrent ensuite à leur transmettre quelques sciences islamiques. Pour ce faire, certaines fondèrent des medersas et même des mosquées ; quelques-unes unes «jouissaient d’une aura de sainteté», de leur vivant déjà, à l’exemple d’al-Sayyida Nafissa (morte en 824) ; descendante du Prophète elle était experte en droit et une grande contemplative ; «en raison de sa complétude dans les sciences exotériques et ésotériques elle impressionna vivement l’Imam Châfîi (Mohammed Ben Idriss né à Ghaza en 767 et mort le 20 janvier 82O).»
A partir de la fin du XII ème siècle des Ribat et des Kheloua, réservées aux femmes, «furent dédiées à celles qui se consacraient à la vie méditative». Dans l’histoire du Maghreb, particulièrement depuis l’arrivée de l’Islam, rien ne les empêchait d’aspirer, au même titre que les hommes, «aux connaissances des vérités transcendantes». Pour Ibn Arabi, il n’est pas un seul rang du Tasawwuf auquel les femmes ne sauraient accéder. Elles pourraient parvenir à tous les degrés de réalisation spirituelle, y compris dans la fonction de (qotb) pôle (Futuhât III p. 89) Du plus loin que l’on se souvienne en remontant l’histoire du soufisme, on retient que les ascètes et les chaykh ayant eu d’entre leurs initiateurs des femmes de hautes qualités spirituelles, les comptèrent parmi leurs maîtres ; ceci ne traduit-il pas, dans les faits, «la richesse et la subtilité des savants de l’intérieur (les soufis)» ? D’autres n’avaient-ils pas vécu dans leur intimité familiale des expériences qui les confortèrent dans leurs convictions ?- Convictions qui rejoignaient la perspective ouverte par notre Prophète (tel que nous l’avons rappelé dès les premières lignes de notre exposé) «mais que certains faqihs avaient de tout temps tenté de restreindre» !
Dans ce registre, on peut dire que Chaykh Al-Akbar avait enrichi son immense culture mystique à partir du parcours, accompli par sa mère d’abord puis par sa femme ensuite, dans leur recherche de la Voie :
- La première fréquentait assidûment Fatma bent Al-Muthanna un des maîtres spirituels de son fils Mahieddine «ce qui suggèrerait une orientation vers le Tasawwuf ; néanmoins, au regard de la filiation de la mère d’Ibn Arabi ceci ne serait guère étonnant ! En effet, nous savons que son grand-oncle maternel Sidi Yahya Ben Yuggan Senhadji, prince de Tlemcen, mort en 1142 et enterré près du tombeau de son maître Sidi Abdeslam Tounsi au sanctuaire de Sidi Boumédien, nous incite à croire que cette noble Senhadjia fut une berbère originaire de notre région.
- La seconde, son épouse Maryam bent Mohammed Ben Abdoun al-Bedjaoui (*) recherchait avec ardeur des aspirations spirituelles qui rejoignaient les siennes : «Ma sainte femme Maryam, écrira-t-il, m’a dit :
«- J’ai vu dans mon sommeil une personne qui vient souvent me visiter et que je n’ai jamais rencontré dans le monde sensible. Il me demande : – Aspire-tu à la Voie ? – Je lui réponds : certes oui, mais je ne sais comment y parvenir ! Il me dit : – Par cinq choses qui sont : l’abandon (al-tawakûl), la certitude (al-yaqîn), la patience (al-sabr), la résolution (al-âzima) et la sincérité (al-sidq)».
Et Ibn Arabi d’ajouter : ce fut ainsi qu’elle me soumit sa vision et je lui répondis que c’était là en vérité la méthode des initiés. Quant à moi, je n’ai jamais vu chez un être ce degré particulier de réalisation (maqâm adh-dawq)
(*) – Bien que les Ben Abdoun résidèrent temporairement à la Mecque – comme la plupart des familles distinguées du Maghréb – ils laissèrent de nombreux descendants dans les plus importantes citadelles berbères de notre pays : Bedjaïa, Tlemcen, Beni Snouss, Ghazaouet, entre autres, comptent de nos jours encore des Ben Abdoun.
Dans nos contrées plusieurs femmes ont brillé par leur savoir comme par la profondeur de leur piété ; leur tombeau reste un lieu de visites ou de pieux pèlerinages. Nous illustrons nos propos en citant quelques exemples significatifs :
- Au cœur de la célèbre place des Archets (Harats er-Rm’a), à Tlemcen, se trouve une petite mosquée fort ancienne portant le nom de Lalla er-Rouya. Selon la tradition populaire cette sainte femme aurait vécu vers la seconde moitié du XVème siècle. Possédant une remarquable énergie spirituelle, elle fut l’objet d’une grande vénération des croyants dont la reconnaissance s’exprima à travers la longue liste des biens Houbous ; lesquels étaient destinés à la bonne marche de cette maison de Dieu. L’inventaire assez conséquent des Waqfs comprend des maisons, des terres, des jardins, un bain public, des boutiques ainsi que (signalons-le à titre anecdotique) «la moitié d’un commerce situé rue des Herboristes (triq el âchâbines) appartenant au sieur Hadj Ahmed M’Saïb grand-père de notre prestigieux poète Hadj Mohammed Ben M’Saïb». Ce lieu de prière renferme également des tombes vieilles de quelques siècles ; l’une d’elles, parmi les plus récentes, datant de 1767, appartient à un jeune homme Mustapha, fils de Moustapha Bey Ben Mesrati, khelifa du grand Bey Mustapha Bouchlagheme fondateur de Mascara et victorieux des Espagnols durant notre guerre de 17O8 !
- La mosquée d’el-Qorane essefli, de l’antique médina, porte le nom de Lalla el-Ghriba, laquelle était une femme vertueuse «qui a parcouru la Voie attirée à Allah par Sa Volonté». Grâce à «la force de sa foi elle était parvenue à contempler les réalités spirituelles. Elle étendit sa Karama, d’abord sur les habitants du quartier, ensuite sa bénédiction couvrit l’ensemble des gens de la région qui continuent encore de vouer, à cette auguste et sainte servante d’Allah, un respect qui remplit l’âme»
Les Waqfs et les Houbous consacrés à cette mosquée sont importants : maisons, ateliers, terres agricoles constituent une bonne part des donations, ainsi que de précieux ouvrages religieux et scientifiques (à consulter sur place) réservés aux lecteurs de la bibliothèque bien évidemment !
Nous aborderons, plus loin, une étude appropriée destinée à faire connaître deux saintes femmes dont la vie et l’œuvre remplissent la mémoire de nos populations : Lalla Sfiya, l’aïeule vénérée du Qsar Aïn Sfisifâ ancêtre des Ouled N’har et Hadja Lalla Maghnia au destin fabuleux !
A toutes ces saintes aux multiples vertus et aux grands mérites, que notre mémoire protège jalousement et avec déférence, «viennent s’ajouter d’autres noms d’amies de Dieu ; toutes apportèrent la lumière de la»certitude», dont l’éclat continue de rayonner sur nos villes et nos campagnes !» : Lalla Saâdiya, illuminant Djebel Tachelal des Béni Snouss, Lalla Ghezouana, dont l’oued et la ville de Ghazaouet porte le nom. Veillant sur le rivage de Honaine à Rachgoun, à l’ouest de Sidi Yacoub, se trouve le modeste dharih de Lalla Mimouna, celle qui est connue jusqu’au fin fond du Sahara. Ne dit-on pas à son sujet : «Allah connaît Lalla Mimouna et Lalla Mimouna connaît Allah !». Les gens du pays affirment que «du promontoire où elle repose, elle protège et soutient de sa Karama les ’ combattants de la Foi» contre les infidèles !»
Toutefois, celle qui est considérée «comme la figure la plus vénérée de la sainteté féminine au Maghreb reste manifestement Lalla Setti».
Elle possède un dharih sur le bord de la mer, non loin de Ghazaouet, cependant son sanctuaire se situe sur le plateau portant son nom et couronnant les hauteurs de Tlemecn. Elle est née à Bagdad, certainement autour de 115O et s’appelait Dawiya bent Sidi Abdelkader Djilani. Son noble père lui aurait choisi ce prénom en hommage à la célèbre sainte de Kufa, au sud de l’Irak, Rabiâ Dawiya (morte en 801). Nul n’ignore que dans son ouvrage «Kîtâb en-nassab» écrit en 1672, l’auteur Abou Abdeslam ben Abou Abdellah (né à Fes en 1649) affirme que moulana Abdelkader Djilani – né en 1078 à Djilân en Iran , mort le 11 Février 1166 à Bagdad – a laissé 16 garçons et 3 filles. De tous ses enfants seule Dawiya finit de connaître la célébrité chez nous. Elle fut, dit-on, l’élève de son père et son émule en sainteté.
Parce que le fondateur de la Qadriya avait reçu, par la volonté divine, «le don d’intuition et de lecture des âmes, il connaissait l’état présent et futur des initiés aux vocations exceptionnelles, sachant- partout et comme il convient- écouter la Voix de Dieu !» Nous tenons pour certain qu’il pressentait chez sa cadette des dispositions singulières d’intelligence et d’éveil et que le destin allait lui faire emprunter le chemin «qui conduit vers l’Océan de l’unité infinie de Dieu, selon la formule soufie !».
Manifestement, Dawiya dût bénéficier des sentiments doux et tranquilles que le saint de Bagdad éprouvait pour elle, la chérissant tout particulièrement. Il trouvait toujours du temps à lui consacrer. En retour, enfant affectueuse – et comme seules les filles savaient le faire, elle montra un attachement filial plein de tendresse pure et d’amour pieux ! Le flambeau de l’Islam, sidi Abdelkader Djilani, employa une part de ses dernières occupations familiales à offrir, à la benjamine de ses disciples, «savoir étendu et science aussi vaste que la terre et la mer sur lesquelles il régnait !»
Au cours des leçons qu’il inculquait à Dawiya, il citait souvent en exemple un ami pour lequel il avait une fervente admiration : «- Abû Medien Choaïb, à la sagesse rayonnante, disait-il !». Elle se souvenait de cet excellent chaykh entrevu dans la medersa de son père : il était de grande taille, le teint blond et son regard bleu contenait, lui semblait-il, une lumière extraordinaire. Même ses frères lui parlaient de ce saint homme ; du reste, chaykh Yahia (mort en 1196 à Bagdad) affirmait à son sujet : «- Père nous expliquait, à propos de sidi Choaïb, la réalité suivante : par la volonté d’Allah, l’existence d’un saint ami de Dieu est elle-même un cheminement hors du commun, transcendant en quelque sens l’histoire et la vie des êtres qu’elle vise à informer et à transformer.»
Au fur et à mesure que les années passaient, la jeune fille prenait sensiblement conscience que son père lui avait appris à faire méthodiquement sa prière afin de lui montrer l’efficacité de cet acte quotidien à calmer et à adoucir les âmes abattues par l’adversité. Il l’initiait également aux exercices mystiques : à renforcer sa foi «par la conviction entière et absolue, par la piété sincère à la fois intérieure et extérieure, par la méditation et la glorification, à tout instant, de la Grandeur d’Allah, de son Amour et de sa Miséricorde.»
En 1166, à la mort de son père l’adolescente allait subir un état de tristesse accablant. Des jours durant, son âme noyée de chagrin connut des instants sombres et ténébreux. Pendant des heures elle ne put maîtriser ses sanglots : à vrai dire elle ne pleurait pas la disparition du maître – ses frères le lui auraient interdit- mais sans doute pleurait-elle sur elle-même.
La sollicitude des personnes de son entourage, de sa famille, comme des femmes et des hommes de la Tariqa venus lui témoigner leur affection et lui épargner tout ce qui pouvait prolonger sa peine – l’aida peu à peu à supporter ces moments qui lui paraissaient interminables !
Ce fut surtout son frère aîné Abdelaziz qui s’efforçait de lui rappeler les recommandations de leur père : «- Il nous avait tous armé de (sabr) patience en nous enseignant la résignation devant la volonté d’Allah et la soumission aux décrets divins
Considère, assurait-il, ces jours funèbres comme une épreuve – parmi celles indispensables – que tu rencontreras le long de ton itinéraire sur la Voie ; mieux que quiconque, tu as la volonté et la détermination d’aller à la recherche de la vérité que nos maîtres nomment science de la certitude (ilm al yaqin) !».
Certes, Dawiya savait que le temps finirait inexorablement d’atténuer ses troubles, toutefois ce fut l’assiduité de son frère (devenu entre temps Chaykh des Qadriya, succédant à sidi Abdelkader à la direction de la medersa) qui lui donna les raisons propres à retrouver, par degré, l’apaisement puis la quiétude.
«- Ma chère sœur, finit-il par lui confier au bout d’un certain temps, apprends que père m’avait recommandé de t’instruire – de guider ton âme, ce furent les termes exactes qu’il employa- en t’aidant à développer»l’immense énergie spirituelle» dont tu disposes !»
Une autre fois, alors même qu’elle entamait ses vingt ans, il lui avoua sur le ton de la confidence : «- Il est temps de te rappeler qu’aucun – depuis la mort de l’Imam Ali – n’a exercé personnellement une influence spirituelle d’une portée aussi vaste que celle de notre vénéré père.»
Dieu lui avait octroyé une Karama qui «agissait non seulement sur sa conscience mais s’exprimait également à travers sa personnalité notamment sous l’effet de ses discours et oraisons à l’éloquence extraordinaire !» Ceux qui assistaient «aux Khotbas qu’il tenait en public, devant des assemblées religieuses ou dans sa médersa de Bagdad, avaient remarqué que ses auditoires n’étaient pas composés uniquement de musulmans, mais aussi «de chrétiens et de juifs ; beaucoup parmi eux furent convertis à l’Islam ; quelques-uns uns entreprirent même de suivre la Tariqa pour finir par devenir sinon des initiés, du moins de fervents propagateurs de la Vraie Foi.»
Ainsi Dawiya évoluait dans un environnement de recueillement et de dévotion ; elle se consacrait uniquement à Allah ! Toutefois une question nous vient à l’esprit : à cet âge, avait-elle accompli le pèlerinage à la Mecque ?
On sait que sidi Abdelkader avait instauré une véritable tradition familiale dans l’accomplissement du «cinquième pilier de l’Islam» ; quelques scènes de sa vie nous apportent des informations nous autorisant à nous faire une opinion sur cette interrogation : en premier lieu n’oublions pas qu’il fut «Hadj» alors qu’il était encore enfant ! (*)
(*) – Les historiographes nous apportent des preuves nous permettant d’affirmer que le saint de Bagdad avait accompli au moins trois fois le pèlerinage :
Tout d’abord, «bien avant d’atteindre ses dix ans, il partit, avec une caravane, pour la Mecque, muni dit-on d’une dizaine de pièces d’argent pour le voyage. Attaqués par des brigands ses compagnons furent dépouillés de tout ce qu’ils avaient ; quant à lui – en le voyant si pauvrement vêtu – le chef des pillards lui dit :- Va-t’en, tu n’as rien toi – Non, j’ai dix (écus), les voici ! – Pourquoi alors tu me les montres ? – Ma mère m’a recommandé de ne jamais mentir.
Etonné de cette sincérité l’autre lui remit cinquante dinars d’or que l’enfant s’empressa de distribuer aux plus démunis de la caravane».
Au cours de son second «Hadj», il vécut un évènement ma foi bien original. Qu’on en juge : «- De temps à autre la vallée de la Kaâba était inondée par des pluies diluviennes. Or ce jour-là pendant que le temple sacré fut particulièrement submergé, les mecquois virent avec stupeur le mystique de Bagdad, sidi Abdelkader Djilani, en faire à la nage les sept étapes (achwat) du circuit rituel !»
Enfin, au cours de l’une de ses dernières visites à la Mère des Cités, nul n’ignore que le «Qotb hanbali» et le chaykh Abû Madien s’étaient rencontrés et longuement entretenus durant la fameuse station (Waqfa) sur le mont Arafa.
Devenue jeune femme Dawiya avait dû certainement accompagner l’un de ses nombreux frères aux Lieux Saints. Cependant nous ne disposons d’aucune indication sur cette éventualité. Quoi qu’il en soit la vie à Bagdad, – appelée à juste raison à l’époque : la demeure de la paix- reflétait son statut de capitale de l’Islam. Elle était le séjour des Califes Abassides et le siège des savants du monde musulman ; cette immense cité possédait un grand nombre de collèges, de médersas ; dans ses écoles de pensées on enseignait toutes les sciences religieuses et profanes. Ville ouverte et tolérante, elle accueillait les grands esprits venus de divers horizons. Son histoire séculaire, riche et brillante, ses monuments élégants et sublimes, sa population, aux traditions plusieurs fois millénaires, éveillée et industrieuse, finirent de la placer à l’avant-garde de la civilisation ! Oui, grâce à ses hommes et à ses femmes, Bagdad illuminait le chemin des peuples de la terre !
Depuis sa jeunesse Dawiya fréquentait régulièrement la médersa de son père. Elle y passait des jours d’une extrême quiétude, dans le calme et la sérénité d’une âme innocente. Elle s’était montrée studieuse et pleine de promesses selon le jugement de ses maîtres. Ces derniers enseignaient dans cette prestigieuse institution le Coran et son Exégèse, la Chariâ, les Hadiths, la Tradition prophétique ainsi que plusieurs autres sciences ; l’intelligence étonnante de Dawiya – semblant tenir du prodige amena très tôt certains d’entre eux à lui délivrer une licence (idjâza) l’autorisant d’enseigner, à son tour, leurs ouvrages ainsi, du reste, que les commentaires des chefs-d’œuvre de l’époque.
Conformément aux principes du Tasawwuf, elle avait depuis longtemps fait vœux de pauvreté ; refusant les biens de ce monde elle finit, à l’exemple des maîtres initiés, de suivre la voie du dépouillement en renonçant à tout ce qu’elle possédait au profit de ses proches les plus démunis !
Dans le quartier principal de Bagdad se trouvaient plusieurs collèges et médersas, notamment l’imposant monument al-Mastansiriyâ «qui renfermait les quatre rites orthodoxes où chacun disposait de son propre pavillon, séparé des autres, comprenant une salle de prière et un grande espèce d’amphithéâtre ; les leçons avaient lieu sous une sorte de console en bois ; sur une chaire couverte de tapis le professeur se tenait, coiffé d’un turban et revêtu d’habits noirs distinctifs de son grade. Des répétiteurs, installés à ses côtés, reprenaient à haute voix tout ce qu’il dictait. Au fond de la salle existait un espace réservé aux femmes ; du reste, celles-ci bénéficiaient d’un après-midi pour elles seules. A cette occasion Dawiya venait tous les mardis dans ce collège, au pavillon des «hanbalis», afin d’y suivre les cours des chaykhs les plus réputés.
En quittant les lieux elle passait devant l’immense Mosquée Djamaâ el-Calife pour emprunter le chemin menant chez elle, toujours animé, longeant le Grand Marché.
Selon toute évidence, elle ne tarda pas de professer dans la médersa de la Tariqa, devant un auditoire féminin toujours attentif et de plus en plus nombreux, les livres de moulana Abdelkder en particulier «al-Ghûniya li Talibî Tariq el-Haqq» et «al-Fath er-Rebbânî» ainsi que «Lataîf el-Anwar», le fameux traité sur le soufisme de son frère Chaykh Aïssa (mort en 1178).
Il était de notoriété publique que Dawiya «ne pouvait supporter la présence des hommes car elle vivait avec son cœur» ! Pour tout dire, elle se consacrait entièrement, à la piété, aux dévotions et à la prière. Son frère Chaykh Abdelaziz fut le premier à remarquer que sa sœur- à l’exemple de son père était à la recherche d’un absolu qui se dérobait. Anxieuse, elle s’adressait «aux Gens de la Connaissance» afin «de pénétrer leurs secrets, ou du moins, pour les surprendre» car elle voulait par la prière «forcer les portes de la Certitude pour finir de s’engager dans les chemins de l’indicible Harmonie» !
C’était précisément à ce moment que Chaykh Abdelaziz décida Dawiya à l’accompagner chez un éminent personnage, «Badil» dans la hiérarchie du Tasawwuf, le chaykh Abû el-Hasan al Bagdadi, généralement plus connu sous le nom d’Ibn Satantana al-Bagdadi. Ce dernier tenait, assurait-on, à transmettre de vive voix, à la fille de sidi Abdelkader Djilani, un témoignage hautement important. De la sorte, ce fut, sur son insistance que le maître des Qadriya résolut de faire assister sa sœur à cette entrevue : (*)
(*) – Le récit suivant existe dans plusieurs traductions ; la version que nous avons choisie de présenter ci-après, figure en pages 114-115, dans l’ouvrage intitulé «Le Sceau des Saints, d’après la doctrine d’Ibn Arabi» de l’éminent soufi M. Chodkiewics, (nrf. Ed. Gallimard, 1986).
«- Le chaykh Abû el-Hasan a dit ce qui suit : Je m’adonnais à la science sous la direction de notre maître le chaykh (Abdelkader) et j’avais coutume de veiller la plus grande partie de la nuit afin de prendre soin qu’il ne manque de rien. Or une nuit du mois de Safar 533 (*) il sortit de sa maison.
(*) – Cet évènement se situe donc huit ans avant la mort de sidi Abdelkader.
Je lui tendis une cruche (pensant qu’il désirait accomplir ses ablutions) mais il ne la prit pas et se dirigea vers la porte de la medersa. Celle-ci s’ouvrit d’elle-même devant lui. Il sortit et je sortis derrière lui me disant à moi-même : «Il ne sait pas que je suis là». Puis la porte se referma et le chaykh marcha jusqu’à la porte de Bagdad qui s’ouvrit devant lui. Il sortit et je sortis à sa suite, puis la porte se referma. Il ne parcourut qu’une courte distance mais nous nous trouvâmes soudain dans un pays que je ne connaissais pas.
«Il pénétra dans un endroit semblable à un ribât. Il y avait là six personnages qui le saluèrent avec empressement. Je pris refuge derrière un pilier. Or j’entendis à proximité un gémissement. Au bout d’un bref moment, le gémissement cessa. Un homme entra et se dirigea vers l’endroit d’où était venu le gémissement. Il en sortit portant quelqu’un sur ses épaules. Puis un autre homme entra dans la pièce. Il avait la tête nue et une moustache au poil long. (*)
(*) – Ces deux détails permettent d’identifier le nouveau venu comme un non-musulman.
Il s’assit devant le chaykh Abdelkader qui lui fit prononcer les deux Chahada, lui coupa les cheveux et la moustache, lui fit recouvrir sa tête d’une calotte et lui donna le nom de Muhammad. Puis le chaykh dit aux gens qui étaient là : «Il m’a été ordonné que celui-ci remplace celui qui est mort ( umîrtu an yakûma hâdha badalan an al-mayt ).
«Ils répondirent : «Qu’il en soit ainsi !» Puis le chaykh sortit et il les laissa. Je sortis et marchai derrière lui. Nous ne parcourûmes qu’une courte distance ; et voici que nous étions de nouveau devant la porte de Bagdad qui s’ouvrit devant nous comme la première fois. Ensuite le chaykh se rendit à la medersa dont la porte s’ouvrit aussi et il pénétra dans sa demeure.
«Le lendemain, lorsque je m’assis devant le chaykh afin d’étudier avec lui, je l’adjurai de m’expliquer ce que j’avais vu. Il me répondit : «En ce qui concerne l’endroit, il s’agit de Nîhâwand. (*)
(*) – Cette ville est située à des centaines de km de Bagdad.
En ce qui concerne les six personnes que tu as vues là, c’était de nobles Abdâl. L’homme qui gémissait, il était le septième d’entre eux et, lorsqu’il fut à l’agonie, je vins pour être présent au moment de sa mort. Quant à l’homme à qui j’ai fait prononcer les deux Chahada, c’était un chrétien habitant de Constantinople. Il m’a été ordonné par Dieu de remplacer par lui celui des abdâl qui était mort. Il est venu à moi, a fait profession d’Islam entre mes mains et il est maintenant l’un d’eux. Enfin quant à celui qui est entré et qui portait le mort sur ses épaules, c’était Abû b. Abbâs al-Khadir ; il l’a emporté pour prendre en charge ses funérailles»
«Le chaykh me fit alors promettre de ne parler de tout cela à personne de son vivant».
Les textes que l’on trouve relatés dans les sources hagiographiques, concernant la vie et l’œuvre des grands saints, nous apportent parfois des éclaircissements inespérés. Ce fut au cours d’un rencontre fortuite, comme seul le destin peut réserver à ceux nés sous une bonne étoile, que nous eûmes la révélation du parcours exceptionnel de Dawiya ; nous passons sur les détails pour aller vers l’essentiel. L’homme qui nous aborda ce jour-là n’avait rien de singulier, n’était-ce une douceur dans la voix qui d’emblée nous subjugua jusqu’à nous donner le sentiment d’être littéralement conquis par la narration qu’il nous fit :
«- J’avais appris très tôt à me défier des gens que je rencontrais pour la première fois, déclara-t-il. Aussi, vous seriez en droit de ne pas m’accorder votre confiance. Pourtant, il s’en faudrait de beaucoup pour vous convaincre que je suis un «Arif» et mon devoir est de vous communiquer parce que vous semblez ouvert à notre Voie les vers contenus dans la qacida (poème) consacrée à Dawiya ; notamment les difficultés et les obstacles qu’elle eût à affronter le long de son parcours initiatique jusqu’au moment où elle atteignit un niveau de haute réalisation spirituelle.
Toutes les versions populaires, continua-t-il, s’attachant à restituer, à travers diverses lectures d’oraisons ou de Dikr, les péripéties du fameux pèlerinage de Dawiya aux Lieux Saints s’accordaient à dire que celui-ci eût lieu en 588 H.» Tandis que l’homme parlait, il nous présenta, enveloppé dans un tissu usé, une espèce de vieux parchemin plié en quatre dont le texte écrit en beaux caractères maghrébins racontait, assurait-il, une relation tirée de plusieurs copies populaires. Toutefois, celle qu’il nous donna avait le mérite, ajouta-t-il, d’évoquer l’épisode le plus intéressant et sans nulle doute décisif dans le cheminement de Dawiya vers la sainteté !.
Néanmoins nous demeurions sur nos gardes tant il est vrai que dans ce genre de récit nous ne devions guère nous attendre à avoir affaire «à une construction théorique bien élaborée mais davantage à l’expression d’une certitude fondée sur la vision directe et l’expérience intérieure, d’autant que le narrateur occupait, à l’en croire, le rang de Arif dans la hiérarchie des soufis ! Ainsi, ce dernier énonçait :
«-Nous sommes en 1192. Sur l’insistance des frères de Dawiya on décida d’organiser le pèlerinage de celle-ci. Toute la famille se consacra aux préparatifs du long voyage qui attendait la soeur cadette. Le chaykh Abdelaziz désigna lui-même ses accompagnateurs et les dames de sa suite. Dès les premiers jours du mois de Dhû al-Qaâda on réunissait autour de la future hadja les femmes et les hommes chargés de veiller au bon déroulement de l’expédition. Entre la prière de l’Asr et celle du Maghrib des explications furent fournies par un moqaddem de la Tariqa à ceux et à celles qui se préparaient à aller pour la première fois à la Mecque. Ce dernier, professeur à la medersa Qadriya mère possédait suffisamment d’autorité pour être obéi :
«- Le voyage que nous entreprendrons semblera long et pénible, leur assura-t-il ; notre caravane d’accueil sera vraisemblablement composée de centaines de personnes de tout âge et de diverses conditions. Notre itinéraire empruntera les routes de commerce tracées depuis des lustres par des processions de chameaux qui traversèrent les déserts d’Asie et d’Afrique grâce au pèlerinage ; des liens furent établis entre des régions éloignées les unes des autres : l’Inde, la Méditerranée, la vallée de l’Euphrate, l’Afrique, le Hedjaz pour ne citer que ceux-là.
A l’évidence, les marchands considérèrent les routes des déserts moins hasardeuses – et peut être moins coûteuses que les mers où les risques demeuraient imprévisibles. Nous aurons l’occasion de constater que les magasins d’Arabie restaient de tout temps remplies de marchandises apportées soit par des vaisseaux, soit par d’interminables files de chameaux, puis déversées dans l’enceinte de la foire de la Mecque ; sur place, les négociants achetaient et vendaient tout : métaux précieux, pierres rares, étoffes, cuirs, esclaves, parfums et encens entre autres Sur nos chemins, sous l’impitoyable soleil, nous finirons de franchir le plus souvent des contrées d’un désert pierreux et ma foi lugubre, brisé parfois de sombres pics basaltiques.»
2ème partie
Revenons à notre narrateur: pour continuer de nous déclamer la Qacida de son manuscrit (al-Arif) prit un air inspiré:
«- Dawiya, qu’accompagnait son frère chaykh Abdelaziz ainsi que quelques proches parents, arriva au moment où les pèlerins s’apprêtaient à prendre le départ pour les Lieux Saints. L’Emir commandant la caravane, un adepte de la Tariqa, reçut les membres de la famille de Sidi Abdelkader Djilani avec déférence et respect.. Il salua le moqaddem chargé du groupe et lui dit : «- Lorsque nous quitterons Bagdad pour nous diriger vers Yathrib puis la Mecque nous suivrons la voie qui nous conduira le long de la côte ouest de la Mer Rouge !». Enfin, sur l’ordre de l’Emir l’équipage s’ébranla.
La caravane qui regroupait manifestement les gens venus de Bagdad, auxquels s’étaient finalement joints ceux de la vallée de l’Euphrate, entama sa longue marche. Des étapes furent franchies, entrecoupées de haltes, parfois de repos de plusieurs heures ; toutefois le rythme général du voyage demeurait régulier. De temps à autre des cavaliers passaient en trombe, longeant le cortège ; ils donnaient l’impression de veiller sur les pèlerins afin de faire ensuite leur rapport à l’Emir.
Au bout de quelques jours on passa devant Palmyre, la légendaire oasis du désert, carrefour du commerce avec l’Inde : ici s’étaient rencontrés Balkys (la reine de Saba) et le roi Souleïman (Salomon). Vint alors le temps où on s’arrêta dans les oasis de Taïma et de el-Holzi avant de goûter une halte près de l’antique Petra, (à deux jours de marche au sud de la Mer Morte) ; cette cité commerçante autrefois florissante fut ruinée par les romains en 1O6 de J.C. Ensuite la caravane reprit son cheminement suivant un train modéré, dans un ordre convenable, pour finir d’atteindre le pays de Madian, patrie du patriarche Choaïb, région des grottes-tombeaux et des palmeraies où Moïse avait trouvé refuge ; il y vécu assez longtemps jusqu’à prendre femme et fonder une famille.
Dans une atmosphère chargée de prières, de recueillement et de dévotions, les pèlerins allaient le cœur serein ; certains entonnaient des «oraisons» à la gloire de Dieu et de son Prophète, bientôt soutenus par un chœur puissant de femmes et d’hommes qui répétaient sans se lasser des «douâ» ou prières rituelles On traversa des régions où l’histoire et la légende se confondaient. Voici, par exemple, Adjfour qui devait sa notoriété aux deux amants Djamil et Bothaïna. Plus loin on fit halte au château de Faîd où, selon la tradition, les pèlerins venant d’Irak déposaient une partie de leurs provisions qu’ils reprenaient sur le chemin du retour. L’entrée de ce long cortège dans le plateau de Nedjd fut majestueuse, tant cette immense région s’étendait à perte de vue ; à Kârourâh puis à Nokrâh comme auparavant à Al’Oceïlah, on fit chaque fois provision d’eau.
Aussitôt que la caravane campait, «un groupe de fidèles vérifiait s’il y avait des voyageurs malades auxquels on s’empressait de distribuer des médicaments. Ensuite, de place en place, de jeunes femmes énergiques préparaient la nourriture dans de grandes chaudières en cuivre nommées ’maçout» sous la direction de servantes plus âgées ; des garçons affairés distribuaient à manger à tous les pauvres ainsi qu’à ceux qui n’avaient plus de provisions»
Quitter le Nedjd pour Wadi el-Arous était la prochaine halte : tout le monde se sentit soulagé quand le commandant ordonna un campement de trois jours nécessaire pour apprêter et organiser convenablement la future étape annoncée à haute voix par les cavaliers crieurs : Médine, Médine vous attend bonnes âmes, préparez-vous à y entrer : marhabane wa ahlane wa sahlane, que la Paix guide nos pas !
Le séjour dans la ville bénie du Prophète allait durer une semaine pleinement remplie en visites, en prières et en dévotions : des guides dûment mandatés conduisaient des groupes de pèlerins de mosquées en mosquées, et de sanctuaires en sanctuaires, tous ces hauts lieux de l’Islam «répétaient à l’infini l’écho triomphant de la Vraie Religion» !
Enfin la caravane sortit de Médine pour finir de reprendre son voyage. Après des jours de marche elle fit halte à Badr pour une journée consacrée entièrement aux «dikr» et aux prières ; Badr l’oasis glorieuse entre toutes où Dieu avait donné la victoire à Son Envoyé ; on y admirait une source jaillissante jouxtant un beau jardin. Plus loin se trouvait la sépulture «des martyrs de la foi» ; on y apercevait également la «montagne de la Miséricorde où descendirent les Anges sur ordre divin !»
Sur la route menant de «Badr à Safrâ il existait une vaste colline de sable appelée Montagne des Tambours au pied de laquelle le Prophète d’Allah pria son Seigneur durant toute la journée de la mémorable bataille». Pendant tout le trajet «un profond silence planait sur les hommes et les femmes du convoi ; dans cette atmosphère solennelle, chacun semblait se replier sur soi-même, comme plongé dans une méditation profonde ; l’endroit, il est vrai incitait l’âme au détachement terrestre, à une réflexion attentive l’aidant à témoigner de l’infinie grandeur de la volonté divine !»
La plaine de Bezounâ se trouva brutalement devant la caravane ; «d’après les chroniqueurs c’était un désert dans lequel le guide lui-même s’égare, où l’ami ne pense plus à son ami !» La première journée de marche fut pénible ; hommes et femmes traînaient maintenant le pas, le soleil et la soif alourdissaient leurs gestes (*)
(*) «- Cette interminable cohorte de pèlerins donnait l’impression, selon la formule d’un célèbre voyageur, qu’ils ne suivaient pas la caravane mais plutôt qu’ils la poussaient !»
Cependant leur esprit et leur cœur étaient pleins d’espoir tant la certitude qu’à la fin «leur calvaire comme leurs péchés s’effaceront devant les portes de la miséricorde divine, lesquelles finiraient de s’ouvrir pour les accueillir !»
Tout d’abord un vent léger se leva. Puis il souffla de plus en plus fort. Bientôt des nuées de poussière et de sable tourbillonnèrent, obscurcissant le ciel, affolant les bêtes et les hommes. Une atmosphère grisâtre comme irréelle se répandit. Des silhouettes fantomatiques s’agitaient. Parfois on apercevait vaguement des cavaliers éperdus poursuivant des chameaux lesquels traînaient derrière eux des litières fracassées ou des bagages que la tempête dispersait. Les gens fuyaient, courant dans toutes les directions. On aurait dit qu’un ouragan venu on ne sait d’où s’acharnait sur les êtres et les choses, bouleversant jusqu’à la nature : tout était sens dessus dessous.
Dawiya, allongée sur le sable, blottie contre le flanc de sa chamelle blanche, tenait solidement enroulée autour de son bras la corde servant de licou. La tête et le visage entièrement recouverts de son voile, il lui était impossible de distinguer quoi que ce soit. Au reste, dans l’état où elle se trouvait, elle n’était pas en mesure de faire le moindre geste. Qui sait ce qui l’attendait quand la tourmente cessera ? Au demeurant, un souvenir lancinant lui remettait en mémoire les recommandations de son père :
«- Chaque fois que tu te sentiras oppressée, désespérée ou triste, récite les versets du Noble Coran !»
Dawiya répéta et répéta encore l’éternel Message Divin. Chose étrange, elle n’arrivait pas à déterminer depuis quand cette situation durait ! Mais qu’importe, elle sut trouver auprès d’Allah le réconfort qui l’aida à surmonter l’épreuve qu’elle subissait !
Lorsque le vent semblait s’être calmé la femme se leva ; secouant la poussière qui la couvrait, elle fit quelques pas tirant sur la corde de sa fidèle monture. Le ciel était dégagé et le jour paraissait retrouver sa clarté naturelle. Autour d’elle il n’y avait que rocaille et vastes étendues de sable parsemées de pierrailles éclatées aux arêtes tranchantes. Un silence profond, insolite régnait. Elle tendit l’oreille mais ne décela aucun bruit, nul appel ni lointain cri : même les sons de tambours qu’on utilisait à cette époque pour ameuter les voyageurs dispersés à la suite d’un évènement grave ne résonnaient pas. Le paysage, maintenant anodin, restait désespérant de solitude ! Jusqu’aux incertains horizons, point de caravane, et encore moins de gens et de bêtes, comme si la terre se fut entrouverte pour finir d’engloutir tout ce monde ! Bonne et charitable Dawiya : les femmes de sa suite, les serviteurs, les bagages, les réserves d’eau, jusqu’aux provisions, tout s’était comme volatilisé !
Elle avança pour parvenir au sommet dune dune et scrutait tout ce qui s’offrait à sa vue. Lorsque soudain elle aperçut une tache blanche au lointain ! Se pouvait-il qu’au milieu de cet interminable désert il y ait quelqu’un ? Au bout d’un certain temps elle n’eût plus de doute : la silhouette se mouvait, elle avançait péniblement, mais elle avançait. Sa fatigue oubliée, paraissant heureuse et soulagée Dawiya finit de se lancer à sa rencontre, oubliant le licou qu’elle tenait ! En un rien de temps elle se trouva inexplicablement devant un vieillard à l’air placide qui lui inspira une immense espérance. Etait-ce parce que ses vêtements comme sa barbe fleurie étaient immaculés ou encore son regard chargé de douceur et de commisération qui lui rappelait la même profonde confiance qu’elle avait toujours ressentie pour les maîtres du Tasawwuf compagnons de son père ? Entre temps sa fidèle chamelle venait de disparaître à son tour. Les larmes qui jaillirent sous les palmes de ses cils lui nouèrent la gorge. Devant le silence du personnage elle resta un instant perplexe.
Comme si elle venait de s’éveiller, elle prit conscience qu’autour d’elle au tumulte du vent avait succédé un moment de tranquillité bienfaisante. Elle se confia au bien être des ferventes prières, des dévotions et des méditations car elle avait découvert depuis son enfance déjà que, par la patience et le vouloir d’Allah, les souffrances et les peines finissent toujours de s’effacer. A vrai dire elle n’était pas à proprement parler intriguée par la présence de cet homme ici et maintenant, pas plus qu’elle ne fut impressionnée par son mutisme, il avait sans doute ses raisons, mais elle aurait volontiers aimé savoir qui était cet inconnu ! Elle se retenait de lui poser la question. D’ailleurs elle n’eut pas le temps de dire le moindre mot, quand il lui demanda à brûle pourpoint :- Peux-tu m’aider ? Je me sens las et sans force ! – Que dois-je faire lui dit-elle ? Tu sembles déterminée et animée d’une grande volonté, alors porte-moi sur ton dos !
Dawiya n’osa pas lui rétorquer ouvertement, cependant elle récita dans son cœur la réponse que fit Marie à l’Ange (Coran : Marie, Sourate XIX, Verset 19). L’énigmatique personnage baissa la tête puis lui répéta d’une façon distincte les mots qu’elle venait de prononcer en pensées ! Rassérénée, elle énonça : – Tu es un homme de bien et d’honneur, vieillard, tu crains Dieu !
Dès lors, sans hésiter elle mit un genou à terre tout en aidant le chaykh à grimper sur ses épaules. Commença alors pour elle une espèce de marche forcée, terrible ; évitant les accidents du terrain, elle souffrait, peinait sous son écrasant fardeau ; le souffle saccadé elle eut l’impression qu’elle étouffait. Des larmes coulaient sur ses joues engluées de poussière. La fatigue et la soif la torturaient. Alors même qu’elle était sur le point de défaillir, elle continuait de prier Dieu: – Seigneur, murmurait-elle, viens à mon secours, donne-moi la force de porter ce vénérable vieillard ! Dieu de miséricorde aide-nous ! Guide nos pas!
L’homme répétait en écho ses prières. Et voilà qu’à cet instant Dawiya eût le sentiment de perdre conscience. Comme dans un rêve, elle planait dans le ciel. Sous ses pieds défilait un paysage de dunes, de sable et de pierres. Elle finit de distinguer une longue piste au bout de laquelle une interminable caravane s’étirait. Ensuite elle se sentit plus légère et compris qu’il n’y avait plus personne sur ses épaules. Oui ! elle volait dans les airs, alors que la voix singulière du chaykh résonnait dans sa tête : les intonations familières qu’elle écoutait maintenant éveillèrent dans sa mémoire les souvenirs d’une enfance heureuse !
«- Ton épreuve est finie, Dawiya ! Tu viens d’accéder à un nouveau ’maqqam» spirituel ! Je suis venu à toi sur ordre Divin. Tu fus désignée parce que dans le jardin des amis de Dieu tu es plus fleur que jamais, nourrie à la sève de la foi Mohammadienne ! Sache que je suis également chargé de t’annoncer qu’Allah, dans son immense mansuétude t’a octroyé la Karama qui donne le pouvoir de visiter «les lointains magnifiques et de voir leurs enchantements prodigieux !»
Elle se retrouva au milieu des siens: ses amies, ses serviteurs, ses bêtes de somme jusqu’à sa chamelle blanche avec laquelle elle partagea ces moments insensés qu’elle avait vécus comme un cauchemar. Mais tous continuaient leur chemin sans même que quelqu’un ne lui accordât le moindre regard, comme si rien ne s’était passé ! Certes elle finissait de rejoindre sa réalité quotidienne, cependant, une simple réflexion lui mettait à l’esprit que les évènements qu’elle venait de vivre n’étaient pas l’effet d’une quelconque illusion : il lui suffisait de vouloir puis de baisser les paupières un moment pour y être de retour, «frôlant les nuages portée par une sensation de grâce évanescente !»
La caravane ralentissait le pas en abordant Bahr Marr (Entre la plaine de Bazounâ et ici de nombreux jours s’étaient écoulés). Certains pèlerins s’affairèrent à faire une nouvelle provision d’eau. Au demeurant, sur la route qui relie Bagdad à la Mecque les Irakiens, princes ou bourgeois, artisans et hommes du peuple, généreux et volontaires, se sont consacrés depuis des générations à construire puis à entretenir des centaines de bassins, de puits, de réservoirs, de sources et de points d’eau au profit des pèlerins.
Bientôt les premières maisons de la Mecque apparurent. Les pèlerins n’étaient pas venus de si loin pour admirer les demeures ni les riches escortes des princes, rien ne pouvait les distraire dans leur détermination : vivre quelques jours de béatitude dans la Mère des cités, la Mecque éternelle, la patrie du Prophète aimé et vénéré Le chœur des prières semblait alors devenir plus ardent : les hommes et les femmes proclamaient haut et fort leur amour d’Allah ! Comme s’ils désiraient ardemment que leur âme et leur cœur «se joignent à Dieu» ils répétaient et répétaient encore jusqu’à l’extase la formule consacrée en cette circonstance : – Labaïk Allah ou ma labaïk ! Labaïk lâ charika laka labaîk ! Innâ el hamda wa nîmata laka wa al-mûlk ! Lâ charika lak !..
«Lorsque les pèlerins eurent fini de prononcer leur vœux, les caravanes étaient autorisées à entrer dans la vallée pour camper devant la ville. Les tentes étaient disposées en rangées et faisaient comme des rues qu’on éclairait la nuit par des torches. Aussitôt les tentes dressées, des gardes patrouillaient sans cesse pour prévenir toutes sortes de désagréments aux invités d’Allah !
A chaque époque les alentours de la Kaâba étaient rénovés ; l’emplacement de la charmille d’Ismael fut souvent couvert de marbre clair, seules les pierres tombales d’Ismael et d’Agar restèrent en marbre vert. Les différentes sectes ou Turuq islamiques étaient séparées à l’intérieur du Temple : chacune priait dans une section différente de la Kaâba, derrière son propre chaykh qui s’asseyait sous un dais, devant une lampe de couleur différente pour chaque groupe.»
Suite et fin
Dès les premiers instants où Dawiya et ses proches amies posèrent le pied sur la trace des pas du Prophète et de ses nobles compagnons, elles prirent un soin extrême à agir conformément à la tradition mohammedienne. Respectant scrupuleusement l’itinéraire du ’hadj», elles suivirent – à l’intérieur du Haram ech-Charif- les sept tournées autour de la Kaâba ; elles accomplirent ensuite les processions rituelles entre Safa et Marwa ; puis elles firent de nombreuses prières et des voeux devant la Pierre Noire, Mûltazîm, la Station d’Ibrahim et le puits millénaire de Zem Zem. Chaque étape était entrecoupée par les deux ’raqâtes» en signe de soumission absolue à Dieu Créateur de la vie et de la mort : «- Ô Sexigneur, ouvre pour nous les portes de Ta Miséricorde et de Ton Pardon !» Elles ne purent retenir leurs larmes devant l’admiration qu’elles ressentirent à la vue de la majesté des lieux : à vrai dire, aucun mot dans aucune langue humaine ne pouvait décrire la beauté de ce noble édifice appelé le Temple Sacré.
«- Dans cette atmosphère angélique s’il en fut, Dawiya, transportée d’un bonheur à nul autre pareil, ferma un instant les yeux. Elle entendit, lui semblait-il au fond de sa conscience, comme une voix qui disait : «- Remercie ardemment ton Seigneur qui t’a permis de visiter Sa Maison et sois profondément reconnaissante pour les dons qu’il t’a octroyés».
Après Tawaf el-wadaâ- la tournée d’adieu, «les habitants des rives de l’Euphrate» allaient patienter quelques jours en attendant le départ de la caravane de Syrie, suivi de celui de la caravane du Maghreb ; ensuite les pèlerins de Bagdad prendront finalement le chemin du retour. Décidant d’approfondir ses connaissances en sciences traditionnelles, Dawiya tira profit de ces journées en suivant les leçons des chaykh de la Mecque. Jamais rassasiée de culture et de savoir, elle se fit remarquer par sa piété et son assiduité auprès des milieux soufis de la Ville Bénie. Ne disposant d’aucune ressource, elle vivait des aumônes que ses fidèles déposaient à son intention dans la médersa familiale des Qadriya. Chaque fois que des compatriotes arrivaient à la Mecque, ils lui faisaient parvenir les dons qui lui étaient destinés. Elle en dépensait une modeste partie et distribuait le reste en «sadaqa rituelle» aux pauvres. A ceux-là elle demandait de faire une prière au profit de leurs bienfaiteurs. En même temps elle intercédait auprès d’Allah pour les bonnes âmes qui lui avaient confié leur argent. Ce fut, paraît-il, à cette époque qu’on lui donna le nom de Wassila (l’intermédiaire) !
L’énigmatique «Arif» venait d’achever la lecture de sa qacida. Il plia méticuleusement en quatre son manuscrit, le glissa sous sa gandoura puis, silencieux, il s’en alla sans demander son reste
A partir d’autres sources de nouvelles informations vinrent compléter notre étude; de la sorte, nous sommes aujourd’hui en mesure d’affirmer que cette grandeur d’âme qui remplissait son coeur, Dawiya l’avait héritée de ses ancêtres ! Certes, les Irakiens de l’avis de tous les musulmans demeuraient gens amènes, aimables et possédaient, de surcroît de bonnes grâces naturelles, De certitude, aucun peuple sur terre n’égalerait leur générosité débordante et encore moins leur disposition pour la charité. Ceci fut certifié par de nombreux voyageurs :
«- Les habitants de l’Irak font de nombreuses aumônes aux personnes assidues du «Haram ech-Charif». Je les ai vus, écrivit un pèlerin, circuler autour du Temple la nuit et offrir des étoffes et de l’argent aux visiteurs de la Maison de Dieu ainsi qu’aux Mecquois qu’ils rencontraient. Ils agissaient de même avec ceux qui contemplaient l’illustre Kaâba. Souvent ils trouvaient un individu endormi ; alors ils plaçaient dans sa bouche de l’or ou de l’argent jusqu’à ce qu’il se réveillât. Ils firent tant d’actes de cette espèce, répandirent tant d’aumônes que le prix de l’or baissa considérablement à la Mecque !» (Les voyages d’Ibn Battûta, T. I, page 405).
La mémoire populaire retient qu’à l’exemple de son père, Moulana Abdelkader Djilani, sa fille aussi Dawiya el-Wassila finit d’entreprendre de longs voyages. Dès son retour du pèlerinage elle informa ses frères de son désir d’accomplir sa «Siyaha» qu’impose la tradition mystique. Elle visita les pays d’islam les plus importants : sa patrie, l’Irak bien évidemment, puis le Hidjaz, le Yemen, la Syrie, la Turquie et plus particulièrement l’Anatolie, entre autres.
Cependant son arrivée à Mechehad Ali en Iran se fit à un moment particulier car cette ville historique vivait pleinement dans l’effervescence du pèlerinage annuel des chîtes. Les gens se mêlaient dans une diversité à la fois grande et riche. Ce qui frappait le plus l’observateur averti, ce fut que «l’air et les hommes circulaient en liberté» dans cette succession «de souvenirs qu’ils tachaient de faire revivre avec ferveur» !
Il y avait des écoles, des médersas, une fabuleuse bibliothèque. Ici la communauté évoluait dans «une forte cohésion». Les légendes y restaient merveilleuses notamment l’une d’elles que les habitants appelaient «la nuit de la vie». On y voyait en outre des tombeaux qu’on disait d’Adam et de Noé ; de nombreux voyageurs les visitaient. Toutefois c’était le mausolée du Calife Ali qui attirait les grandes foules ! Ce magnifique sanctuaire était d’une rare beauté, il rayonnait, assurément, d’une lumière qu’on disait divine !
Le séjour de Dawiya el-Wassila à Mechehad lui fut hautement profitable ; elle se rendit dans des écoles et des médersas où elle assista aux conférences des grands chaykh.. La noblesse de ses origines lui fit ouvrir toutes les portes ; du reste, les dignitaires chîtes la reçurent avec beaucoup d’égards !
Elle avait gardé des jours qu’elle passa à Mechehad des instants impérissables. Pendant ce temps sa réputation de sainteté s’étendit rapidement. Il arriva que les milieux mystiques de Bagdad la jugèrent ainsi : «D’entre les gens du Coran et de la Tradition, elle était l’ascète la plus avancée de son époque» Et pour beaucoup, elle «fut parmi les personnes les plus intelligentes de son temps» Nulle doute aussi, que d’aucuns la considérèrent comme «le levain de sa communauté à une époque où les siens entrèrent dans une période incertaine pour les uns, chaotique pour d’autres !»
Après la mort de son frère chaykh Aïssa à Karaf en 1178, elle perdit en quelques années ses frères : chaykh Abdellah décédé à Bagdad en 1193 suivi par chaykh Brahim puis chaykh Abdelouahab morts respectivement près de Koufa en 1196 et à Bagdad en 1197.. Quant à chaykh Abdelaziz sa disparition aurait eu lieu à Bagdad vers la fin de l’année 1200 ; il fut remplacé à la direction de la Tariqa Qadriya par son fils chaykh Sidi Mohammed el-Hannak dès les premiers jours de 1201.(*)
(*) – A partir de cette époque, de nombreux descendants de grands maîtres de la Voie, choisirent d’essaimer à travers le monde de la Vraie Religion. Par la suite, la postérité de chaykh Brahim et celle de chaykh Abdelaziz se fixèrent en Andalousie, avant d’émigrer à Fes et à Tlemcen après la chute de Grenade en 1492. De là date, dans l’histoire du Maghreb, la chute du dernier royaume musulman d’Espagne, ensuite de la découverte de l’Amérique ainsi que l’expulsion, à une grande échelle, des juifs d’Espagne après ceux d’Angleterre, de France et d’Allemagne entre autres.
Certains hagiographes rapportaient, qu’après la mort de son frère aîné, Dawiya el-Wassila se rendait souvent au sanctuaire de son père. Elle passait de longs moments à prier sur sa tombe. Or une nuit, alors qu’elle venait d’achever, pour la troisième fois de suite, la récitation complète des soixante versets du Livre Révélé, elle finit de s’assoupir au pied du cénotaphe béni. Sans que la volonté de la sainte y ait aucune part, il advint alors que Sidi Abdelkader se présenta dans son esprit :
«- Dawiya, tu dois aller vers le couchant et ouvrir notre Voie à nos frères en Dieu. La cité d’Abû Madyan Choaïb t’accueillera comme elle l’avait fait pour mon ami ; c’est la patrie des aimés d’Allah !»
Nul ne sait avec certitude quand la sainte fille du fondateur des Qadriya rejoignit Tlemcen. Nous adhérons, en ce qui nous concerne, à l’opinion de ceux qui avancent la date de la fin de 12O1, ceci pour une raison qui nous semble évidente : le Chaykh al-Akbar Mahieddine Ibn Arabi visita deux fois notre ville, en 1194 d’abord, puis quelques temps plus tard, entre 1200 et 1201 sur le chemin de Fes vers Bedjaïa. Or il ne fait nulle mention dans ses œuvres de la présence dans la cité, de Dawiya al-Wassila !
A l’évidence, même si Abdelkader Djilani n’avait pas encore de sanctuaire ou de mosquée portant son nom il fut, à proprement parler, dignement représenté par sa fille. Dès son arrivée, elle ne se trouva jamais solitaire à Tlemecn. Partout où elle allait elle fut reconnue et aimée «parce qu’elle portait le poids de son message fait de cette ferveur à croire qu’à la fin de nos péchés la porte de ’l'Ultime Pardon» s’ouvrirait toute grande pour nous accueillir tous tant que nous sommes»
Bien qu’elle n’eut besoin que de peu de place afin d’accomplir ses œuvres d’adoration, elle finit d’adhérer aux traditions séculaires du pays ; du reste ce qu’on nommera plus tard «el-djemâ» – ou réunion mystique spécifiquement feminine ressemblait aux «samaâ» auxquels elle avait pris part à Bagdad comme à Damas ! D’ailleurs ce qui l’avait frappé les premiers temps à Tlemecn, ce fut incontestablement la «liberté» dans laquelle les femmes vivaient au sein de la société, particulièrement par les responsabilités qu’elles assumaient au foyer ou en dehors de celui-ci et dont l’origine remontait, disait-on, très loin dans l’histoire de la communauté !
Dawiya el-Wassila, du temps où elle étudiait dans la médersa Qadriya, s’était liée d’amitié avec une jeune fille de son âge originaire des environs de Sanâa au Yemen. Celle-ci y avait connue, une vieille esclave noire «dont la vie tout entière était remplie de contemplations et de prières intenses. Et quoique son influence spirituelle fut grande elle ne dévoila jamais son «maqam» ; elle garda le secret sur son rang dans la hiérarchie du Tasawwuf ! «- Chez nous, plus qu’ailleurs, lui dit-elle un jour, une femme ne peut lire le Coran qu’à fleur de lèvres tant il nous était interdit de le lire à haute voix. Je l’avais fait une fois alors que je me trouvais dans une assemblée de femmes. Cela avait suffit pour que toutes, d’habitude si volubiles et la mine ouverte, se fermaient à mon approche. Je reçus par la suite des sœurs ou des épouses de fouqaha qui m’invitèrent poliment mais fermement à ne plus me mêler de ce qui n’était pas de mon ressort comme si on voulait nous faire admettre que notre religion était exclusivement une affaire d’hommes !»
Au cours de ses voyages dans de nombreux pays Dawiya al-Wssila avait vu des Awliya Allah se déplacer dans les airs ou sur l’eau, d’autres qui parcouraient rapidement de grandes distances, ceux qui subsistaient sans nourriture, pendant que certains disposaient de la perception de lire dans les âmes, ainsi que plusieurs choses que l’on racontait sur les saints ; cependant elle gardait le silence sur tout cela. En outre elle avait souvent constaté, tout au long de son expérience mystique, que des personnes donnant parfois l’illusion d’être des hommes de sagesse manifestaient à la moindre occasion une hostilité systématique à l’encontre des femmes pour quelques raisons que ce soit ! «Ce fut pourquoi, du reste, la plupart des saintes cherchèrent refuge, au cours des siècles, dans la vénération populaire !»
Dans sa nouvelle vie au cœur de cette ville qui l’avait accueillie à bras ouverts, elle avait l’impression qu’elle y avait toujours vécue ! «Son état spirituel devenait de plus en plus puissant. Elle servait les initiés et suivait la Voie avec une sincérité inflexible Vouée à l’exaltation de la Majesté Divine elle n’accordait aucune valeur à elle-même !»
Très proche des gens elle répondait à toutes les sollicitations, priait pour chacun et partageait avec tous le bonheur de s’approcher chaque jour davantage du Créateur, Allah le Miséricordieux, le Maître des cieux et de la terre !..L’affection qu’elle suscitait au coeur des femmes et des hommes fut si profonde qu’on lui donna désormais le nom de Lalla Setti ! (*)
(*) – Ces deux termes d’origine berbère ont approximativement le même sens : «ma chère» ; ajoutons,toutefois que Setti est un prénom féminin employé depuis des temps immémoriaux :
- A Alger, il existait à Ruisseau une mosquée, construite vraisemblablement vers 1660, appelée Mesdjid Setti Meriem. Cette sainte femme appartenait à une famille aisée ; elle consacra une partie de sa fortune à ce lieu de prières et de savoir dont elle fut «maqadma». Cet édifice sera démoli par l’admiration française durant les premiers temps de l’occupation en 1837.
- Au printemps, les dévots d’Alger, de Blida et des contrées environnantes «venaient à Meliana baiser avec une grande révérence la châsse (catafalque) de Sidi Ahmed Benyoucef El-Meliani, le saint tutélaire de cette cité. Né près de Mascara vers 1433 semble-t-il, il mourut en 1524 ; parmi ses quatre épouses il y avait une qui s’appelait Setti Bent Amr el-Maschrati. (Certains auteurs coloniaux – si justement appelés «le tout venant» – prétendaient qu’il s’agissait de la sainte Lalla Setti el-Wassila Dawiya Bent Sidi Abdelkader Djilani (née vers 115O à Bagdad et morte à Tlemcen au début du XIII ème siècle !)..
- Hadj Mohammed Ben M’Saïb (1689? – 1768) dans son magnifique chef-d’œuvre, écrit en 1747 à Aïn el-Houts, «Ô amis d’Allah secourez le traqué» consacra quelques vers, que nous citerons plus loin, à Lalla Setti.
- Dans «Ya daw a’yâni» le barde aveugle Boumédiène Bensahla, en citant un grand nombre de prénoms féminins, «plus charmants les uns les autres», associe par une sorte de «dévoilement poétique» le terme de Setti à celui de Rabéâ!
Lalla Setti enseignait aux femmes qui venaient la consulter, pour finir du reste par devenir ses disciples, que «le Livre d’Allah, la Chariâ, et la Sunnâ prophétique demeuraient les piliers de la connaissance ; il n’était nul besoin d’aller chercher ailleurs pour trouver les fondements de l’enseignement soufi, sa pratique et son inspiration.»
Elle insistait auprès de ces femmes afin «qu’elles soient exemplaires et qu’elles ne négligeraient rien pour le devenir !» Elle assurait également «que toutes prières dites dans la sérénité comme dans la douleur, étaient bonnes parce qu’elles allégeaient le cœur et soulageaient l’âme des fidèles !»
Qui nous empêche de tenir pour vrai qu’au terme de sa vie Lalla Setti «avait un cœur fort et pur, ainsi qu’une noble énergie spirituelle !». Parmi les êtres qui bénéficièrent de la Karama Divine «on rencontrait rarement quelqu’un qui possédait une telle maîtrise de son âme !». Dieu l’avait doté d’une «Baraka immense et d’une sérénité inimaginable». Qui oserait nier qu’elle disposait du don «d’exprimer les pensées des autres». Certains initiés affirmaient que ses pouvoirs étaient véridiques. Celles et ceux qui l’avaient approchés assuraient l’avoir vu accomplir bien des merveilles !
Interrogeons l’histoire afin de rappeler les évènements marquants de l’époque : à la réflexion les temps étaient pénibles pour tout le Maghreb musulman. En effet de 1184 à 1210 les Banû Ghania de triste mémoire semèrent durant près de quarante ans la mort et la désolation partout. En 1212 la défaite subie par notre marine à Las Navas de Tolosa allait faire entrer la dynastie Almohade en régression. Après la mort du sultan Mohammed Nacir en décembre 1213, son fils Youcef el-Mountacer le remplaça à la tête de l’empire ; malheureusement ce n’était encore qu’un enfant ; il mourut en 1223 !
Pour tout dire, nous ignorons la date exacte du décès le Lalla Setti ; cependant, nous nous rangeons du côté de ceux qui la fixent autour de 1222, c’est-à-dire durant ces évènements difficiles que nous venons d’énumérer. Ainsi, environ huit cents ans après sa disparition, la sainte fille de «sidi Abdelkader moula Bagdad veille toujours sur le pays et les gens (el-blad wal îbâd)». Comme chacun le sait, la qûbba de Lalla Setti se trouve au bord de la falaise, sur le majestueux plateau dominant Tlemcen et qui porte le nom de notre vénéré sainte : une sociologue nous en a laissé la description suivante :
«- L’édifice était composé de deux pièces ; l’une d’elles, surmontée d’un dôme recouvert de tuiles, abritait le cercueil de Lalla Setti drapé de velours vert» finement brodé de fils d’or et d’argent. De nombreux objets votifs, offerts sans doute en vertu d’un vœux exaucé, remplissaient l’endroit : aux coins des murs étaient rangés des étendards lourds de poussière ; deux vieux candélabres maculés de cire portaient encore des moignons de chandelles ; étalés sur le sol des tapis ainsi que des couvertures usés jusqu’à la trame s’offraient aux visiteurs.. A l’entrée de la qûbba, une gardienne âgée attendait les heures de prières tout en égrenant son chapelet. Dehors se trouvait un modeste cimetière entouré d’un vaste espace.
Lalla Setti arrive en deuxième position après Sidi Boumédien Choaïb, dans le coeur des habitants du pays. Au cours des siècles de nombreux savants, certains venus de loin, avaient choisi ces lieux bénis afin d’accomplir «leur période de kheloua» pour vivre de prières et de dévotions en quête de bénédictions divines. (*)
(*) A titre d’exemple citons le grand prédicateur Mohammed Ben Iça dit el Bettiouy cousin maternel du professeur Saïd el Maqqary s’y retira au début de sa vocation religieuse (comprendre : son entrée dans la Voie). Cet homme de Dieu, longtemps muphti de Tlemcen, mourut à la Mecque où il fut enterré.
Ce modeste monument serait daté de la fin du XIIIème siècle ou du début du XIV ème. Fut-il pris pour modèle dans la construction du sanctuaire de sidi Hafif Tilimsani (1213-1291) situé à Terny ? Tout nous le laisse croire ! Sans aucune prétention architecturale, ces hauts lieux de mémoire portent témoignage, par leur simplicité, de l’humilité de nos grands savants en l’honneur desquels ils furent construits.
Lalla Setti, grâce à la Baraka qu’Allah lui aurait accordée est sollicitée par tous, plus particulièrement nos femmes qui «ont avec elle des liens basés sur la relation personnelle, sans aucun intermédiaire.»
Dans ses mémoires le grand leader de l’Algérie libre, Hadj Ahmed Messali écrit, en page 21 : «- Chaque année les tlemcéniennes sortent en famille à la ’rencontre du printemps» en grimpant la colline qui conduit à la qûbba blanche de Lalla Setti. Là, elles prennent le café ou le thé en mangeant des gâteaux au miel. Du plateau qui abrite le mausolée on a une vue splendide ; des forêts d’oliviers, d’immenses domaines de verdure s’étendent sous le ciel bleu les voyageurs s’arrêtent pour admirer ce paysage impressionnant de grandeur et de beauté. Après le thé les tlemcéniennes font des vœux (d’intercession) à Lalla Setti pour que leurs enfants, leur mari et toute la famille restent en bonne santé et trouvent de quoi améliorer leurs moyens d’existence !»
De l’élégant belvédère on devine la cohabitation des villes qui furent successivement édifiées depuis des millénaires : Agadir, puis Pomaria, Tagrart jusqu’à Tlemcen de nos jours, sont autant de pans de l’histoire de notre noble cité «et Lalla Setti n’en représente que davantage la permanence de ce passé hautement prestigieux» !
Que de fois nous nous sommes tenus au bord de la célèbre falaise, au dessus des rumeurs de la ville, pendant que le poème immortel de Hadj Mohammed Ben M’Saïb (nous l’avons cité plus haut) remplissait notre mémoire :
Je te salue Lalla Setti
Toi la vigie du pays
Tu intercèdes pour les hommes
Tu es la sultane des femmes
Ta demeure est au sommet du Djebel
sise sur (de solides) rochers
Salut à toi el-Wassila
Qui veille sur Tlemcen.
31 mai 2010
Religion